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par Francis Pian • le 19 mars 2023

Des idées et des luttes : Les frères Bonneff

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Innovateurs du reportage social

Les Frères Bonneff, grâce aux éditions Classiques Garnier, nous proposent une passionnante fresque du monde du travail au début du 20ème siècle en France.

Qui sont ces deux frères, qu’ont-ils réalisé ? Deux frères de sang, journalistes, « sillonnèrent la France, carnet de notes en poche. Ils explorèrent les métiers les plus divers, s’initièrent aux techniques, observèrent les modes de vie des travailleurs et des travailleuses, de leurs enfants parfois. Ils accompagnèrent des grévistes, consultèrent des experts, interpellèrent des puissants. Dans les grands quotidiens L’Humanité et La Dépêche de Toulouse, et dans d’autres titres, ils déployèrent généreusement, avec une curiosité inédite, une activité engagée et remarquée », relève Nicolas Hatzfeld, historien.
C’est une des plus belles synthèses du reportage social, rapprochant la presse socialiste des aspirations populaires.

L’ouvrage intitulé Les Frères Bonneff, reporters du travail, publié en 2021 par les éditions Classiques Garnier, regroupe l’essentiel de leurs articles parus dans L’Humanité, entre 1908 et 1914, le journal de Jaurès qui voulait que cet organe de presse soit celui des différentes sensibilités du mouvement ouvrier et non celui d’un appareil…

Se rendre sur le terrain
Les frères Bonneff sont introduits dans le milieu de la presse militante par Gustave Lefrançais et Lucien Descaves, ce dernier les invite à se rendre sur le terrain pour comprendre les ouvriers, un terme générique. Ils se font égoutiers, plongeurs dans un restaurant, verriers. Ils écrivent aussi dans des revues anarchistes, libre-penseuses, toujours pour parler des ouvriers et de leurs conditions de travail. Celui de nuit des boulangers défendus par leurs syndicats. La description de l’action est passionnante. Tout comme est émouvante la vie de souffrances des mousses de Terre-Neuve, embarqués à 16 ans. Souvent leur champ d’investigation est celui des usines de la région parisienne dans le Bas-Meudon, les blanchisseries de Clamart, d’Issy-les-Moulineaux, mais ils enquêtent aussi sur les petites entreprises de fromagerie en Normandie où les femmes travaillent debout dans l’humidité et le froid de 5 heures à 21 heures. Les patrons font preuve de mauvaise foi et de mépris du droit. Tout cela décrit dans un style vigoureux, un brin moqueur à l’égard de ce même patronat, car ils ont confiance dans la solidarité ouvrière et les organisations syndicales.

A la lecture des articles, on retrouve les mêmes propos, à une nuance près, des « dirigeants » d’entreprise de l’époque et de ceux d’aujourd’hui qui estiment que toute réforme sociale est une catastrophe et tout acquis doit être remis en cause, tout cela évidemment avec l’appui du gouvernement. Dans les petites entreprises, c’est pire, il suffit de ne pas respecter le droit du travail et de menacer les ouvriers de chômage. Ceux-ci inorganisés subissent les inégalités, les conditions de travail odieuses. Les deux journalistes soulignent la progression des femmes mais avec un salaire inférieur de moitié à celui des hommes. Vous ressentirez aussi la chaleur près des fours, les odeurs de peaux traitées dans la mégisserie, les tanneries, les maladies telles que la gale du ciment (reportage vers Mantes), la puanteur de l’équarrissage à Aubervilliers, le surmenage pour réduire les coûts salariaux au détriment de la sécurité au travail. Les mesures de protection ne sont pas mises en place, encore une question de fric.

Une approche encore actuelle
Un article intéressant porte sur l’introduction de la machine dans les ateliers avec certes la réduction de ce même surmenage mais aussi celle des embauches. On peut trouver un parallèle avec la révolte luddite en Grande-Bretagne (cf chronique Des idées et des luttes 19 février 2023).

Les frères Bonneff savent aussi sortir de l’usine. Ils dénoncent les conditions de vie et les faibles salaires dans les grands magasins, les bureaux, la fonction publique, les sténodactylographes, les pions des collèges, les travailleurs à domicile. Là aussi, des constats transposables de nos jours. Et l’inspection du travail ? Ignorée, tout comme les rapports établis, le patron est puissant et parfois il sait manipuler ses ouvriers s’opposant violement à l’inspecteur du travail comme à Laignelet en Ille et Vilaine.

Les dangers et les risques sont permanents. Les mains coupées, les brûlures. Le plomb est dénoncé dès 1912 et l’amiante dès 1914 !! « Et quelles poussières ! Filamenteuses comme les poussières de chanvre et de jute, elles adhèrent aux muqueuses et ne sont pas rejetées par la toux. Un ouvrier, qui se savait atteint par elles, disait, en frappant sa poitrine : "Tout ce qui entre là n’en sort plus." »

Ce livre est indéniablement un grand moment de sociologie historique. La question du salaire, celle des conditions de travail, le tout décrit précisément : « Nous décrivons les détails des labeurs pour montrer que les revendications sont légitimes ».

Je reprendrais les propos de Nicolas Hatzfeld : « Dans l’époque d’effervescence sociale et politique qui est celle de leur jeunesse, ils vivent l’expérience assez rare d’un journal qui transforme la disposition des perspectives. Innovateurs du reportage social, ils y confortent la place des travailleurs. »

Tous deux furent tués sur le front, fin 1914, dans l’effroyable boucherie.

Francis Pian

Les Frères Bonneff, Reporters du travail. Éditions Classique Garnier, 2021

PAR : Francis Pian
Groupe Commune de Paris

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