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Philosophie-sociologie
par Stéphane Sangral le 20 juin 2020

Les composantes existentielles de l’engagement libertaire (1ère partie)

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Le texte qui suit a été publié sur le site www.grand-angle-libertaire.net dans le cadre d’un dossier "Des composantes existentielles de l’engagement libertaire" Merci.



L’engagement. Je n’ai jamais su ce que c’était. Je n’ai jamais été capable de penser en profondeur cette notion. En vérité je n’ai jamais réellement essayé. Intuitivement, disons grossièrement, je sais que j’en suis éloigné.



Moi, mais pas mes mots. Eux, ils s’engagent. Considérant que l’engagement leur est consubstantiel, je retire cette notion du titre de cet article.

Donc…

Les composantes existentielles de la pensée libertaire
Mille façons d’appréhender la pensée libertaire. J’en choisirai une, que j’appellerai l’individuité, et qui consistera à penser et à accompagner le processus qu’opère progressivement la civilisation de désacralisation de tout groupe et de sacralisation de tout individu.

Désacraliser tout groupe revient à annihiler en lui sa part identitaire pour n’en faire plus demeurer que sa part phénoménale[note]. Une divinité est, dans une certaine mesure, la réification d’une structure identitaire. Le principe divin et le principe identitaire sont les deux faces de la forme archaïque du vivre-ensemble, deux faces qui, au fond si proches, écrasent entre elles les individus qui composent ce vivre-ensemble. Désacraliser tout groupe revient à sauver de l’écrasement groupal tout individu.

Sacraliser tout individu revient à… à… à faire éclater toute phrase qui tenterait d’enfermer cette sacralisation.

La base ontologique du concept d’individuité est constituée d’une dialectique entre, d’une part, l’inexistence d’un soi suprême au sommet de son esprit, la virtualité du Je, étayée par les neurosciences et les sciences cognitives, et d’autre part le fait que cette inexistence et cette virtualité n’ont de sens que dans la stricte dimension objective, autrement dit le fait que dans la dimension subjective (et donc intersubjective) le Je existe malgré tout, et existe même comme un absolu. Oui, comme un absolu. Et même comme le seul absolu puisque les autres doivent passer par lui pour exister en notre conscience, puisque les autres y deviennent relatifs. Comme le dieu des dieux qu’aucun, surnaturels ni séculiers, n’est légitime à surpasser, et donc entraver, limiter, esclavagiser. Aucun. Comme un absolu, absolument libre.

Allons chercher les composantes existentielles de la pensée libertaire aux quatre points cardinaux définitionnels du concept d’individuité :


I ) Premier point cardinal définitionnel




Individuité : Mouvement de conscience permettant d’intégrer et de résoudre cet apparent paradoxe : Le groupe est plus que l’individu, mais chaque individu est pourtant irréductiblement plus que le groupe.

Certes chaque partie se potentialisant mutuellement, l’ensemble est un peu ou beaucoup plus que la somme de ses parties, et certes chaque partie s’inhibant mutuellement, l’ensemble est un peu ou beaucoup moins que la somme de ses parties, certes mais, bouleversement paradigmatique, la partie, dans cette espace idéel singulier qu’est l’ontologie - et plus précisément dans la portion supérieure de l’espace ontologique, là où, sur l’échelle de complexité des objets matériels ou conceptuels, se détachent les objets réflexifs (par exemple les humains), là où le sommet de l’échelle frotte et détache des fragments au plafond de l’absolu -, s’élève absolument, oui absolument, c’est-à-dire ici infiniment, au-dessus de l’ensemble.
Il y a rupture ontologique nette entre un et plusieurs individus conscients d’être conscients. Dès que la conscience réflexive entre en jeu, l’unité acquiert au moins deux propriétés particulières, inconnues de la mathématique :
1/ Un plus un est égal à bien autre chose qu’à deux.
2/ Un égal l’infini.

Le groupe se conceptualise traditionnellement comme un tout et l’individu comme une partie de ce tout. L’individuité inverse cela en conceptualisant l’individu comme un tout et le groupe comme une partie de ce tout. Et cela change tout, et les parties de ce tout…

Le slogan « Ni dieu, ni maître » reste, malgré quelques dévoiements, l’axiome le plus efficient pour définir la nouvelle place de l’individu dans la collectivité…
Au fil du temps et des déceptions, le besoin de sacralité se réduira jusqu’à finalement ne plus circonscrire que le Je, ultime référence commune, suprême entité universelle. La réalité étant, dans une perspective intérieure (seule perspective que l’on soit légitime à assumer), subordonnée au fait de, soi, l’appréhender, tout se résume, pour chacun, en ce soi, et, au bout du compte, à ce soi. En ce soi intangible, et, au bout du compte, à ce soi sans cesse remodelé. Tout phénomène n’existe, subjectivement, que parce qu’il a été, plus ou moins visiblement, métabolisé par cette subjectivité ; penser à quelque chose ou à quelqu’un, c’est penser à soi pensant à quelque chose ou à quelqu’un ; le Tout n’a de sens que lorsqu’il converge en Je, et sa forme est alors un cône dont le sommet est Je. Seul le Je est réellement sacré, toutes autres sacralités, qu’elles soient religieuses ou séculières, ne sont que facticités encombrantes dont la civilisation trouve lentement mais véritablement la maturité d’enfin se débarrasser. Et si le Je est illusion, il est illusion sacrée. Certes le Je n’est sacré que pour Je, pour cette entité aux multiples visages qu’est le Je, mais toute sacralité, sans exception, n’est sacralité qu’en ceux qui la sacralisent, sans jamais déborder au-delà dans une quelconque réalité indépendante.
L’individuité est l’établissement d’un monothéisme absolu, inédit dans l’Histoire, dans lequel s’éteint enfin véritablement toute possibilité de sacraliser autre chose que ce dieu unique qu’est le Je, dans lequel rien ne peut donc plus se placer au-dessus du Je et le contraindre, l’étouffer, l’écraser, le tuer. Ni dieu ni maître… que soi-même. Chaque Je y sera alors le sommet de l’univers et le sommet de la collectivité, une multitude de verticalités couvrant tout le champ horizontal, bloc de respect garant d’une cohérence sociale autrement plus digne et plus solide que celle entretenue plus ou moins artificiellement et violemment par la vieille et sordide pyramide des hiérarchies ontologiques…

Comme la progression des sciences et des technologies, la progression de l’individuité suit le sens de l’Histoire, à savoir l’accumulation des savoirs. L’humain est déjà trop développé cognitivement pour n’être qu’un animal de meute, mais pas encore assez pour savoir totalement comment ne plus l’être. Depuis ses prémices biologiques puis culturels, l’individuation produit plus d’individuation encore, qui en produit plus encore, qui produit les prémices de l’émancipation, qui produit plus d’émancipation encore, qui en produit plus encore, ce n’est pas un choix philosophique, une option parmi d’autres, mais la dynamique générée par la forme de notre espèce lorsqu’elle frotte sur les parois du temps qui passe, on y va, on y est poussé, reste à savoir comment y aller le mieux possible, en s’éraflant le moins possible… Oui, comment faire ? Désacraliser tout groupe et sacraliser tout individu constitue une tentative de réponse, ou plutôt une tentative de cadre susceptible d’accueillir la progression des multiples réponses.

La foule, toujours, même en révolte, est esclave, esclave jusque dans ses rêves ; seul l’individu peut rêver de liberté, et, dans une certaine mesure, être libre.

La loi sociale étant fatalement transcendante aux individus de la société, l’agencement du vivre-ensemble provoque fatalement l’écrasement du vivre sous le poids de l’ensemble. L’individuité est l’utopie qui consiste à raturer ici le mot « fatalement ». Élaborer un rapport à la loi qui se définisse dans un immanentisme total, sans plus rien de transcendant, pour laisser pleinement émerger les transcendances individuelles, tel est l’utopie de l’individuité. Et l’individuité est également l’utopie qui consiste à raturer ici le mot « utopie ».

Le concept d’individuité est une façon d’assumer que l’idée d’émancipation de l’individu suffit à résumer ce que devrait être le projet de tout programme politique.

Le territoire du Nous n’existe véritablement que si l’on cesse, pour l’atteindre, de contourner celui du Je. L’individuité peut être vu comme l’établissement d’une nouvelle carte routière.

II) Deuxième point cardinal définitionnel




Individuité : Mouvement de conscience permettant d’intégrer et de résoudre cet apparent paradoxe : L’individu n’est que le croisement entre le vertical d’une hérédité génétique et l’horizontal d’un environnement physique, biologique, relationnel et culturel, mais l’individu est pourtant irréductiblement celui qui, arrachant ses clous, se détache de cette croix.

L’individu conscient n’est simplement que le résultat déterminable d’une équation, mais il est en même temps et complexement l’équation elle-même, celle dont le résultat s’échappe infiniment de tout résultat déterminable et que l’on peut approximer en disant qu’il est cet « infiniment ».

La lente progression de l’individuation, au cours de l’évolution du vivant, fait entrevoir aux individus d’une petite fraction des espèces animales et particulièrement à ceux de l’espèce humaine un autre statut que celui de simple courroie de transmission de gènes, leur fait entrevoir une autre logique que celle strictement centrée sur l’espèce. Et la lente progression de l’individuation, au cours de l’évolution de la civilisation, fait entrevoir aux individus de l’espèce humaine un autre statut que celui de simple courroie de transmission des traditions de sa tribu, leur fait entrevoir une autre logique que celle strictement centrée sur l’identitaire. On entrevoit, c’est vrai, mais l’entrebâillement de la porte reste malgré tout trop timide. L’individuité est l’audace d’une rupture ontologique totale, l’ouverture en grand de la porte du soi, et la sortie de l’animalité en claquant la porte, et la sortie de l’identitaire en claquant la porte.
Tout dépasse l’individu, sur toutes les dimensions. L’individuité est la non-acceptation de cet état de fait, est l’autosacre de l’individu, est, non plus le sacre de la nature, mais enfin le sacre de sa nature, est, non plus le sacre du groupe par chacun, mais enfin le sacre de chacun par chacun. L’individuité est un seuil, sur le parcours de la lente progression de l’individuation, à partir duquel la réalité de cette progression est accélérée par la proclamation chimérique de son aboutissement dans le présent. L’individuité est sans doute un coup de folie, mais, s’insérant parfaitement au cœur de la folie chronique de notre condition existentielle, elle me semble être ce qui le mieux la neutralise.

L’individu conscient est le seul objet qui, pourtant créé, ne peut se définir que comme se créant.
La notion d’autoengendrement est à la fois le cœur de la puissance et le cœur de la fragilité de la conceptualisation du dieu monothéiste. Sa puissance est fragile.
L’ère de l’individuité ouvre sur un nouveau dieu, l’individu conscient. Sa puissance ne sera pas fragile, non, sa puissance sera sa fragilité, elle sera sa fragilité elle-même. C’est justement parce que ce dieu ne sera pas forgé autour d’une armature dogmatique soi-disant solide, c’est justement parce qu’il ne sera forgé qu’autour d’une armature poétique fragile et qui se sait fragile, qu’il sera puissant, puissant parce que infiniment adaptable, infiniment modulable, infiniment intégrable à la réalité psychosociale.
La notion d’autoengendrement est, dans le cadre de l’individuité, à la fois légère comme une bonne blague et massive comme l’univers. Et sa beauté est solide.
L’individu conscient est le seul objet qui a les moyens de ne plus en être un.

Le regard vers les quatre horizons (géographique, historique, biologique, culturel), l’anthropologie a cela de terrifiant qu’elle fonctionne. L’humanité, et même l’humain, sont non seulement analysables mais, pire, plus ou moins prévisibles.
Il n’y a qu’un seul spaghetti dans le plat de l’existence. Et l’on est affamé. Mais notre faim toujours s’affine et s’allonge et se multiplie, et il semble toujours au bout du compte qu’il y ait de multiples spaghettis dans le plat de l’existence.
Si une philosophie est une façon d’aspirer un spaghetti, l’individuité est une façon de prendre de larges bouchées pour y sentir toutes les saveurs, et une façon de finir le plat et de ne cesser de se resservir. L’obésité existentielle y est signe de beauté et de santé. Alors, repu de la liberté contenue en chaque coup de fourchette et de la singularité contenue en l’agencement de chaque bouchée, l’on peut lire avec sérénité les deux phrases suivantes :
Le regard vers les quatre horizons (géographique, historique, biologique, culturel), l’anthropologie a cela de rassurant qu’elle fonctionne. L’humanité, et même l’humain, sont non seulement analysables mais, mieux, plus ou moins prévisibles.

La notion de s’appartenir ne veut - au fond - rien dire. L’individuité est ce qui permet - au fond, dans ce fond qui n’a pas de fond, dans ce fond qui n’appartient à personne et qui peut-être alors s’appartient - de le vouloir à sa place.


III) Troisième point cardinal définitionnel




Individuité : Mouvement de conscience permettant d’intégrer et de résoudre cet apparent paradoxe : L’individu n’est que la combinaison de ses caractéristiques, mais l’individu est pourtant irréductiblement celui devant qui toute caractéristique, quelle qu’elle soit, s’effondre.

L’individu est une conjonction d’innombrables attributs apparaissant à sa propre perception comme une conjonction d’indénombrables attributs.
Parce que je suis limité dans ma perception du Je, Je m’apparait illimité, et je m’apparais illimité.
L’impossible regard total sur soi, l’impossible trois cent soixante degrés de la lucidité réflexive, l’impossible rend possible, parce qu’il y a un angle mort, d’y engouffrer l’infini et de résoudre ainsi le cercle avec, figure impossible et que l’on décide possible et qui transfigure plus vivante la figure fatiguée que l’on voit dans son miroir.
Parce que mon esprit ne peut qu’élaborer des représentations simples de ce qu’est l’hypercomplexité de mon esprit, il retranscrira cette hypercomplexité en infinie complexité, et s’enivrera de la simplicité de cet infini.
L’individu est une conjonction d’infinis attributs que cet infini, de son souffle sémantique, balaye.

Peu à peu la pensée scientifique, la pensée qui va le plus loin dans la modélisation des phénomènes en objets conceptuels déterminables, réussit à tout englober, mais celui qui potentiellement produit cette pensée, le Je, sera-t-il lui aussi englobé, ou restera-il toujours au-delà de toute détermination possible, dans une sorte de décalage avec lui-même grâce auquel le piège ne pourra jamais totalement se refermer ? Il sera englobé, évidemment, totalement englobé. L’individuité est une façon d’articuler l’acceptation, la logique acceptation de ce total englobement, avec son refus, son absurde refus, et une façon d’articuler la logique avec l’absurde jusqu’à ce que le qualificatif d’absurde devienne ici lui-même absurde.
…la définition du « Je » est la possibilité unique de s’extraire de toute définition…
Chercher à s’approcher au maximum de la vérité du Je, du mirage qu’il est, et chercher à s’approcher au maximum de la possibilité de déclarer cette vérité fausse, d’en faire un mirage.
…la définition du « Je » est la possibilité unique d’être une possibilité arrachée de force à son impossibilité…
Tenter d’échapper à toutes les déterminations sociales pour échapper à toutes les déterminations ontologiques, et tenter d’échapper à toutes les déterminations ontologiques pour échapper à toutes les déterminations sociales, et se sentir soi, et se sentir libre, libre de poursuivre sa tentative épuisante d’échapper à toutes les déterminations sociales pour échapper à toutes les déterminations ontologiques, et libre de poursuivre sa tentative épuisante d’échapper à toutes les déterminations ontologiques pour échapper à toutes les déterminations sociales, et sentir l’épuisement du concept de soi, et sentir l’inconsistance du concept de liberté, une inconsistance qui permet de poursuivre avec légèreté sa tentative d’échapper à toutes les déterminations sociales pour échapper à toutes les déterminations ontologiques, et une inconsistance qui permet de poursuivre avec légèreté sa tentative d’échapper à toutes les déterminations ontologiques pour échapper à toutes les déterminations sociales, et se sentir soi, et se sentir libre, sans épuisement.
…la définition du « Je » est la possibilité unique d’être unique…
Le monolithe du soi n’est constitué que de ses fissures. Tous ces écarts permettent de s’inscrire dans un autrement et dans un devenir. « Je serais » et « Je serai » donnent de l’épaisseur à « Je suis ». L’existence du monolithe du soi n’est constituée que de ses fissures qui en démontrent l’inexistence. Tous ces écarts permettent de s’inscrire dans un autrement qu’être et dans un devenir autre de notre rapport au réel. « Je n’est pas » donne, par son infinie négation, par cet infini trainant là dans un coin du fini de nos représentations, une épaisseur infinie à « Je suis ».
…la « définition du « Je » » est la possibilité unique de pouvoir se contenter, pour être pertinente, que d’un « Je »…
Notre conceptualisation intuitive du Je résulte d’un processus de réification qui nous éloigne de la vérité, mais, entre son abstraction constitutionnelle et la concrétisation que l’on en fait, demeure un espace irréductible, un espace de liberté où il nous est loisible de penser que notre conceptualisation intuitive du Je résulte d’un processus de réification qui nous rapproche de notre vérité.

Nous sommes tous, à peu de chose près, des clones en prison. L’individuité invente que nous ne sommes pas, aucun de nous, des clones en prison.
L’individuité invente, c’est-à-dire qu’elle élabore quelque chose de faux qui n’existe pas dans le réel.
Mais l’individuité invente, c’est-à-dire qu’elle élabore quelque chose de nouveau qui n’existait pas dans le réel.
Nous sommes chacun, à peu de chose près, des singularités en liberté, qui inventons chacun et ensemble comment véritablement être chacun, à peu de chose près, des singularités en liberté.

La hiérarchisation sur le mode phénoménale, c’est-à-dire la hiérarchisation des caractéristiques des individus, ne dépassant pas la dimension pragmatique, ne pose aucun problème éthique, voire même travaille dans le sens de l’éthique, la spécialisation étant ce qui génère la richesse de la civilisation, la multiplication des possibilités d’atténuer, voire de rendre inexistant, le mal, autrement dit ce qui fait mal. En revanche la hiérarchisation sur le mode identitaire, c’est-à-dire la hiérarchisation des individus en fonction de leur appartenance réelle ou supposé à un groupe identitaire, pénétrant dans la dimension ontologique, la violant, est en soi la négation de l’éthique, est ce qui établit des logiques de domination multipliant les possibilités d’accentuer, voire de rendre paroxystique, le mal, autrement dit ce qui fait mal.
Sacraliser l’individu implique, protégeant sa dimension ontologique de l’intrusion des ignobles tentacules de l’identitaire, les cantonnant strictement à l’extérieur sans la moindre possibilité de récupérer la nourriture issue des profondeurs de l’être, le dépérissement du monstre identitaire, son empoisonnement par excès de superficialité, et finalement sa mort par absurdité.

Un individu n’est que le produit, heureusement constamment réactualisé, illusion de vie, de ses interactions physiques et symboliques : il est dépendant, et contingent, et ne cesse de s’abîmer dans ses limites.
Et cette vérité ne présente aucune brèche, nulle part où espérer sentir le filet d’air d’une vérité plus profonde.
Mais cette vérité chute. Elle ne présente aucune brèche parce qu’elle n’a pas encore percuté le fond de sa chute. Elle chute continument, dans une étrange profondeur, dans une profondeur dont seule l’étrangeté mesure la profondeur.
Et, captif de cette vérité, asphyxié en elle, nous chutons avec elle, et finalement respirons de simplement imaginer le vent que doit générer son interminable chute, un vent vivifiant dont la fiction fait notre réalité, et toute notre profondeur.
Ce vent murmure que l’individu est autonome et absolu, et que toute limite ne peut que s’abîmer en son illimité…


IV) Quatrième point cardinal définitionnel




Individuité : Mouvement de conscience permettant d’intégrer et de résoudre cet apparent paradoxe : L’individu n’est qu’un phénomène en fuite, il n’y a pas d’essence de l’être, mais l’individu est pourtant irréductiblement celui dont la fuite va de l’essence suprême de l’être à l’essence suprême de l’être.

L’essence divine de chaque individu…


La modernité avait déjà perçu une part de la naïveté de cette idée, en établissant que cette idée va trop loin, qu’il n’y a pas de dieu ni d’essence, qu’il n’y a que de la matière organisée…
L’individuité y ajoute la perception d’une autre part de sa naïveté, en établissant que cette idée ne va pas assez loin, qu’il est presque inopérant d’imaginer que chaque individu n’est que d’essence divine, que seul est opérant d’imaginer que chaque individu n’est rien de moins qu’un dieu…

Il n’y a nulle transcendance. L’électroencéphalogramme phénoménal est plat. Horizon écrasé de rien. Il n’y a, à notre portée, que les reliefs de la complexité. Lorsque cette complexité est telle qu’émerge une conscience réflexive, l’individuité s’en empare et dessine avec sa pointe, le Je, des arabesques sur l’électroencéphalogramme phénoménal. Et ces arabesques sont toujours verticales : elle invente une transcendance en l’immanence de chaque individu conscient d’être conscient.

Oui, pour penser un individu conscient, il faut mettre de la verticalité au cœur de l’horizontalité, et tant pis pour la géométrie.
Arracher définitivement la spiritualité à l’archaïque spiritualisme, et l’intégrer enfin totalement au matérialisme, est le superbe projet de la pensée moderne, mais, le temps d’y arriver véritablement, le temps d’apprendre à vivre sans la béquille du spiritualisme, d’apprendre à véritablement, soi, se tenir debout, et se déplacer sans bousculer les autres, et même courir, il serait bon de déplacer radicalement le spiritualisme de la dimension du savoir où anachroniquement il végète vers à la dimension de l’art où il fait déjà quelques merveilles, de le déplacer de la dimension où s’élaborent des discours censés rendre compte du réel vers la dimension où s’élaborent des fictions censés rendre compte de nos réalités, de le déplacer de la dimension où la mathématique est l’axe de la vérité vers la dimension où les axes dansent sans inviter jamais la vérité à danser avec eux.
Non, un individu conscient n’est pas partiellement matériel et partiellement spirituel, il est totalement matériel et totalement spirituel, totalement objet et totalement dieu, 100 % auxquels s’ajoutent 100 % et dont le résultat ne donne pas 2 mais 1, et tant pis pour l’arithmétique.

L’individu conscient est une machine hypercomplexe.
Sacraliser l’individu est pour une part la résultante de notre incapacité à le percevoir comme une machine, à cause de son hypercomplexité, notre incapacité à suivre les chaines causales jusqu’au bout de l’Autre et de soi et du soi, est ainsi la résultante du travail d’un compréhensible sentiment d’arrière-monde chaque fois qu’il y a quelque part un mystère dans le monde, la tentative légitime d’allumer une ampoule poétique dans la pénombre de l’ignorance.
Et en même temps sacraliser l’individu est pour une autre part la résultante de notre capacité à le percevoir comme une machine, malgré son hypercomplexité, notre capacité à y suivre jusqu’au bout la cohérence du physicalisme lorsque celui-ci le prend pour objet et pour un objet, est ainsi la résultante du travail d’un compréhensible sentiment de danger face au risque de réduction de la subjectivité et de l’intersubjectivité à de prosaïques processus, la tentative légitime d’allumer une ampoule poétique lorsque le savoir lui-même est vécu comme une pénombre, au moins le temps que notre regard s’y habitue.
Admettre cette vérité que l’individu conscient est une machine hypercomplexe relève d’une grande sagesse. Mais ne pas l’admettre pour le moment, vouloir d’abord attendre que les structures symboliques nous permettent de bien le vivre personnellement et collectivement, vouloir être coûte que coûte pour le moment plus que ça, et que l’Autre soit coûte que coûte pour le moment plus que ça, relève, il me semble, d’une encore plus grande sagesse. La sagesse est une machine hypercomplexe.

Les quatre points cardinaux sont maintenant là. Mais qu’en faire ?

en attendant la 2e partie de cet article :
recension de son dernier bouquin "Préface" par Patrick Schindler
Compte-rendu d’une discussion à Publico par Schindler Patrick
Interview par... Patrick Schindler
PAR : Stéphane Sangral
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