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Cinéma
par Mireille Mercier et Daniel Pinós le 16 avril 2022

Algunas Bestias (Quelques monstres)

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Abjection dans une famille bourgeoise

Un film chilien de Jorge Riquelme Serrano





« Algunas Bestias est un miroir, un portrait de la société chilienne. C’est un film douloureux, naturaliste et urgent, qui s’attache à faire réfléchir le public, d’une manière franche et douloureuse. […] Je voulais que l’abus marque transversalement toute l’histoire, comme une espèce de symptôme social dont souffre la société chilienne. On le voit actuellement, il y a un réveil social après des années d’abus. C’est ce sentiment de vivre dans un pays très injuste, abusif sur tous les plans, très inégal, qui, avec une rage accumulée a éclaté en octobre 2019. Il me semblait urgent d’en parler parce que lorsque je regardais les nouvelles, je discutais avec les gens, j’avais la sensation que dans ce pays prospère, avec une précarité interne, une poubelle était cachée sous un tapis très lourd. » Jorge Riquelme Serrano

Une île paradisiaque
Le film se déroule dans une maison isolée sur une île battue par les vents, elle garde le charme du passé avec ses vieux murs de bois. Des couchers de soleil de rêve, une forêt de myrtes dans laquelle on peut se perdre, des plages douces où l’on peut se promener sans croiser personne et une lumière veloutée qui arrondit les objets et adoucit le regard.
Chaullín, une île paradisiaque au large de la côte chilienne de Calbuco, a la forme d’un cœur fendu, qui semble retenir la flèche qui l’a transpercé. On dit dans la région qu’une histoire d’amour ancienne et interdite s’y est déroulée. Une île en forme de cœur brisé, qui ne battra plus jamais.
Algunas Bestias s’ouvre sur un plan zénithal d’une île qui semble idyllique. La famille, un couple marié, leur fille, leur gendre et leurs deux petits-enfants, une fille et un garçon adolescents, arrivent sur l’île. Ils vont passer une nuit dans la maison que la fille et le gendre veulent transformer en entreprise touristique pour des visiteurs argentés en quête de paix et de déconnexion. Un concept écologique sous le label du bio-tourisme, très à la mode au Chili.
Antonio, un bourgeois classique, interprété par Alfredo Castro, ne possède que les biens de sa femme, lorsqu’il se rend compte des intentions de sa fille et de son gendre, il les accuse de l’avoir piégé sous le prétexte d’une invitation à passer la fin de semaine en famille.




Une famille prisonnière
Tout se déroule selon les paramètres normaux de toute famille, où les enfants demandent de l’aide à leurs parents, mais il y a un déclencheur qui fait apparaître la bête qui sommeille en chaque être humain.
Le séjour est prolongé lorsque Nicolás, le gardien et le majordome, effrayé par la famille, décide de s’enfuir avec l’unique bateau qui relie l’île au continent. Victime de harcèlement, de mépris de classe et de maltraitance, Nicolás rend la famille prisonnière de l’île.
Ce groupe d’habitants de la capitale, Santiago, incapable de s’entraider, devra survivre, par ses propres moyens, aux intempéries, au manque d’eau potable et d’électricité. Alguna Bestias nous démontre qu’il n’y a pas d’animal plus barbare que les hommes contraints à l’enfermement.
Ce qui devait être au départ un week-end paradisiaque fait de promenades sous les arbres au bord de la mer et de discussions à la lumière d’un feu de camp, se transforme peu à peu en une rencontre dramatique qui libère les pires pulsions des membres d’une famille bien plus perverse que son apparence raffinée ne le laisse supposer.
Un drame qui commence tranquillement et atteint une transformation monstrueuse. Dans ce thriller insulaire, il est révélé que les situations les plus terrifiantes n’ont pas besoin de fantômes ou d’événements paranormaux, mais simplement d’un groupe de personnes incapables de s’aimer et de se respecter mutuellement.

Un regard sans complaisance sur la famille bourgeoise
Le réalisateur reprend les arguments de l’Ange exterminateur de Luis Buñuel où des membres de la haute bourgeoisie, contraints à vivre ensemble dans un lieu clos, finissent par faire exploser l’expression factice de leur civilité. Jorge Riquelme Serrano maintient un sentiment d’angoisse du début à la fin, presque comme si nous assistions à la représentation d’une tragédie grecque, parfaitement chorégraphiée, dans laquelle l’hypocrisie et la dégénérescence sociales sont au premier plan.
C’est un film politique, un portrait de la société chilienne, il met en scène des affrontements sur l’héritage, les différences générationnelles, les conversations pleines de fiel marquées par le sexisme, l’homophobie et le racisme. Les rapports de classe et les abus de pouvoir génèrent une violence latente.
« Le film raconte l’oppression des femmes, de la classe populaire et aussi la décadence de la bourgeoisie. Il y a plusieurs « couches » de lecture de la domination sociale. Il y a une forme de chantage de la part de l’ancienne génération qui a le pouvoir de l’argent et qui entretient une domination sur les plus jeunes. Cette domination passe aussi par l’inceste et l’abus qui se reproduit certainement de génération en génération. Dans les familles, il y a toujours un secret qui n’en est pas un. » Jorge Riquelme Serrano
Le deuxième long-métrage de Jorge Riquelme Serrano est le portrait morbide d’une famille dont personne ne sort indemne, pas même le spectateur, contraint d’assister à un tableau si répugnant qu’il donne envie de fuir, ce qu’aucun personnage ne parvient à faire.
Attachez vos ceintures de sécurité. Dans un procédé narratif magistral, au lieu d’expliquer la cause et de montrer ses conséquences, le cinéaste opte pour un mécanisme inverse. Dans le comportement des membres de la famille, nous découvrons des attitudes étranges, des gestes déplacés, des réactions exagérées, des actions qui n’ont aucun sens apparent.
L’atmosphère sinistre accompagne chacun des personnages dès les premières secondes du film, elle se combine avec l’asphyxie d’un lieu sans échappatoire, avec l’amère perception que quelque chose de très pervers se cache derrière les humains comme s’il s’agissait de bêtes nuisibles.

L’hypocrisie et la crasse
Ce serait un sacrilège de dévoiler l’intrigue et la scène finale. Le réalisateur aborde les thèmes qui empoisonnent notre société à l’aide de plans qui réduisent aussi l’espace des protagonistes dans un lieu qui, de paradisiaque, devient claustrophobe.
Dans le film, il y a deux parties de cartes qui concentrent toute la tension dramatique. Dans la deuxième partie, l’hypocrisie et la crasse de cette famille de monstres remontent enfin à la surface.
Jorge Riquelme Serrano met l’accélérateur dramatique avec la réaction brutale de la grand-mère à un geste d’apparente innocence : la petite-fille a pris son rouge à lèvres pour se maquiller. Ce geste déclenche un ouragan de colère dont nous comprendrons les profondeurs stagnantes quelques minutes plus tard.
Pour effectuer ce double salto arrière cinématographique et sans filet, le réalisateur s’est appuyé sur une équipe de sept interprètes talentueux. Deux des meilleurs acteurs du cinéma chilien actuel brillent au-dessus de tous : la toujours splendide Paulina García et Alfredo Castro, caméléon glaçant qui joue ici le rôle le plus difficile qu’il ait eu à incarner.

Mireille Mercier et Daniel Pinós
Un strapontin pour deux

Le film a remporté le prix spécial du jury au Festival de La Havane 2019, et la même année, son réalisateur a reçu le prix des nouveaux réalisateurs au Festival de San Sebastián en Espagne.

Sortie en salles le 20 avril 2022





PAR : Mireille Mercier et Daniel Pinós
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