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Cinéma
par Mireille Mercier et Daniel Pinós le 10 octobre 2023

Les voies jaunes

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Un film de Sylvestre Meinzer



Derrière l’image tranquille des paysages, d’une nature sereine et des scènes de la vie ordinaire, des voix d’anonymes apparaissent et se répondent. Elles racontent ce moment de l’histoire où, revêtu d’un gilet jaune, des femmes et des hommes se sont rassemblés pour exprimer leur colère et leur détermination à changer de monde. Le film est une quête de cette mémoire frémissante, sur une ligne grondante qui va du Havre à Marseille.
Le mouvement des Gilets jaunes démarre concrètement le 17 novembre 2018, quand la contestation prend une dimension massive, avec plusieurs centaines de milliers de personnes qui se rassemblent partout en France, principalement sur des ronds-points, les péages et les barrages frontaliers. Des actions de blocage s’y organisent massivement, obstruant l’accès aux zones commerciales, dépôts pétroliers, ports, etc. Le mouvement est extrêmement disparate et délibérément affranchi des corps intermédiaires (syndicats, associations) et des groupes politiques (partis). Il recouvre toutes les couches de la société sur tout le territoire, rendant visibles les habitants des zones rurales et périurbaines particulièrement reléguées, mais il est aussi progressivement présent dans les grandes métropoles, où se produisent les épisodes les plus intenses de la confrontation avec le pouvoir et les forces de l’ordre.




À côté de l’émergence de plusieurs figures médiatiques du mouvement, les Gilets jaunes s’emparent de la question démocratique, y compris à travers leur propre fonctionnement. Rapidement, les revendications des Gilets jaunes se précisent : pour l’amélioration du niveau de vie, le rétablissement de l’impôt sur la fortune, les questions de justice (sociale, économique, fiscale), la démission d’Emmanuel Macron et l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC).

L’AG des AG
Le film donne une large place à l’AG des AG. Les revendications sont évoquées sur les ronds-points, recueillies dans des cahiers de doléances et votées lors des Assemblées de Gilets jaunes (Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-Les-Mines, etc.) qui rassemblent des groupes de Gilets jaunes venus de toute la France. La première AG des AG du mouvement des Gilets jaunes à Sorcy-Saint-Martin (Meuse), les 26 et 27 janvier, a rencontré un vrai succès. Le groupe des Gilets jaunes de Commercy avait mis le paquet pour un accueil qui a été largement salué. Les valeurs communes contre toutes formes de discriminations (racisme, sexisme, homophobie) est appuyée majoritairement, prenant à contre-pied l’image fascisante du mouvement que tente de faire passer le gouvernement, sans toutefois fermer les yeux sur les difficultés à faire vivre ces valeurs, notamment quand il s’agit de dénoncer clairement les groupuscules d’extrême-droite qui tentent de récupérer le mouvement.
La répression est immédiate. Tandis que les cabanes sont détruites les unes après les autres (et souvent reconstruites), la police utilise massivement du matériel de guerre (grenades explosives), des gaz lacrymogènes et des armes dites non-létales (LBD). Une trentaine de manifestants perdent l’usage d’un œil, et cinq ont une main arrachée. Ces violences policières sont accompagnées d’un nombre d’arrestations record (8 500 après 3 mois), et de multiples condamnations à de la prison ferme.
L’escalade des violences est exacerbée par les médias conventionnels qui sont de plus en plus discrédités par les Gilets jaunes qui y voient le reflet de la violence d’état et de sa dérive autoritaire. De fait, des institutions telles que l’ONU et le Conseil de l’Europe, et des associations comme Amnesty International, critiquent vivement la stratégie du maintien de l’ordre ordonnée par le pouvoir.





Fin 2018, Emmanuel Macron annonce renoncer à la hausse de la taxe sur les carburants et propose des mesures d’urgence économiques et sociales, mais aucune avancée institutionnelle n’est mise en place. Son « grand débat national » apparaît aux yeux des Gilets jaunes comme une mascarade technocratique, dès lors que les concertations populaires qu’eux-mêmes avaient organisées avaient été systématiquement méprisées.
En 2019, de nombreux groupes poursuivent la mobilisation sur les rond-point, les cabanes et les assemblées, tandis que d’autres initiatives solidaires comme les « Maisons du peuple » et les « jardins partagés » sont créés. Les Gilets jaunes se retrouvent dans les manifestations du samedi et rejoignent éventuellement d’autres causes sociales ou environnementales, comme la « Marche pour le climat » en mars 2019 ou celle du 1er mai 2019, sous le slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat ». En définitive, cette mobilisation – une des plus importantes en France depuis la Révolution française – se poursuivra jusqu’au premier confinement lié à la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, alors que quelques ronds-points subsistent, et que des Gilets jaunes ont décidé de s’engager dans d’autres voies, ce mouvement reste un marqueur individuel, mais aussi politique et social pour ceux qui l’ont vécu. Il aura su dévoiler au monde une capacité de résistance hors norme, sous des formes collective et populaire aussi créatives qu’inédites.

« En novembre et décembre 2018, quelque chose d’extraordinaire avait lieu. On ressentait comme un trouble, un bruissement, un dérèglement dans la tranquillité des lignes droites, des parcours tristes, des émissions banales des chaînes d’information continue… Dans la lignée de mes réflexions sur l’histoire des luttes populaires et de leur mémoire sinistrée, je rejoignis différents groupes de Gilets jaunes. Il me paraissait évident que je devais participer à ce moment unique où, en partant des expériences et des besoins de chacun, de la nécessité d’être utile à tous (à commencer par les plus précaires), on redonnait du sens à la vie et à la politique.
Rapidement, je glissais mon gilet dans ma voiture et partis sur les routes avec l’idée de traverser la France en diagonale, du Havre à Marseille. Ainsi, je passais du temps dans les ronds-points et assemblées et je logeais chez ceux qui voulaient bien me raconter leur expérience. Par précautions, j’enregistrais les témoignages en son seul. Mais l’ambiance n’était bientôt plus la même.
Traqués, vilipendés, les Gilets jaunes avaient le sentiment d’être présents sans être autorisés, de parler sous écoute, quelles que soient les précautions prises et les déclarations déposées en préfecture. Mon regard était si imprégné de cette tension que ma lecture du monde s’en trouvait chamboulée.
» (Extrait de l’intention de la réalisatrice Sylvestre Meinzer)

Les voies jaunes
SaNoSi productions
Documentaire / 2022 / 1 heure 41
Sortie en salles : 15 novembre 2023

Le film a été présenté aux États généraux du film documentaire de Lussas, au festival du Cinéma du Réel, à Beaubourg, à l’IDFA International Documentary Filmfestival d’Amsterdam… Le film a été présenté aux États généraux du film documentaire de Lussas, au festival du Cinéma du Réel, à Beaubourg, à l’IDFA International Documentary Film festival d’Amsterdam…

Mireille Mercier et Daniel Pinós
PAR : Mireille Mercier et Daniel Pinós
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