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Cinéma
par Mireille Mercier et Daniel Pinós • le 16 janvier 2023
Alis
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« C’est un film à propos de filles à qui on n’a pas demandé ce qu’elles voulaient être quand elles seraient plus grandes, car on pensait qu’elles étaient déjà condamnées. »
En 2016, les réalisateurs Claire Weiskopf et Nicolas Van Hemelryck sont invités à animer un atelier de film documentaire dans un refuge pour adolescentes de Bogota, par le biais du programme Cinémathèque Rodante, mis en place par la Cinémathèque et de l’Institut des Artes du district.
Un foyer dans la banlieue de Bogotá. Des maisons posées sur un terrain entouré d’une clôture en fer. Dans cet espace, des adolescentes vivent dans une parfaite discipline, pourrait-on dire à la vue des premières images. Le décor est planté, proche du carcéral. Mais très vite, on va comprendre que là, n’est pas le propos des réalisateurs.
Il n’y aura pas non plus d’excursions dans les rues de la ville de Bogotà, les réalisateurs n’ont pas souhaité nous montrer l’enfer des rues, là où ces jeunes adolescentes ont vécu des années, abandonnées, livrées à des violences inimaginables. Non... Nous resterons isolés du monde extérieur au sein de cet internat, véritable bulle protectrice.
Les réalisateurs n’ont pas voulu pour autant victimiser ces jeunes adolescentes en dénonçant explicitement les causes de leur présence dans ce foyer. Non plus… Alors, pour éviter de tomber dans l’écueil de la victimisation, les réalisateurs ont fait appel à l’imagination de ces jeunes adolescentes. Huit d’entre elles vont tour à tour s’asseoir devant la caméra.
Elles ont vécu l’abandon, la rue, la violence, le viol, la faim, la peur, mais au lieu de répondre à des questions sur leur propre histoire, elles vont devoir raconter celle d’une amie imaginaire appelée Alis. Elles dessinent une amie qui est la somme de leurs expériences, de leurs traumatismes et de leurs luttes passées, mais aussi de leurs aspirations, de leurs attentes et de leurs désirs pour l’avenir.
Parfois, il faut s’éloigner de soi et parler de l’autre, pour comprendre notre propre réalité et la dépasser. La caméra ne les enferme jamais dans le rôle de victimes car elles construisent un être d’une fascinante force de résilience que le film accompagne sans cesse avec bienveillance. La photo est magnifique. L’utilisation du procédé de la caméra fixe magnifie ces jeunes femmes et donne une luminosité particulière à leurs récits. Elles ont chacune leur manière de s’exprimer, chacune leur propre look, chacune leur propre personnalité.
Elles sont uniques, car même si leur histoire est sensiblement la même : abandon, violence conjugale, viol, inceste, drogue, prostitution, on devine que le chemin de la résilience sera différente pour chacune d’entre elles. On aimerait penser que les déterminismes sociaux et culturels ne seront pas une fatalité, que leur avenir se construira en opposition au passé, on en doute jusqu’à la fin de ce documentaire construit entre la réalité et l’imagination.
Le pouvoir de l’imagination de ces jeunes adolescentes nous élève au-dessus de leur simple vie dans un exercice universel et libérateur. S’extirper de la réalité, se penser comme une femme libre, surmonter ses traumatismes, sortir de l’impitoyable condamnation sociale, voilà ce qu’on leur souhaite à chaque étape de ce processus psychanalytique, oserions-nous dire.
Les huit adolescentes commencent à parler d’Alis comme d’une amie qui leur ressemble en rien. Une fille à la peau blanche, elle est blonde aux yeux clairs ... Un cliché attendu, pourrait-on dire. Mais irrémédiablement, la réalité viendra très vite au secours de l’imagination. Comment donner vie à des choses que nous ignorons et se penser autre que ce qui nous détermine ?
Et c’est bien là, à la fois la limite de l’exercice et le début du vrai sujet. Le but, c’est de parler et de rêver de soi en parlant et en rêvant d’une autre. Le ton devient plus grave et la construction d’Alis opère comme un transfert. Elles sont huit à nous parler d’Alis, elles sont huit à nous parler d’elles. Alis prend vie, peu à peu, on la voit, on l’imagine.
Le travail de ces huit adolescentes est un travail de résilience. Alis a des rêves, Alis souffre. Alis a vécu des traumatismes indicibles. Alis est de moins en moins « blonde » avons nous envie de dire, entendons nous bien sur le qualificatif de « blonde ». « Blonde » dans l’imaginaire de ces adolescentes, c’est avoir eu la chance d’échapper à toutes leurs souffrances, protégées par une famille aimante et à l’abri du besoin. Malheureusement, ce n’est pas leur cas. Mais raconter la vie d’Alis permet enfin de parler et de rêver de soi en toute liberté.
Selon le co-réalisateur Nicolas Van Hemelryck : « C’est un documentaire où la vérité n’a pas d’importance », même si nous sommes normalement éduqués avec l’idée que le documentaire « c’est des faits, c’est la réalité ». Pour lui : « Nous ne saurons jamais ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, mais de la même manière qu’Alis existe, Alis est réelle même si elle n’existe pas ».
En ce sens, ce film est aussi « une réflexion sur le film documentaire lui-même ». La rencontre des deux cinéastes avec les pensionnaires fut un choc, ils ont trouvé en ces adolescentes « la force, le courage, la résilience, l’humour, l’innocence ».
Le film Alis de Claire Weiskopf et Nicolas van Hemelryck sortira en salle le 25 janvier 2023.
Réalisatrice et journaliste, Clare Weiskopf a passé plus de vingt ans à travailler sur des problèmes sociétaux allant du conflit armé en Colombie et de la violence sexuelle comme arme de guerre à la diffusion mondiale de la musique cumbia. Elle a été deux fois lauréate du prix national colombien du journalisme. Elle est un des membres-fondateurs de Casatarantula et de l’agence de distribution et de promotion DOC:CO.
Nicolas Van Hemelryck, cinéaste primé ayant une formation d’architecte et de photographe. Son travail est une réflexion sur la manière dont nous racontons des histoires qui déterminent notre rapport avec tout ce qui nous entoure. Cofondateur de la société de production Casatarantula et de l’agence de distribution et de promotion DOC:CO.
Le documentaire a été primé au palmarès de la Berlinale 2022 en recevant un Ours de cristal.
À Bogota, ils sont des dizaines de milliers – 110 000 selon l’UNICEF – à vivre dans les rues. Complètement abandonnés par leurs familles, travaillant pour des adultes qui les exploitent ou bien fuguant pour cause de mauvais traitements... ces enfants des rues survivent dans des conditions sanitaires et sociales épouvantables. Une survie d’autant plus menacée qu’ils constituent des proies toutes désignées pour de nombreux trafiquants et pour certaines milices.
Mireille Mercier et Daniel Pinós
Un strapontin pour deux
En 2016, les réalisateurs Claire Weiskopf et Nicolas Van Hemelryck sont invités à animer un atelier de film documentaire dans un refuge pour adolescentes de Bogota, par le biais du programme Cinémathèque Rodante, mis en place par la Cinémathèque et de l’Institut des Artes du district.
Un foyer dans la banlieue de Bogotá. Des maisons posées sur un terrain entouré d’une clôture en fer. Dans cet espace, des adolescentes vivent dans une parfaite discipline, pourrait-on dire à la vue des premières images. Le décor est planté, proche du carcéral. Mais très vite, on va comprendre que là, n’est pas le propos des réalisateurs.
Il n’y aura pas non plus d’excursions dans les rues de la ville de Bogotà, les réalisateurs n’ont pas souhaité nous montrer l’enfer des rues, là où ces jeunes adolescentes ont vécu des années, abandonnées, livrées à des violences inimaginables. Non... Nous resterons isolés du monde extérieur au sein de cet internat, véritable bulle protectrice.
Les réalisateurs n’ont pas voulu pour autant victimiser ces jeunes adolescentes en dénonçant explicitement les causes de leur présence dans ce foyer. Non plus… Alors, pour éviter de tomber dans l’écueil de la victimisation, les réalisateurs ont fait appel à l’imagination de ces jeunes adolescentes. Huit d’entre elles vont tour à tour s’asseoir devant la caméra.
Elles ont vécu l’abandon, la rue, la violence, le viol, la faim, la peur, mais au lieu de répondre à des questions sur leur propre histoire, elles vont devoir raconter celle d’une amie imaginaire appelée Alis. Elles dessinent une amie qui est la somme de leurs expériences, de leurs traumatismes et de leurs luttes passées, mais aussi de leurs aspirations, de leurs attentes et de leurs désirs pour l’avenir.
Parfois, il faut s’éloigner de soi et parler de l’autre, pour comprendre notre propre réalité et la dépasser. La caméra ne les enferme jamais dans le rôle de victimes car elles construisent un être d’une fascinante force de résilience que le film accompagne sans cesse avec bienveillance. La photo est magnifique. L’utilisation du procédé de la caméra fixe magnifie ces jeunes femmes et donne une luminosité particulière à leurs récits. Elles ont chacune leur manière de s’exprimer, chacune leur propre look, chacune leur propre personnalité.
Elles sont uniques, car même si leur histoire est sensiblement la même : abandon, violence conjugale, viol, inceste, drogue, prostitution, on devine que le chemin de la résilience sera différente pour chacune d’entre elles. On aimerait penser que les déterminismes sociaux et culturels ne seront pas une fatalité, que leur avenir se construira en opposition au passé, on en doute jusqu’à la fin de ce documentaire construit entre la réalité et l’imagination.
Le pouvoir de l’imagination de ces jeunes adolescentes nous élève au-dessus de leur simple vie dans un exercice universel et libérateur. S’extirper de la réalité, se penser comme une femme libre, surmonter ses traumatismes, sortir de l’impitoyable condamnation sociale, voilà ce qu’on leur souhaite à chaque étape de ce processus psychanalytique, oserions-nous dire.
Les huit adolescentes commencent à parler d’Alis comme d’une amie qui leur ressemble en rien. Une fille à la peau blanche, elle est blonde aux yeux clairs ... Un cliché attendu, pourrait-on dire. Mais irrémédiablement, la réalité viendra très vite au secours de l’imagination. Comment donner vie à des choses que nous ignorons et se penser autre que ce qui nous détermine ?
Et c’est bien là, à la fois la limite de l’exercice et le début du vrai sujet. Le but, c’est de parler et de rêver de soi en parlant et en rêvant d’une autre. Le ton devient plus grave et la construction d’Alis opère comme un transfert. Elles sont huit à nous parler d’Alis, elles sont huit à nous parler d’elles. Alis prend vie, peu à peu, on la voit, on l’imagine.
Le travail de ces huit adolescentes est un travail de résilience. Alis a des rêves, Alis souffre. Alis a vécu des traumatismes indicibles. Alis est de moins en moins « blonde » avons nous envie de dire, entendons nous bien sur le qualificatif de « blonde ». « Blonde » dans l’imaginaire de ces adolescentes, c’est avoir eu la chance d’échapper à toutes leurs souffrances, protégées par une famille aimante et à l’abri du besoin. Malheureusement, ce n’est pas leur cas. Mais raconter la vie d’Alis permet enfin de parler et de rêver de soi en toute liberté.
Selon le co-réalisateur Nicolas Van Hemelryck : « C’est un documentaire où la vérité n’a pas d’importance », même si nous sommes normalement éduqués avec l’idée que le documentaire « c’est des faits, c’est la réalité ». Pour lui : « Nous ne saurons jamais ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, mais de la même manière qu’Alis existe, Alis est réelle même si elle n’existe pas ».
En ce sens, ce film est aussi « une réflexion sur le film documentaire lui-même ». La rencontre des deux cinéastes avec les pensionnaires fut un choc, ils ont trouvé en ces adolescentes « la force, le courage, la résilience, l’humour, l’innocence ».
Le film Alis de Claire Weiskopf et Nicolas van Hemelryck sortira en salle le 25 janvier 2023.
Réalisatrice et journaliste, Clare Weiskopf a passé plus de vingt ans à travailler sur des problèmes sociétaux allant du conflit armé en Colombie et de la violence sexuelle comme arme de guerre à la diffusion mondiale de la musique cumbia. Elle a été deux fois lauréate du prix national colombien du journalisme. Elle est un des membres-fondateurs de Casatarantula et de l’agence de distribution et de promotion DOC:CO.
Nicolas Van Hemelryck, cinéaste primé ayant une formation d’architecte et de photographe. Son travail est une réflexion sur la manière dont nous racontons des histoires qui déterminent notre rapport avec tout ce qui nous entoure. Cofondateur de la société de production Casatarantula et de l’agence de distribution et de promotion DOC:CO.
Le documentaire a été primé au palmarès de la Berlinale 2022 en recevant un Ours de cristal.
À Bogota, ils sont des dizaines de milliers – 110 000 selon l’UNICEF – à vivre dans les rues. Complètement abandonnés par leurs familles, travaillant pour des adultes qui les exploitent ou bien fuguant pour cause de mauvais traitements... ces enfants des rues survivent dans des conditions sanitaires et sociales épouvantables. Une survie d’autant plus menacée qu’ils constituent des proies toutes désignées pour de nombreux trafiquants et pour certaines milices.
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