Histoire > L’insurrection de Cronstadt, moment charnière de la Révolution russe (4e et dernière partie)
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par René Berthier le 22 mars 2021

L’insurrection de Cronstadt, moment charnière de la Révolution russe (4e et dernière partie)

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La vision communiste de l’insurrection
Naturellement, les auteurs communistes et trotskistes ne vont pas voir dans l’insurrection et dans ses revendications leur caractère révolutionnaire et de classe ; ils vont au contraire s’efforcer de les présenter comme contre-révolutionnaires.
Les détracteurs des insurgés vont développer deux arguments :
1) Les marins de Cronstadt de 1921 ne sont plus les mêmes que ceux de 1917, ils sont devenus contre-révolutionnaires ;
2) Les marins de Cronstadt sont des contre-révolutionnaires soutenus par les Russes blancs.

Il y a un point sur lequel Trotski a raison, c’est lorsqu’il dit que les marins de Cronstadt « étaient résolument hostiles au pouvoir soviétique », mais leur hostilité était orientée contre les soviets sous mainmise totale des bolcheviks. Leurs revendications politiques étaient pourtant peu compatibles avec leur prétendu caractère contre-révolutionnaire, et encore moins compatibles avec le point de vue des Russes blancs : ils exigeaient le véritable pouvoir des soviets. Mais pour les communistes russes, la liberté pour les partis de gauche révolutionnaires dans les soviets signifiait la suppression de l’hégémonie communiste, et c’est en cela que c’était contre-révolutionnaire » : c’est ce qu’exprime Trotski lorsqu’il écrit :
« Les soviets dominés par les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes ne pouvaient servir que de marchepieds pour passer de la dictature du prolétariat à la restauration capitaliste. Ils n’auraient pu jouer aucun autre rôle, quelles qu’aient été les « idées » de leurs membres. Le soulèvement de Cronstadt avait ainsi un caractère contre-révolutionnaire. [note] »

Les historiens anarchistes russes soulignent que Trotski ne cherchait qu’à défendre le monopole du parti bolchevik en écrasant toute opposition de gauche ou anarchiste.

Un auteur trotskiste, Jean-Jacques Marie, auteur d’un livre intitulé Cronstadt [note] , tente de faire croire que les marins voulaient autoriser les socialistes de droite et les mencheviks. Il écrit :
« La résolution des marins, soldats et ouvriers de Cronstadt envisageait certes la légalisation des seuls partis dits socialistes ; mais les SR de droite, plus d’une fois alliés aux blancs, et les mencheviks considéraient que la révolution russe devait seulement libérer le développement du capitalisme des entraves de la monarchie féodale. Ils étaient donc favorables au rétablissement massif, sinon généralisé, de la propriété privée des moyens de production qui signifiait inéluctablement le retour du capital étranger, y compris dans l’agriculture. » (p. 398)

Or la résolution ne parle à aucun moment de socialistes tout court, mais seulement des seuls socialistes de gauche, ce qui exclut manifestement les SR de droite.

Trotskistes et communistes vont soigneusement éviter de parler du texte des Cronstadtiens intitulé « Pourquoi nous combattons » dans lequel sont formulées leurs exigences. Ces revendications vont bien au-delà des revendications économiques et ne se réduisent pas à la liberté du commerce pour les paysans, une mesure élémentaire de survie dans une période de disette. En effet, dans un pays où l’écrasante majorité des paysans utilisaient encore la charrue de bois et où la production industrielle était réduite à sa plus simple expression par suite de l’épuisement des matières premières, des combustibles, à cause de l’effondrement de la monnaie, de la paralysie des transports, les paysans que les bolcheviks accusaient de s’enrichir étaient ceux qui avaient une ou deux vaches. Zinoviev, qui avait parfois des éclairs de lucidité, dira en 1924 qu’« on qualifiait de koulak tout paysan qui avait de quoi manger » [note] .

Dès le 8 mars, « Pourquoi nous combattons » avait désigné les communistes comme des « usurpateurs ». Il avait évoqué « la peur des geôles de la Tchéka, dont les horreurs dépassent de beaucoup les méthodes de la gendarmerie tsariste ». Il avait qualifié d’« esclavage spirituel » la vie des travailleurs imposée par les communistes. « De fait, le pouvoir communiste a substitué à l’emblème glorieux des travailleurs — la faucille et le marteau — cet autre symbole : la baïonnette et les barreaux. »
« Pourquoi nous combattons » conclut en rejetant tout à la fois « la Constituante avec son régime bourgeois », prônée par les Cadets et « la dictature du parti communiste avec sa Tchéka et son capitalisme d’État qui resserre le nœud autour du cou des travailleurs et menace de les étrangler ». Le rejet de la constituante montre clairement que les insurgés n’étaient en aucune manière sous l’influence des partis qui réclamaient un retour à la démocratie parlementaire bourgeoise, contrairement aux accusations des bolcheviks. Le 16 mars, les Izvestias de Cronstadt précisent encore que, « d’esclave du capitalisme, l’ouvrier fut transformé en esclave des entreprises d’État ».
Il va de soi que ces textes des marins ne sont pas cités dans la littérature communiste ou trotskiste car ils prouvent que toutes les accusations de « réaction » faites à leur encontre sont infondées.

Conclusion
En cette année du centenaire de l’insurrection, les commémorations au sein du mouvement libertaire ne vont légitimement pas manquer. Les marins de Cronstadt étaient porteurs d’un projet de libération qui résumait les idéaux qui avaient présidé à la révolution russe. C’est peut-être ce qui explique que la révolte des marins condense plus de valeur symbolique que d’autres insurrections de la même période, dont la répression fut pourtant plus sanglante.
Si dans mon exposé j’ai moins insisté sur les événements mêmes de l’insurrection que sur ses aspects « périphériques », c’est par souci d’inscrire les événements de mars 1921 dans un contexte global, de montrer l’étroite imbrication de l’insurrection avec le déroulement du 10e congrès du parti communiste, mais aussi avec des événements extérieurs à la Russie.
Au risque de choquer, je dirai que le 10e congrès du parti communiste fut le « Cronstadt » du communisme russe, c’est-à-dire le révélateur de la faillite irrémédiable du communisme léniniste.
PAR : René Berthier
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