Littérature > Toujours confiné, le rat de la bibliothèque a dévoré
Littérature
par Patrick Schindler le 12 avril 2020

Toujours confiné, le rat de la bibliothèque a dévoré

Lien permanent : https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=4687



Rubrique à parution aléatoire, Le rat noir de la bibliothèque vous propose les livres que le ML aura lus et aimés. Que la lecture de ces recensions vous donne l’envie de lire les livres proposés.

Préface-à-face




Pourquoi écrire un livre qu’on ne peut pas écrire ?
Comment écrire un livre qu’on ne peut pas écrire ?

« Ecrire le livre qui n’existe pas. Finir un livre n’est qu’un accident, voire un grave accident, un livre existant n’étant qu’un livre de plus. »


« J’ai commencé la phrase par « après tout » : mais après tout il ne peut y avoir que rien. »


Stéphane a trouvé la parade. Il n’a écrit que la préface de son livre impossible à écrire. Une préface qui fait tout de même environ, 250 pages !

« Ce livre n’est que la préface de lui-même, et ‘Ce’ n’est que l’interminable prélude »
« Un texte inachevé ne l’est pas. Jamais. Sa forme, souveraine, ne règne sur presque rien et son fond est un irréductible anarchiste proclamant que sa forme n’est en rien souveraine… »

Stéphane écrit comme un cuisinier. C’est un farceur de mots

« Je ne sais plus à quel âge, mais jeune, voire très jeune, j’avais l’impression, je m’en souviens, j’avais l’impression de, je m’en souviens bien, j’avais l’impression de mieux déguster en écoutant ma mère me dire le menu qu’en mangeant. »

Ses ingrédients sont les grandes questions métaphysiques qu’il fait rouler de boucles en boucles, jusqu’au malaise
- La douleur
« La vie parfois me blesse, et la page saigne, et l’hémoglobine de l’indicible s’écoule, et la fatigue du dicible s’étale pour n’inscrire rien d’autre que la vie parfois me blesse... »
- L’ennui
« Il y a des lieux cachés vides de mots. L’écrivain a comme principale fonction de les explorer, et d’y inviter les mots qui dans leurs lieux communs s’ennuyaient. »
- L’échéance
« Comme montent les volutes de mots entre les cigarettes du sens comme monte la sève vers les feuilles blanches de cette préface à venir et pourtant déjà consumée. Des cendres pour postface. »
- La solitude, subie seul ou à plusieurs
« La chorégraphie qu’est l’intersubjectivité consiste à coordonner nos gestes en fonction de ceux de l’autre, mais pas à toucher l’autre, toucher l’autre est impossible. »
- La communication, comme grande illusion
« Dialoguer c’est parler chacun de son angoisse en faisant semblant de parler d’autre chose et de la même chose. L’on y entre comme en psychothérapie, l’on en sort comme d’un délire. »

Stéphane a une écriture irritante. Urticante. Plus on la gratte, plus elle démange. Il tord ses phrases. Se tord dans ses phrases. Il s’entortille dans ses boucles de mots et les essore jusqu’à en sortir le jus
« Peut-être le sens de cette phrase est-il replié dans la boucle d’un sens lui-même replié dans la boucle d’un sens lui-même replié dans le vertige d’un non-sens. »

Stéphane fait des nœuds et en joue jusqu’à se faire peur
« J’ai peur qu’un jour mes nœuds conceptuels m’étranglent »

Stéphane est un gentil enculeur de mots

« M’enfoncer dans les mots ou me faire défoncer par leur absence, je n’ai pas d’autres alternative... »


Dans sa chambre noire, Stéphane écrit la nuit, assis au bord d’un précipice
« Le sens n’est que vertige… équilibre entre équilibre et déséquilibre […] Souvent je me demande si mes mots sont réellement debout […] Coucher mes mots sur le papier pour ne pas admettre qu’ils y sont tombés… »

Stéphane joue avec ses boucles et les boucles se jouent de lui
« Le tracé est un serpent qui par ses ondulations se faufile entre ce qu’il est et par ses morsures fait enfler le sens et par son venin fait mourir le sens et par ses ondulations se faufile entre ce qu’il n’est pas et le tracé est un serpent qui en avalant sa queue s’étouffe »

De boucles en boucles, Stéphane fouille les mots à s’enlacer
« Lassé de ces lacis de lacets qui structurent tous mes textes, de ce lacis de lacets où l’idée d’infini circule et se perd, où seule lassitude s’y retrouve, je rêve d’un texte en ligne droite qui croirait naïvement pointer vers l’infini. »

Stéphane n’écrit pas des mots pour qu’on les lise, il les écrit pour qu’on les écoute. Petite musique galante, lancinante, agaçante, ou hédoniste
« Lorsque j’aurai fini ce livre, j’espère que ce sera sa musique qui tournera en lui. »

Dans Préface à ce livre, Stéphane Sangral nous fait chercheurs d’or. Suspendus à ses boucles, nous les lâchons un instant pour ramasser une pépite qui dort. Réveillée par notre seul regard, elle scintille, nous éblouit puis disparait, discrète et prompte à laisser place à la prochaine
« La sémantique se veut rivière, elle en est son lit. Boire du sens revient à manger des cailloux. Le concret des mots casse les dents de mes abstractions. »

Et on reprend la route sans se retourner
Entraînés déjà, vers la nouvelle boucle qui se profile pour un voyage sans terme
« Y aura-t-il des points d’intersection entre ma subjectivité et celle du lecteur ? Si oui, c’est points s’étireront, de fatigue peut-être, en tout cas ils s’étireront, des lignes qui indéfiniment se prolongeront, vers je ne sais où. »

Si cette Préface ne tient pas du grand voyage, alors, c’est que peut-être que je n’ai encore jamais vraiment voyagé !

Stéphane Sangral, Préface à ce livre, éd. Galilée, 17€, disponible à la librairie Publico, 145 rue Amelot 75011

K comme Kolonie




Kafka et la décolonisation. Si une chose interpelle, entre autre, Marie José Mondzain, auteure de K comme Kolonie, s’est bien que l’on entend trop parler aujourd’hui de post colonialisme, « Comme si le colonialisme se rapportait à une époque antérieure et même révolue après la chute des empires coloniaux. » Alors que selon elle, « Le modèle colonial n’a rien perdu de sa puissance, puisqu’il est inhérent à l’impérialisme capitaliste. » Qui entraîne dans son sillage, « Les obsessions identitaires meurtrières, nourries des phobies du contact et de la contagion. » Ironie de l’histoire : Marie José Mondzain n’a écrit cette dernière phrase que quelques mois seulement avant la propagation du Coronavirus, tandis que l’on ne compte plus les délires xénophobes, paranoïaques, racistes et complotistes qui pourrissent la Toile à son sujet. Trop souvent relayés par ces gens qui « voudraient que dans l’effondrement pathologique des défenses immunitaires, chacun vive dans la cellule aseptisée où ne cohabitent que des entités identiques, identifiables et identifiées ». Et voilà que trois mois plus tard, cette prophétie s’est révélée exacte et hélas, scientifiquement justifiée ! Mais avant même la catastrophe sanitaire, Marie José Mondzain prônait déjà comme antidote, une « décolonisation de l’imaginaire ». C’est-à-dire, qui consiste à « désigner les gestes qui peuvent débarrasser les regards et les mots de toute emprise hégémonique à partir d’une énergie fictionnelle ». Une énergie que l’écrivaine reconnait comme une puissance révolutionnaire et donc, politique. Comme par exemple ceci : « faute de partager la même langue, on peut inventer, entre autre, la communauté d’un idiome. » Ou encore l’hospitalité comme ayant été depuis l’antiquité, un bon antidote à la colonisation, une idée qui ne serait pas sans déplaire à mon ami le philosophe René Schérer, auteur de Hospitalités et consorts.
Pour étayer son discours, elle s’appuie sur des études de penseurs et créateurs des pays qui ont connu l’esclavage et la colonisation. Juste pour ne donner que deux exemples parmi les nombreux évoqués tout au long de ce petit ouvrage : une colonisation qui, pour confisquer les biens « a confisqué l’imaginaire collectif, puis confisqué la parole en s’adressant directement aux affects ». Comme les bonnes sœurs sous Mussolini qui imposaient l’apprentissage du signe de croix aux petits africains orientaux de façon répétitive, -(condamnés ignorant la sentence qui faisait d’eux des coupables)-, afin d’inscrire dans leur chair « l’idiome insidieux de la servitude. » Ou encore, comme les Allemands qui dans leur unique colonie du Sud-Ouest africain, expérimentèrent les premiers camps de concentration en 1904, pour y enfermer les Hereros rescapés des massacres collectifs -(camps ayant été eux-mêmes inventés par les Anglais deux ans auparavant, durant la seconde guerre des Boers en Afrique du sud) ! Marie José Modzain poursuit toujours plus loin sa logique : « c’est en termes de cruauté, de jouissance et de mort que s’est organisée cette économie des affects où l’amour et la haine n’étaient plus démêlables. » Les outils matériels ou psychiques du massacre se résumant à « une herse, qui est dans l’agriculture, un instrument à dents qu’on traîne sur une terre labourée pour briser les mottes, enfouir les semences » -(Comme l’est la machine dans La Colonie pénitencière de Kafka). Une fois l’autochtone privé d’humanité et ensauvagé « ne restait qu’à naturaliser en quelque sorte l’autochtonie fantasmée du colon qui est devenu partout chez lui. »

Dans son ouvrage, Marie José Modzain a encore enrichit sa démarche intellectuelle par le désir de revenir sur sa propre histoire, à la mémoire de son enfance en Algérie. Des images fortes et traumatisantes, comme lorsque son éducatrice lui racontait des récits effrayants au sujet des « méfaits » des fellaghas. Récits qui la révoltaient, puis plus tard le jeune Arabe imprudemment attardé, tombé sous les balles des légionnaires en bas de sa rue « J’ai vomi sans rien dire, on a diagnostiqué une crise de foie » ! Une mémoire qui a elle aussi, éclairé sous un jour nouveau sa relecture de Kafka, qu’elle qualifie de remarquable éclaireur et même comme, « l’indicateur exemplaire de la voie émancipatrice. »
C’est d’une manière singulière et originale que Marie José Modzain nous entraîne dans une profonde réflexion, par son interprétation des intentions de Kafka. Elle nous pousse à réfléchir, entre autre, sur la perversité du rapport condamné/bourreau et colonisé/colonisateur. Ou, la possibilité pour le colonisateur de perdre lui-même son identité dans ce jeu pervers. Perversité que l’on retrouve dans les nouvelles formes de travail. Ou encore, les tentatives par le pape ou les évangélistes de récupérer l’identité du colonisé par l’intégration à leurs propres systèmes. Heureusement, en fin de volume, dans « l’art de la fugue », l’auteure nous raconte l’histoire de quelques pistes d’évasion qui furent opérationnelles, comme celle empruntée par les « Nègres marrons » des plantations : « l’underground railroad » et son réseau actif.

Mais, ce qui est plaisant dans l’écriture de Marie José Modzain c’est qu’à chacune de ces étapes, elle adopte « la forme d’une déambulation éparse ou faussement éparse » avec ses détours et ses méandres enchanteurs. Ainsi place-t-elle sa relecture de Kafka dans des associations multiples, qui ne cessent de dériver au fil du récit. Pour ce faire, elle se réfère entre autre à deux de ses œuvres. Majoritairement à La Colonie pénitentiaire -dans laquelle la condition du Noir ou du Juif apparaît sous les traits politiques de la prolétarisation- Ou à L’Amérique -avec le thème de la culpabilité comme moteur de la soumission. Mais également à son journal intime, ou à ses textes moins connus comme le fabuleux Les recherches d’un chien -(ou les cogitations interminables d’un chien, questionneur incorrigible). Juste un petit exemple de ces associations, afin de laisser intact le plaisir au lecteur de découvrir les autres. Nous ne résistons pas à citer le merveilleux passage sur la musique dans Les Recherches d’un chien. Celui dans lequel on trouve le chien questionneur transporté de bonheur par « l’apparition silencieuse des chiens musiciens, d’une race mystérieuse qui échappe à la loi, comme une révélation au cœur du silence ».
Ecrire pour entendre, pour recueillir et partager les mots qui témoignent de la résistance à ce silence et à ce vacarme : c’est ce pari qu’a réussi Marie José Mondzain dans ce petit livre. « Si écrire est une victoire sur l’angoisse, c’est parce qu’elle donne vie à l’imaginaire, transforme son regard et l’ouvre à la claire vision de la totalité », dit-elle…

Marie José Mondzain, K comme Kolonie : Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, éd. La Fabrique, 14€, disponible à la librairie Publico, 145 rue Amelot 75011 Paris

PAR : Patrick Schindler
Groupe Botul de la FA
SES ARTICLES RÉCENTS :
A Athènes, Exarcheia est toujours bien vivante : La Zone, un nouveau lieu de rencontre libertaire vient d’ouvrir ses portes !
Le rat noir fera craquer les pages blanches, octobre tiendra sa revanche
Les livres portent déjà les couleurs de septembre et l’on entend, au loin, s’annoncer le rat noir
Le raout du rat (noir) en août
Les livres du rat noir de juin, les livres du rat noir de juin
Mai, mai, mai, Patrick mai... Mai, mai, mai, rat noir !
"Nous roulerons comme les écrivains roulent Ni riches, ni fauchés... Viens être mon rat noir d’avril Viens, nous allons briser toutes les règles"
Mars : "Un pas, une pierre, un rat noir qui bouquine..."
Février de cette année-là (2024) avec le rat noir
Janvier, une nouvelle révolution... terrestre*. Et le rat noir, toujours là.
Décembre : pas d’hibernation pour le rat noir.
Novembre, le rat noir toujours plongé dans des livres.
lectures d’octobre avec le rat noir
Sœurs ensemble, tu n’es plus seule !
Les vendanges du rat noir. Septembre 2023, un bon cru...
Le rat noir est "in" pour ce mois d’août
Lunettes noires pour un rat noir, voilà juillet.
Gay Pride d’Athènes 2023 en une seule photo !
Le rat noir répond à l’appel de juin
En mai le rat noir lit ce qui lui plait (mai 2023)
En avril le rat noir ne se découvre pas d’un livre
Athènes . Rendez vous féministe et solidaire était donné le 8 mars
En Arès, le rat noir hellénophile attend le printemps.
Hommage au philosophe, René Schérer
Pour un mois de février à ne pas mettre un rat dehors...
Le rat noir a fait au gui l’an neuf : merveille : son œuf mensuel.
Grèce. Un Rom de 16 ans tué par un policier pour un vol à 20 €
Pour finir l’année avec le rat noir
Commémoration du 17 novembre 1973, hier à Athènes
Ballade en novembre pour le rat noir
Finies les vendanges en octobre, le rat noir fomente en tonneau
"C’est en septembre que je m’endors sous l’olivier." rêve le rat noir
Coming août, voici le rat noir.
Le rat noir lit à l’ombre en juillet
Gay Pride Athènes 2022
En mai, le rat noir lit ce qui lui plaît.
En avril, le rat noir ne se découvre pas d’un livre.
Encore un peu du rat noir pour mars
Le rat noir de mars
Vite, le rat noir avant que mars attaque...
Février de cette année-là, avec le rat noir.
Une fin de janvier pour le rat noir
deux mille 22 v’là le rat noir
Le Rat Noir de décembre...
Un rat noir de fin novembre...
Début novembre, le rat noir est là
Octobre, nouveau message du rat noir
revoilà le rat en octobre
Le message du rat noir, fin septembre
La rentrée du rat noir
La fin août du rat noir
Mi-août, voilà le rat noir !
Le rat noir, du temps de Jules au temps d’Auguste
Le rat, à l’ombre des livres
Interview de Barbara Pascarel
Le rat noir, fin juin, toujours le museau dans les livres
Un bon juin, de bons livres, voilà le rat
On est encore en mai, le rat lit encore ce qui lui plait
En mai le rat lit ce qui lui plait
Fin avril, le rat noir s’est découvert au fil de la lecture
Un rat noir, mi-avril
Une nouvelle Casse-rôle sur le feu !
Qu’est Exarcheia devenue ?
V’là printemps et le rat noir en direct d’Athènes
Le rat noir de la librairie. Mois de mars ou mois d’arès ? Ni dieu ni maître nom de Zeus !!!
Librairie athénienne. un message du rat noir
Le rat noir de la librairie athénienne. Février de cette année-là.
Le rat noir d’Athènes mi-janvier 2021
Le rat noir de la bibliothèque nous offre un peu de poésie pour fêter l’année nouvelle...
Volage, le rat noir de la bibliothèque change d’herbage
Octobre... Tiens, le rat noir de la bibliothèque est de retour...
Le rat noir de la bibliothèque pense à nous avant de grandes vacances...
Maurice Rajsfus, une discrétion de pâquerette dans une peau de militant acharné
Juin copieux pour le rat noir de la bibliothèque.
Juin et le rat noir de la bibliothèque
Mai : Le rat noir de la bibliothèque
Séropositif.ves ou non : Attention, une épidémie peut en cacher une autre !
Mai bientôt là, le rat de la bibliothèque lira ce qui lui plaira
Début de printemps, le rat noir de la bibliothèque a grignoté...
Ancien article Des « PD-anars » contre la normalisation gay !
mars, le rat noir de la bibliothèque est de retour
Janvier, voilà le rat noir de la bibliothèque...
Vert/Brun : un "Drôle de couple" en Autriche !
Ancien article : Stéphane S., le poète-philosophe libertaire au « Sang Graal »
Algérie : l’abstention comme arme contre le pouvoir
Décembre 2019 : Le rat noir de la bibliothèque
1er décembre, journée mondiale contre le sida : les jeunes de moins en moins sensibilisés sur la contamination
A Paris, bientôt de la police, partout, partout !
Les Bonnes de Jean Genet vues par Robyn Orlin
N° 1 du rat noir de la bibliothèque
En octobre et novembre le ML avait reçu, le ML avait aimé
Razzia sur la culture en Turquie
Ces GJ isolés qui en veulent aux homos !
Service national universel pour les jeunes : attention, danger !
Vers l’acceptation de la diversité des familles dans la loi ?
Une petite info venue de Grèce
Le philosophe à l’épreuve des faits
La Madeleine Proust, Une vie (deuxième tome : Ma drôle de guerre, 1939-1940)
Loi sur la pénalisation des clients : billet d’humeur
Les anarchistes, toujours contre le mur !
Le Berry aux enchères
Réagir à cet article
Écrire un commentaire ...
Poster le commentaire
Annuler