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Littérature
par Sylvain Boulouque le 8 septembre 2024

PAGES D’HISTOIRE N°64

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Juifs de France et montée du nazisme

Les essais consacrés aux rapports des Juifs de France face à la montée du nazisme puis à l’occupation permettent d’approfondir des éléments restés peu connus.

Jérémy Guedj propose d’analyser les inquiétudes des Juifs de France entre la montée du nazisme et le début de la Seconde Guerre mondiale. Il fait suite à son ouvrage Le Miroir des désillusions. Les Juifs de France et l’Italie fasciste (1922-1939) Ed. Garnier, 2011. Dans ce premier livre, il avait souligné une certaine bienveillance, variable selon l’inclinaison politique, d’une partie des Juifs français face à l’Italie fasciste des années 1920 qui est stoppée nette avec les lois antisémites de 1938. Tel n’est pas le cas, avec le nazisme.




Si l’Allemagne a été vue comme le pays de Mendelssohn, le regard change en 1933. Originellement, la montée du nazisme est perçue comme un phénomène analogue à ce qui s’est passé en France lors de l’Affaire Dreyfus avec l’espoir de voir les ligues et les antidreyfusards disparaître du champ politique. Il s’agit évidemment d’une erreur de lecture. Très vite, la majeure partie des Juifs français se montre particulièrement méfiante et inquiète – contrairement à une image d’Épinal – et celle-ci ne repose pas uniquement sur la seule dimension antisémite mais sur la menace sur les libertés qui sont supprimées outre-Rhin. Certains espèrent voir la prophétie biblique s’accomplir. Dans le livre d’Esther, Haman veut détruire et éliminer les Juifs de l’Empire perse et est finalement éliminé par Esther et Mardochée. Ils tentent à plusieurs reprises d’alerter des menaces qui pèsent. Pour nombre d’intellectuels juifs, une partie des institutions juives et un certain nombre de religieux, ils soulignent devant l’opinion française et internationale la menace grandissante. Ces avertissements sont variables en fonction des opinions politiques et ont eu comme conséquence une dispersion de l’action. Les réactions à l’assassinat de Ernes von Rath, l’un des secrétaires de l’Ambassade d’Allemagne par Herschel Grynszpan, l’illustrent, allant du soutien affiché à l’attentat au refus de la réponse individuelle. Ce même éventail politique se retrouve lorsque les menaces de guerre se précisent. Les Juifs français ont eu la même attitude que le reste de l’opinion. Reste chez les Juifs français une confiance absolue dans les institutions et dans le pays de l’émancipation, du décret Crémieux et de la victoire des dreyfusards. C’est cette France qui s’effondre en 1940.




Annette Becker poursuit le sujet en montrant que les Juifs de France ont vécu le régime de Vichy comme une trahison. Elle étudie à la fois les espoirs des Juifs de France et des réfugiés Juifs arrivés en France. Elle illustre son propos par la vie du peintre Otto Freundlich. Né en 1878 à Stolp en Allemagne dans une famille juive convertie au protestantisme. Après le baccalauréat, il poursuit des études d’art, il voyage à travers l’Europe et commence à sculpter et à peindre après son séjour à Paris où il a notamment rencontré Pablo Picasso, Guillaume Apollinaire et Georges Braque. Il s’installe à Berlin et se lance dans la peinture. Très vite, il devient une figure montante de l’art abstrait où il multiplie les expositions avec Max Ernst. Freunlich occupe une place centrale participant à de nombreux salons et associations avant-gardistes comme le Bauhaus. La prise de pouvoir par Hitler l’oblige à quitter l’Allemagne. Ses œuvres sont considérées par les nazis comme des tenants de « l’art dégénéré » et sont saisies. De France, Freundlich continue à travailler et voyage à travers l’Europe où il expose dans les grands centres d’art contemporain. La trahison de la France commence lors de son internement au camp de Gurs, il est interné comme allemand. Libéré en 1940, ses amis lui proposent de s’installer en Suisse, ce qu’il refuse. Varian Fry, le journaliste américain qui a organisé le Comité de sauvetage d’urgence n’arrive pas à l’exfiltrer vers les Etats-Unis. Aidé financièrement par René Char et Picasso, il est, après l’invasion de la zone sud, caché par une famille de paysans de Saint-Paul-de-Renouillet. Dénoncé, il est de nouveau interné à Gurs avant d’être transféré à Drancy puis déporté à Sobibor par le convoi 50 transportant 937 hommes et 66 femmes, où il est assassiné le 9 mars 1943. Derrière cette biographie, Annette Becker cherche à montrer les liens qui unissaient les Juifs et la France, qui représentait l’ouverture culturelle, le brassage des idées et des hommes. Elle insère des analyses sur les expériences d’autres Juifs qui en raison de leur confiance absolue en cette France à l’image de Pierre Ignace, le grand-oncle de l’auteure, arrêté le 12 décembre 1941 dans la rafle dite des notables, dont la correspondance témoigne, comme pour Freunlich, de son attachement à une certaine idée du pays des droits de l’homme. Comme Robert Desnos, par la suite, il est interné à Compiègne puis déporté à Auschwitz-Birkenau. Poursuivant la pérégrination mémorielle, l’auteure analyse le sort des juifs internés au camp de Rivesaltes qui sont transférés à Drancy entre l’été et l’automne 1942. Déconstruisant le chemin de la trahison, elle veut montrer comment certains autres artistes et Juifs étrangers trop confiants dans la France ont été d’abord internés dans les camps de la honte comme le camp de Reillanne, à l’image d’un autre poète surréaliste, Benjamin Fondane, puis à Drancy et enfin déporté majoritairement à Auschwitz-Birkenau.




Les souvenirs de Sarah Kofman témoignent aussi de cette confiance. La philosophe spécialiste de Nietzsche était revenue quelques années avant sa mort en 1994 sur son enfance. Son témoignage est aujourd’hui réédité, complété d’un second recueil de texte mémoriaux, Aubiogravures. Elle témoigne de la confiance que son père, né en Pologne et installé en France rabbin d’une petite synagogue des contreforts de Montmartre témoignait dans le pays des droits de l’homme. Le père est arrêté le 16 juillet 1942 par des policiers français avant d’être conduit dans les camps d’extermination par les nazis. Son livre est à la fois le souvenir des années d’attente entre 1942 et 1945, de peur d’être arrêtée à son tour et de clandestinité. Il est prolongé par une réflexion sur la douleur de l’absence et la mort. Témoignage à mi chemin entre l’autobiographie et la philosophie, livre du souvenir et volonté retrouver des traces de l’enfance.


Les Juifs français et le nazisme 1933-1939
Jérémy Guedj
L’histoire renversée
PUF 2024 372 p. 22 €

Des Juifs trahis par leur France
Annette Becker
Gallimard 2024 292 p. 22 €

Rue Ordener, rue Labat
Sarah Kofman
Verdier 2024 238 p. 12 €

PAR : Sylvain Boulouque
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