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Littérature
par Sylvain Boulouque le 23 mars 2025

PAGES D’HISTOIRE N°81

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L’histoire soviétique sujet de roman.

La littérature peut parfois être un excellent complément à l’histoire permettant de restituer ce que les historiens, faute de sources, ont du mal à formuler.

Les éditions Gingko ont eu l’excellente idée de rééditer deux livres de Boris Pilniak dans des traductions revisitées : L’Année nue et Récits d’Orient. Pour mémoire, Boris Pilniak est né en 1894. Il meurt victime de la grande terreur en 1937. Il commence ses débuts dans la littérature lorsqu’éclate la Révolution puis que les bolcheviques prennent le pouvoir. En 1918, il est arrêté quelques semaines par le nouveau pouvoir. Finalement relâché, il s’installe dans une communauté paysanne proche du mouvement libertaire. Il poursuit sa carrière d’écrivain publiant en 1921 un roman passionnant sans concession décrivant la violence de la guerre civile en 1919 dans une ville imaginaire où les membres d’une même famille s’affrontent entre les révolutionnaires et les autres. Le village voit arriver les hommes en veste de Cuir (métaphore qu’utilise aussi Vladimir Zazoubrine, dans Le Tchékiste que les éditions Bourgois ont enfin réédité en poche) qui installent un ordre nouveau dans la ville…




En 1922, le pouvoir n’est pas encore trop regardant sur les œuvres littéraires, surtout que l’année nue peut passer pour ce qu’elle n’est pas une allégorie de la révolution. Ce n’est plus le cas en 1926 lorsqu’il écrit Conte de la lune non éteinte où il décrit la nature du régime. Passé à travers les mailles du filet, le texte est publié avant d’être censuré. Pilniak est décrié. C’est alors qu’il est envoyé décrire la situation en Asie. Il en revient en éditant un recueil de nouvelles sur la Chine et le Japon rassemblées sous le titre Récits d’Orient.




Le contrôle tatillon du Glavlit (la censure) pour les récits s’effectuant alors après la parution. Il est violemment attaqué par la presse du Parti pour ne pas avoir compris la nature de l’affrontement de classe en Asie où peut-être et surtout avoir écrit un roman sur la situation et non pas avoir fait une apologie de la lutte des classes au Japon et en Chine. Son évocation des steppes de Mongolie est surtout une ode à peine maquillée à la liberté de circulation. Cette liberté de création fait que Pilniak n’a jamais respecté le pouvoir.




Gueorgui Demidov a approché au plus près la réalité du système soviétique. Le physicien issu de la petite classe moyenne pétersbourgeoise, devenu un inventeur de talent aux côtés de Lev Landau, le physicien de Kharkov. Arrêté en 1937, il est déporté en Sibérie l’année suivante. Il rencontre Varlam Chalamov, l’un des autres grands témoins de l’univers concentrationnaire communiste. Les deux hommes, mémoires vivantes des camps, ont des relations conflictuelles, n’ayant pas la même vision de la création littéraire. L’un comme l’autre, même après leur libération des camps, ont été pourchassés par les services de sécurité soviétiques, leurs œuvres représentant des preuves vivantes de l’inhumanité du régime. Si les textes de Chalamov sont demeurés accessibles au public, ceux de Demidov étaient tombés dans l’oubli, après une traduction en français en 1991. L’association, le Retour, fondée par d’anciens déportés, a décidé de publier ses œuvres complètes. Ce recueil de cinq nouvelles analyse la violence de l’univers concentrationnaire tout en conservant un espoir infini dans l’humanité. Par exemple, cette littérature en général voit les « blatnoï » (truands) comme faisant régner la terreur parmi les autres déportés et finalement étant les agents indirects des gardiens. Demidov les présente avec humanité et humour. Malgré la dureté des conditions de vie, son écriture entretient l’espoir d’un changement, les hommes bien que contraints par le système arrivent à s’en échapper tout en montrant l’absence totale d’humanité de ce régime.




Sergueï Chargounov n’est pas un écrivain que l’on peut qualifier de sympathique. C’est un ancien proche de l’écrivain ultranationaliste Édouard Limonov, il est devenu député communiste et est, aujourd’hui, un des thuriféraires du régime poutinien. Il n’empêche que son livre raconte une histoire passionnante pour comprendre le système actuel. Il propose avec ce récit une mise en perspective de l’URSS vue du côté du pouvoir. Sous les bolcheviques « les avantages liés à la fonction » pouvaient disparaître du jour au lendemain et le héros d’hier se transformer en ennemi du peuple finissant dans un camp ou dans une cave du NKVD. Au sein d’une même famille, les uns peuvent connaître la gloire, et les autres, la déchéance. C’est cette complexité que retrace l’auteur dans la première partie de l’ouvrage. La seconde consacrée à la fin de l’URSS témoigne de sa nostalgie pour le régime. En regardant ses ancêtres, on comprend mieux pourquoi. La famille Guerassimov fait partie d’apparatchiks qui pour certains sont devenus aujourd’hui des oligarques. Son arrière-grand-père officier tsariste s’est rallié au régime. Sa grand-mère était une des promotrices du réalisme socialiste. C’est une des instructrices du procès d’abord littéraire intenté à l’écrivain Boris Pasternak. Il en profite pour décrire cette bureaucratie intellectuelle où l’on croise d’authentiques serviteurs de Staline, comme Alexandre Fadaïev, le premier conjoint de la grand-mère, mais aussi des écrivains vite maudits comme Ossip Mandelstam ou Inna Gorenko, la sœur de la poétesse Anna Akhmatova. Le portrait de la grande tante, Mariana Guérassimova, explique aussi en partie son attachement au régime : elle a travaillé pour le NKVD avant d’être déportée en Sibérie et réhabilitée. Élément amusant : le père de l’auteur est un mouton noir dans le régime, il est devenu prêtre orthodoxe et dissident. Mais le nationalisme russe contemporain fait fusionner les anciens tchékistes et les orthodoxes. Expliquant ainsi les positions de l’auteur. Son récit est à prendre pour ce qu’il est une histoire du pouvoir soviétique vue par ses dirigeants.




La Seconde Guerre mondiale, très présente dans le livre de Chargounov, est au centre du livre de Polina Barskova. Ce recueil de nouvelles de la poétesse et militante féministe, exilée aux États-Unis, propose à travers une visite imaginaire de l’Hermitage, le principal musée de Leningrad / Saint-Pétersbourg, un retour dans cette ville. Son livre évoque les grands thèmes de la littérature russe. On retrouve des hommages appuyés à Pouchkine, de La Dame de pique au Nez, à Anna Akhmatova en passant par Andrëi Biely l’auteur du mystérieux roman Petersbourg, qui y décrit la folie traversant la ville lors de la révolution de 1905 où le fils révolutionnaire doit tuer le père haut fonctionnaire – signalons au passage que le livre vient d’être réédité en poche (Les Syrtes, 2025, 572 p. 13,50 €). On retrouve des traces des révolutions, de la Grande Terreur, mais surtout du Blocus, le siège de la ville entre 1941 et 1944 qui fit un million de morts. Dans les nouvelles, elle évoque les habitants subissant les assauts allemands et les moyens de survie, à l’image des habitants cultivant des choux dans les jardins de la ville pour ne pas mourir de faim. Deux amoureux se retrouvent dans le musée pendant le siège, ils se livrent à une déambulation dont ils savent qu’elle est peut être la dernière tellement ils sont tiraillés par la faim, les menaces de l’annexion de la ville par les nazis et les risques de la répression stalinienne. La visite devient un moyen d’évasion. Cette description du passé est une réflexion sur l’enfermement, comme un écho de la période soviétique au silence qui traverse la Russie actuelle.

Boris Pilniak
L’Année nue et Récits d’Orient
Ginkgo 2024 300 p. et 126 p. 12 € chaque.

Gueorgui Demidoc
Merveilleuse planète
Les Syrtes 2025 266 p. 22 €

Sergueï Chargounov
Les miens
Éditions du Canoë 2024 422 p. 23 €

Polina Barskova
Tableaux vivants
Noir sur Blanc 2025 190 p. 21 €

PAR : Sylvain Boulouque
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