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par René Berthier le 3 mai 2020

L’ Internationale syndicale rouge (2e partie)

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Tentatives de construire une Internationale révolutionnaire avant la Grande Guerre

Première partie
La CGT contre la guerre et la 2e Internationale

Il était évident à tout le monde que la guerre franco-prussienne de 1870-1871 allait être suivie d’une autre guerre. De nombreuses occasions de conflits éclatèrent entre la France et l’Allemagne, qui auraient pu à chaque fois tourner au tragique. La question de l’action à mener en cas de conflit parcourait l’ensemble du mouvement ouvrier européen. Il n’est pas exagéré de dire que les deux protagonistes de ce débat étaient la 2e Internationale d’une part, la CGT française de l’autre, étant entendu que la social-démocratie allemande dominait le mouvement socialiste international et était en fait le seul réel interlocuteur de la CGT.

La mythologie créée autour de la 2e Internationale attribue à celle-ci la fonction d’opposer une vigoureuse action à toute tentative de déclencher un conflit. On a donc qualifié de « trahison » l’incapacité de l’Internationale à réaliser cet objectif. Un examen attentif des faits montre en réalité que la social-démocrate allemande n’avait jamais eu l’intention de s’opposer à la guerre. Le simple constat que les socialistes allemands aient systématiquement refusé de discuter de l’éventualité d’une grève générale en cas de déclenchement d’un conflit entre les deux pays, comme le proposait avec insistance la CGT française, suffirait à confirmer cette hypothèse, si d’autres faits ne venaient encore l’appuyer, comme le vote par le parti social-démocrate allemand, en 1913, d’un crédit de guerre colossal alors même que des meetings se déroulaient en France avec des socialistes allemands jurant qu’ils s’opposeraient à la guerre [note] .

La question de la grève générale en cas de guerre avait été soulevée par le mouvement ouvrier en France, avant même la fondation de la CGT. En 1893 eut lieu à Paris un congrès convoqué par les Bourses du travail, qui rassembla, on peut le dire, les délégués de tout le mouvement ouvrier français : la liste des organisations participantes tient huit pages dans le compte rendu qui en fut fait [note]. Le congrès adopta l’idée de grève générale à l’unanimité moins une voix, un délégué de Lyon. Encore que le porteur de cette voix discordante crut bon de préciser qu’il avait le mandant de voter ainsi, mais qu’il se ferait fort de convaincre ses mandants qu’ils avaient eu tort.

Avant la Première Guerre mondiale, la CGT s’était montrée très active sur les questions internationales, elle fit aux organisations allemandes de nombreuses propositions de discussion pour parvenir à une action concertée en cas de guerre entre les deux pays. Toutes ses propositions se heurtèrent à un refus, souvent méprisant, de la part des dirigeants social-démocrates allemands.

Conférences syndicales internationales
Sous l’impulsion de la CGT eurent lieu des conférences syndicales internationales qui devaient annoncer la constitution d’une internationale syndicale. Les 17 et 18 décembre 1900 se tint à la Bourse du Travail de Paris un congrès international réunissant des délégués d’organisations ouvrières françaises, anglaises, italiennes, suédoises. Les délégués français proposèrent de créer un Secrétariat international du travail, en vue d’amorcer une Internationale des Travailleurs. Une première conférence syndicale internationale se tint à Copenhague le 21 aout 1901 : Legien, le président de la centrale syndicale allemande, chercha à restreindre le rôle des conférences internationales car, selon lui, pour soulever les questions générales il y avait les congrès socialistes internationaux – entendre : les congrès des partis socialistes, point de vue totalement contraire à celui des syndicalistes révolutionnaires français.

Dès le début, donc, des oppositions apparurent entre Français et Allemands. A la seconde conférence, qui se tint à Stuttgart en 1902, les syndicalistes des deux pays s’affrontèrent sur la question de la nature de l’organisation qui était en construction. La CGT entendait discuter de questions aussi bien pratiques que théoriques, tandis que les syndicats allemands refusaient d’adhérer à une Internationale qui, dans les faits, aurait concurrencé l’Internationale des partis socialistes. Le point de vue allemand finit par dominer : les réunions syndicales internationales ne seront pas des congrès mais de simples conférences entre secrétaires des centrales syndicales. C’était une manière efficace d’étouffer tout débat. Cette structure, dont le siège fut fixé à Berlin en 1903, n’avait pour fonction que de servir de liaison entre les organisations syndicales des différents pays, de permettre l’échange d’informations et de publications, de préparer une statistique syndicale uniforme et de résoudre les questions de solidarité en cas de conflit du travail. Seuls deux délégués demandèrent que se tiennent des congrès ouvriers internationaux : Victor Griffuelhes pour la France et Van Erkel pour la Hollande.

Le secrétaire général de la CGT interdit de parole
Dans les débats qui opposèrent syndicalistes français et allemands, les centrales des autres pays soutinrent presque systématiquement les Allemands.

A Dublin en 1903, ce fut Legien, un des dirigeants syndicalistes le plus à droite du mouvement ouvrier allemand, qui devint secrétaire international. Son mandat était d’empêcher à tout prix que l’Internationale syndicale n’empiète sur les prérogatives politiques de l’Internationale socialiste. Griffuelhes, secrétaire général de la CGT, se vit interdire de défendre le point de vue des syndicalistes français !!! Significativement, le siège de l’organisation fut fixé à Berlin.

Griffuelhes, qui était à Dublin en compagnie de Georges Yvetot, raconte :
« La conférence commença à deux heures et se termina à cinq heures. Elle dura trois heures, y compris le discours d’ouverture et le temps nécessaire aux traductions. C’était vraiment trop peu pour légitimer un voyage de plusieurs jours et fort coûteux !
« En nous rendant à la conférence à deux heures, nous n’avions pas espéré l’avoir terminée à cinq heures, de sorte que nous avions laissé à notre hôtel un rapport sur l’antimilitarisme et la grève générale. Ce rapport était imprimé en anglais, en allemand et en français. Notre intention était de le déposer à la fin de la conférence, en demandant l’inscription à l’ordre du jour de la conférence suivante des deux points qu’il soulevait. La mauvaise organisation de la Conférence de Dublin et l’insuffisance du travail contrarièrent nos projets. Nous ne pûmes que le lendemain remettre nos rapports aux délégués que nous rencontrâmes. Si, à Dublin, il nous avait été possible de remplir notre mandat, peut-être le différend actuel n’eût-il pas pris le caractère qu’il revêt [note] ! »
L’organisation, politiquement dominée par les social-démocrates allemands, ne cachait pas ses affinités avec la IIe Internationale.

Afin de préparer la conférence suivante, qui devait se tenir à Amsterdam en 1905, la CGT demanda au Secrétariat international d’inscrire à l’ordre du jour les trois questions de la journée de huit heures, de l’antimilitarisme et de la grève générale. Les délégations autrichienne, belge et néerlandaise, membres du Secrétariat, soutinrent la proposition française, mais la majorité refusa. L’inscription de ces trois questions était la condition de la participation de la CGT. « Nous n’avons pas la prétention de demander qu’on accepte les propositions que nous pouvons faire ; il suffit qu’on veuille nous entendre. Libre ensuite à chacun de donner aux idées émises et discutées, la suite jugée bonne [note] . »

Mais précisément, les sociaux-démocrates allemands ne voulaient même pas que ces questions soient discutées. Legien répondit qu’elles sortaient du cadre de la conférence. La CGT française refusa donc d’être représentée à la conférence d’Amsterdam, laquelle confirma la position de Legien et vota une résolution : « Sont exclues des discussions toutes les questions théoriques et toutes celles qui ont trait aux tendances et à la tactique du mouvement syndical dans les différents pays. » Ces questions relevaient des seuls partis politiques. En somme, la résolution affirmait que les questions de tactique syndicale ne relevaient pas de la compétence des organisations syndicales. La Hollande, la Belgique et l’Autriche votèrent en faveur de la position française..

Lors du congrès de la CGT tenu à Amiens en 1906, l’attitude qu’avaient eue les délégués français fut approuvée : le congrès vota à une très large majorité (815 contre 106) la suspension des cotisations au secrétariat international. Pour les syndicalistes français, la position du secrétariat international ôtait à l’Internationale sa véritable signification. Le congrès d’Amiens envisagea même d’entrer directement en relations avec les organisations syndicales en court-circuitant le secrétariat international. Le secrétaire des syndicats allemands, Legien, s’y refusa, et ce refus réitéré amena le bureau de la CGT à suspendre ses rapports avec le Bureau international.

L’idée que des organisations membres se voient interdire d’entrer en relation directement, sans passer par l’instance supérieure – en l’occurrence la direction de l’organisation – était une pratique établie dans les organisations dominées par le marxisme, où le principe du centralisme était fermement établi. Ces pratiques étaient communes à l’ensemble des courants de la social-démocratie, y compris plus tard les bolcheviks. Il en sera de même au sein de l’Internationale communiste. Que la CGT, quant à elle, ait pu envisager l’établissement de relations « horizontales » n’est pas surprenant puisque ses références, à cette époque, étaient plutôt libertaires et fondées sur le fédéralisme, qui inclut à la fois des relations verticales et des relations horizontales [note]. C’était là, aux yeux des dirigeants social-démocrates allemands, une preuve de plus de l’« anarchisme » de la CGT.

La CGT était parfaitement consciente de son originalité au sein du Secrétariat international. Pour les militants français, le syndicalisme français a « devancé, par une marche si rapide, la plupart des mouvements syndicaux des autres pays, que ceux-ci ne peuvent ni le suivre ni le comprendre. D’où fatalement un antagonisme qui fait éclater encore plus l’opposition existant entre la classe ouvrière française organisée sur le type nouveau et les diverses classes ouvrières des autres nations groupées sur les types anciens » 7. Le modèle syndical français était ainsi perçu comme quelque chose de nouveau, qui se trouvait en avance par rapport aux autres. Le différend avec le bureau syndical international était donc perçu comme l’expression de cet écart.

La social-démocratie allemande définit la ligne
Griffuelhes constate que « le syndicalisme allemand, qui a le siège du Bureau syndical international, et, à sa suite, les autres pays, ont de l’action syndicale une conception qui, en toute logique, fait des organisations ouvrières les vassales des partis politiques ». On retrouvera encore cette question dans les débats autour de l’Internationale communiste et de l’Internationale syndicale rouge. La formulation de la phrase de Griffuelhes est intéressante : le syndicalisme allemand – en fait la sociale-démocratie allemande – est expressément désigné comme celui qui définit la ligne que doit suivre l’Internationale syndicale. Griffuelhes précise : « Le syndicalisme français, au contraire, sans s’opposer aux partis, qu’il n’a pas à connaître, attache à l’action syndicale une prépondérance incontestable. » Le dirigeant français constate avec une certaine ironie : « la totalité des comités syndicaux centraux des autres pays refusant la discussion, alors que le seul pays possédant une mentalité différente la recherche ! »

« La France syndicale n’a jamais songé à contester aux partis politiques le droit de se réunir internationalement, mais elle affirme le droit pour la classe ouvrière d’avoir à son tour, et en pleine indépendance, des rapports internationaux. En affirmant ce droit, elle n’entend pas imposer aux organismes syndicaux des autres pays la participation à un Congrès syndical international ; elle n’entend pas non plus leur interdire la participation aux Congrès politiques. Elle dit, imitant l’Allemagne, qu’elle ne prendra pas part à des conférences dont l’utilité, après celles qui ont été tenues, apparaît fort contestable, et elle se refuse à reconnaître la légitimité d’une résolution allemande qui interdit à tout jamais des discussions appartenant essentiellement au domaine syndical, et qui proclame que seuls ont le droit de les aborder et de les résoudre des Congrès politiques auxquels la France syndicale ne veut pas participer.

« Et si l’on tient compte que la résolution allemande a été motivée, comme l’a dit un délégué, par l’attitude de la France syndicaliste, il en faut déduire qu’un des buts des conférences est de donner aux Congrès politiques le relief et l’autorité qui leur assureront la prépondérance sur les Congrès syndicaux et d’amener la France ouvrière au respect de leurs résolutions [note] . »

Les militants de la CGT n’accepteront pas cette subordination.

Les 15-16 septembre 1907 devait se tenir à Christiania (Norvège) la 5e conférence internationale. Le comité confédéral de la CGT adressa aux représentations participantes une circulaire (28 août 1907), signée par Griffuelhes, expliquant les positions des syndicalistes français.

« La C.G.T. ne saurait, en effet, admettre, en dehors d’un refus formel opposé à la demande d’inscription d’une question ouvrière, qu’une Conférence limite par une résolution le champ d’activité des futures Conférences. Elle estime que poser une barrière à toute discussion, c’est rendre les conférences peu intéressantes, sinon inutiles [note] . »

Les Français boycottèrent alors la conférence de Christiania parce que, ayant renouvelé leurs demandes, celles-ci furent écartées de l’ordre du jour. Une fois de plus, les autres membres du Secrétariat international manifestèrent leur solidarité avec les réformistes en votant une résolution soutenant la IIe Internationale et blâmant l’attitude « antipolitique » des Français. (On appréciera l’idée selon laquelle l’exigence d’aborder les questions politiques au sein d’une Internationale syndicale est qualifiée d’« antipolitique ».) La résolution condamnant la CGT, qui avait été votée à Amsterdam, fut confirmée par les réformistes lors de la conférence de Christiania :

« La Conférence considère les questions de l’antimilitarisme et de la grève générale comme des objets qui ne relèvent pas de la compétence des fonctionnaires [sic] syndicaux, mais dont la solution incombe exclusivement à la représentation intégrale du prolétariat international, aux Congrès socialistes internationaux convoqués périodiquement – d’autant plus que les deux questions ont été résolues à Amsterdam et à Stuttgart, conformément aux circonstances ;
« La Conférence regrette que la Confédération [la CGT] n’ait pas voulu comprendre que l’attitude de la Conférence internationale des représentants des centrales nationales a été parfaitement correcte ; qu’elle ait prétexté de cette attitude pour rester étrangère à notre organisation internationale ;
« La Conférence prie instamment la classe ouvrière de France d’examiner ces questions susdites de concert avec l’organisation politique et ouvrière de son propre pays, et, par une adhésion aux congrès socialistes internationaux, de collaborer à la solution de ces questions, et, dans la suite, de s’affilier à l’organisation syndicale internationale, dans le but de résoudre les problèmes syndicaux [note] . »

Cela équivalait dans les faits à dire que ces questions ne devaient pas être réglées par la classe ouvrière organisée, ce qu’exprima très clairement Griffuelhes lorsqu’il déclara que les syndicalistes français n’acceptaient pas que les questions posées par la classe ouvrière soient « résolues par ces assemblées de médecins, d’avocats, de rentiers, de propriétaires, de commerçants, etc..., que sont les Congrès politiques internationaux ! » [note] . On ne pouvait pas exprimer plus clairement le refus du mouvement ouvrier de se laisser diriger par des intellectuels bourgeois.


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PAR : René Berthier
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