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Histoire
par Sylvain Boulouque le 19 juillet 2025

PAGES D’HISTOIRE N°97

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Kampuchéa démocratique, stade suprême du communisme…

Il y a cinquante ans, les Khmers rouges entraient dans Phnom Penh, anniversaire qui marque le début d’un crime de masses réalisé dans un silence abyssal. Depuis, l’histoire du Kampuchéa démocratique est mieux connue, même si les archives n’ont pas encore été toutes exploitées, les témoignages ont permis d’accéder à la réalité sur un massacre de masses dans lequel entre 1,7 et 2,3 millions de personnes ont disparu. Quelques ouvrages permettent d’accéder une meilleure compréhension du régime, de la nature de ses exactions, des mutismes qui l’ont entouré et de la difficile construction de la mémoire des crimes contre l’humanité.




Le roman de Soth Polin a paru une première fois en 1980. Ce véritable coup de poing littéraire et politique est aujourd’hui réédité, augmenté de remarquables illustrations de Séra. La violence froide et crue décrit parfaitement le Cambodge d’avant les Khmers rouges. L’ouvrage se compose en deux parties écrites à deux périodes différentes. La première date de 1967 et a été rédigée en khmer, la seconde écrite en français a été publiée dix ans après. C’est l’histoire d’un homme désabusé qui ne croit plus en rien, somme tout plus nihiliste qu’anarchiste. Misanthrope, misogyne, autodestructeur, il collectionne les aventures, se moque de tout. Les pulsions de mort sont omniprésentes comme des signes avant-coureurs de la catastrophe qui s’annonce, la destruction semble l’emporter, mais Soth Polin ne la transforme pas en argumentaire politique. Il ne se l’applique qu’à lui-même. Le second volet est simplement désespéré, l’auteur devenu chauffeur de taxi en exil à Paris renverse une jeune femme et plonge dans un long soliloque sur la situation politique du Cambodge dans lequel il pointe le triomphe inexorable des Khmers rouges, la complicité du monde occidental comme s’il n’y avait rien à espérer.




Le silence est au centre du livre de Richard Rechtman. Il s’agit du silence initial des victimes. La première version de l’ouvrage de Richard Rechtman a été publiée en 2013. Elle est aujourd’hui augmentée d’une substantielle préface de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la Première Guerre mondiale et qui depuis a ouvert son champ d’étude au génocide au Rwanda. Il y présente l’auteur psychiatre et anthropologue, parlant le khmer qui n’a pas écrit ses mémoires pour de pas s’approprier la parole des autres. Richard Rechtman restitue de manière magnifique le long travail qu’il a conduit lors de ses séances d’analyses avec souvent des victimes et quelquefois des bourreaux. Récit à la première personne dans lequel il livre à la fois le processus de déshumanisation et surtout explique la résistance de survivantes. Après la surprise du 17 avril 1975, lorsque les soldats de l’Angkar ont vidé Phnom Penh de sa population et que cette dernière a été contrainte au travail forcé. Une jeune femme décrit le calvaire subit, le processus de déshumanisation : le quasi-esclavage dans lequel ils étaient réduits, l’obligation de vivre au milieu des cadavres, les cours de formation, les micros au son nasillard répétant les slogans du régime. Il s’agissait de transformer les êtres vivants en morts et de réduire leurs cadavres à des déchets. C’est là que la résistance prend forme. Il décrit dans des pages absolument magnifiques la résistance physique, mais surtout intellectuelle, voire spirituelle des habitants. Les corps ne semblent plus être que des enveloppes décharnées, l’important est de vaincre la contrainte, la violence, la mort par l’esprit. Le régime peut tuer des personnes, il ne peut pénétrer au tréfonds de leur esprit. L’emprise disparaît quand le régime chute après l’invasion vietnamienne de 1979. Les survivantes symboliquement brûlent leur karma, avant de connaître l’exil.




Des scènes analogues se rencontrent dans l’ouvrage de Rithy Panh et Christophe Bataille. Ils proposent l’édition définitive de L’Élimination, issue en partie du film de Rithy Panh sur Duch, le maître des forges de l’enfer. Le livre est à l’intersection entre le témoignage des victimes et une tentative de compréhension de la personnalité du bourreau. Ils analysent la relation complexe que Panh a entretenue avec le dirigeant de la prison S21. Dans un regard croisé, il évoque son propre passé sous le joug des communistes et l’attitude de Duch, ses justifications, ses silences autour de son rôle de tortionnaire. Il met en regard son asservissement et l’attitude de Duch, le comparant aux autres tortionnaires des autres régimes totalitaires. Là où Duch n’était qu’une machine froide, Rithy Panh livre toute son humanité, il souhaite même qu’on lui rende sa liberté après son jugement, malgré la froideur du militant qui finalement n’a rien abjuré.




Anne-Laure Porée s’est plongée dans des matériaux en partie inédits. Les prises de notes des formations que Duch dispensait aux gardiens de la prison de Tuol Seng.
L’ouvrage permet de restituer les logiques de la formation des cadres de la police secrète. Quel que soit le totalitarisme, les bourreaux d’une manière générale cherchent à déshumaniser leurs victimes, pratiquant la torture, l’humiliation, l’injure, le secret. Ces caractéristiques communes existent avec les autres régimes totalitaires comme le secret. Dans le communisme, il s’accompagne d’un processus particulier. Les hommes en noir, comme les tchékistes, appartiennent à une élite – fonction néanmoins qui peut à tout moment être remise en cause, si le cadre manque à ses fonctions. Ils sont le sommet de la pyramide, l’épée et le bouclier du régime, la première ligne de front du combat. Dans les interrogatoires, l’autobiographie de l’accusé joue un rôle central. De même, la politique demeure centrale, interroger le prétendu coupable à un sens. Il s’agit de montrer la supériorité du Parti et de purifier la société pour ne conserver que les meilleurs révolutionnaires.
À lire les consignes et instructions, ces méthodes sont les mêmes que celles élaborées par le NKVD en URSS ou le Guoanbu en Chine comme une continuité amplifiée d’un système qui aurait atteint son apogée dans un immense continuum initié en 1917 et dont l’Angkar a été l’apogée.

Richard Rechtman
Les Vivantes. Phnom Penh 1975
CNRS éditions 2025, 150 p. 11 €

Soth Polin
L’anarchiste
La Table ronde 2025, 248 p. 26 €

Rithy Panh et Christophe Bataille
L’élimination
Grasset 2025, 272 p. 22 €

Anne-Laure Porée
La langue de l’Angkar
La Découverte 2025, 256 p. 20 €
PAR : Sylvain Boulouque
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