L’ Internationale syndicale rouge (16e partie)
Répression
De nombreux anarchistes s’étaient rendus à Moscou et rentrèrent déçus. La rupture du Libertaire avec les communistes russes et français coïncide avec la disparition inexpliquée de Jules Lepetit, de Raymond Lefebvre et de Marcel Vergeat lors de leur retour en France .
Mauricius s’était rendu à Moscou, mandaté par la Fédération des cheminots pour assister au deuxième Congrès de l’Internationale communiste qui se tint à du 21 juillet au 6 août 1920. En juin 1921, il fit le récit de son voyage en Russie lors d’une conférence salle Wagram. Il fit l’éloge de certains aspects de la révolution, mais dénonça l’arbitraire du nouveau pouvoir. En 1922 il publia un livre, Au pays des Soviets, neuf mois d’aventures, dans lequel il raconte son voyage, fort mouvementé, et les réflexions que son séjour lui inspira [note] . Ce livre contribua grandement à déchirer le voile auprès du mouvement anarchiste. L’écrasement de la révolte de Cronstadt acheva d’ouvrir les yeux du mouvement anarchiste.
Gaston Leval, qui lui aussi rentrait de Moscou, écrivit dans Le Libertaire en novebre 1921 : « ...On a fait des syndicats des instruments au service du parti, on a empêché leur évolution normale, leur éducation, leur adaptation logique aux besoins de la révolution ; par la violence, la prison, la déportation, l’annulation des élections et beaucoup d’autres procédés du même genre, l’accomplissement de leur mission a été rendu impossible ».
Dans l’ensemble, les délégués syndicalistes révolutionnaires n’avaient pas une impression très favorable sur la Russie communiste mais leur sentiment allait se renforcer lorsque commencèrent à filtrer des informations sur le sort réservé aux opposants politiques au régime. La politique extrêmement répressive des bolcheviks envers les libertaires et les syndicalistes révolutionnaires accrut le rejet de nombreux délégués envers le régime lorsque des militants révolutionnaires russes réussirent à contacter personnellement certains délégués.
Les syndicalistes révolutionnaires russes n’avaient évidemment pas été invités au congrès de l’Internationale communiste. Alexandre Schapiro et d’autres militants parvinrent à rencontrer des délégués tels que Augustin Souchy, Angel Pestaña, Armando Borghi, Lepetit, et les informèrent de la situation en Russie. Par leur intermédiaire, les opposants russes parvinrent à faire circuler en Occident deux appels au prolétariat international, l’un sur la guerre en Pologne et l’autre sur la persécution des libertaires russes.
Visite à Kropotkine
La visite que de nombreux délégués syndicalistes révolutionnaires firent à Kropotkine contribua également à leur ouvrir les yeux. Le vieux révolutionnaire avait envoyé un message aux travailleurs de l’Ouest pendant que se déroulait le congrès. Il avertissait que l’intervention étrangère en Russie avait aggravé les maux inhérents à la dictature du parti et au communisme d’État. Nous voyons en Russie, dit-il, comment le communisme ne doit pas être introduit. La dictature centralisée du parti a miné la grande contribution de la révolution russe, sa « grande idée », les soviets d’ouvriers et de paysans à travers lesquels l’énergie productive des masses peut être canalisée dans la reconstruction révolutionnaire. En novembre 1920 il rédigea une déclaration intitulée Que faire ? dans laquelle il dénonçait les horreurs perpétrées par les dirigeants au nom de la révolution. « Lénine ne peut être comparé à aucune autre figure révolutionnaire de l’histoire. Les révolutionnaires avaient des idéaux. Lénine n’en a aucun. C’est un fou, un sacrificateur, désireux de brûler, de massacre et de sacrifier. »
Au-delà de la situation en Russie, Kropotkine pense qu’il faut « renouer avec l’idée d’une grande Internationale de tous les travailleurs du monde ». Les organisations du type IIIe Internationale dominées par un seul parti ont certes le droit d’exister, mais les nécessités les plus fondamentales de la révolution se trouvent dans « une union de tous les syndicats du monde – de tous ceux qui produisent la richesse du monde – unis de manière à libérer la production du monde de son esclavage envers le Capital » [note] .
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Armando Borghi rapporte la conversation qu’il eut avec Kropotkine, lequel critiquait les anarchistes qui soutenaient les bolcheviks. « Nous avons conversé en français, en parlant un peu de tout, en sautant la question de la guerre, point délicat pour lui. Il nous a dit qu’à cette époque, il avait remis son Appel au prolétariat d’Occident [note] à une commission de travaillistes anglais. Il insista sur le fait que le blocus affamait le peuple et favorisait la marche du bolchevisme. Un passage du texte de Borghi est intéressant parce qu’il montre que le terme « anarcho-syndicalste » est récent :
« Je compris alors le sens du nouveau binôme "anarcho-syndicaliste" qui était à la mode. Certains anarchistes étaient entrés dans l’orbite du bolchevisme, se berçant d’illusions sur le fait qu’ils l’entraînaient dans une seconde phase libertaire. Kropotkine et d’autres se sont élevés contre ce courant, lui opposant la fonctionnalité autonome des syndicats. Avec lui, Alexander Shapiro, Emma Goldman et Berkman. En réalité, les anarcho-bolcheviks ont fini par être bolcheviks, et les anarcho-syndicalistes ont fini par être exilés ou fusillés, parce qu’ils étaient en fait des anarchistes [note] . »
Goldman écrit en 1920 que Kropotkine « en était venu à croire [...] que seul le syndicalisme pouvait fournir une base de départ à la réorganisation de l’économie russe » [note].
« Je fais confiance à l’avenir, affirmait-il en mai 1920. Je crois que le mouvement syndicaliste (…) deviendra une force puissante au cours des cinquate prochaines années, et qu’il conduira à la création d’une société communiste sans État » [note] .
Pensait-il à l’Opposition ouvrière, une tendance interne au parti bolchevik qui s’était constituée en 1919 et qui proposait de remettre la gestion de l’économie à un congrès de producteurs, au mouvement syndical ?
En 1917, le parti bolchevik avait une structuration floue. Il n’était pas encore monolithique et sa centralisation était encore relative. C’est après la guerre civile qu’il devint un appareil administratif, hiérarchique et centralisé. Le politbureau n’arrivera à jouer un rôle dominant qu’à partir de 1918. Les effectifs gonflent jusqu’à 250 000 membres fin 1918. A la fin de la guerre civile, fin 1920, il y aura 600 000 membres, pour la plupart anciens contremaîtres, sous-officiers, fonctionnaires de l’ancien régime. Le parti monolithique est une création de la guerre civile.
Le programme des nationalisations est accéléré, mais cela correspond moins à un impératif politique que militaire, car le gouvernement craint que les propriétaires privés de l’industrie ne refusent de travailler pour l’armée. Dans ce processus, les syndicats vont jouer un rôle important. Les « fonctions étatiques » des syndicats, pour reprendre le terme de Lénine, s’étaient déjà considérablement étendues. Les dirigeants de l’appareil syndical sont des personnages puissants disposant d’un pouvoir étendu, mais leurs rapports avec la base sont loin d’être idylliques.
Au IIe congrès pan-russe des syndicats (16-25 janvier 1919), un délégué nommé Chirkin se plaint que « même s’il existe dans la plupart de nos régions des institutions représentant le mouvement syndical, les membres de ces institutions ne sont ni élus, ni ratifiés. » Le même délégué se plaint également que « quand il y a des élections et que les individus élus ne plaisent pas au Conseil central ou aux pouvoirs locaux, les élections sont annulées très facilement et les élus remplacés par d’autres individus, plus dociles » [note]. De telles plaintes sont loin d’être isolées. Signalons que Lozovski, qui deviendra président de l’Internataionale syndicale rouge, avait à ce moment-là quitté la parti et s’exprima tant qu’internationaliste indépendant contre la politique bolchevik dans les syndicats.
Si les comités d’usine ont été complètement liquidés, les syndicats sont sous le contrôle total de l’État. Tomski déclare à ce congrès que dès lors que « les syndicats déterminent les salaires et les conditions de travail, les grèves ne peuvent plus être tolérées. Il est nécessaire de mettre les points sur les i ».
Un exécutif est mis en place, investi de l’autorité suprême entre les congrès. Les décrets de cet exécutif sont « obligatoires pour tous les syndicats dans les affaires de leur juridiction et pour chaque membre de ces syndicats ». « La violation des décrets ou le refus de les appliquer de la part de syndicats particuliers seront sanctionnés par leur expulsion de la famille des syndicats prolétariens » [note] .
Le VIIIe congrès du parti (18-23 mars 1919)
Le VIIIe congrès du parti marque une étape car sont clairement confirmées les fonctions « étatiques » des syndicats. Par ailleurs sont vigoureusement attaqués les « éléments petits-bourgeois » qui « hésitent entre l’ancienne société et la nouvelle », ce qui est une façon de désigner ceux qui réclament la démocratie ouvrière dans les organisations de classe. En effet, des critiques de la gauche se font entendre à l’intérieur du parti, en particulier contre le centralisme extrême de l’État. On trouve l’écho de ces critiques dans le projet de programme du parti rédigé par Lénine, dans lequel celui-ci recommande de « lutter de façon (...) impitoyable contre le soi-disant radicalisme, qui n’est en fait que grossière fatuité, prétendant que les travailleurs sont capables de venir à bout du capitalisme et du régime bourgeois sans apprendre chez les spécialistes bourgeois, sans les utiliser, sans avoir suivi une longue école de travail à leurs côtés » [note] .
Le VIIIe congrès vit ainsi s’accentuer l’argumentation en faveur de l’emploi de « spécialistes ». Lénine souligne en particulier que « la couche des ouvriers qui ont en fait dirigé le pays durant cette année et appliqué toute la politique, la couche des ouvriers qui ont fait notre force, est incroyablement mince en Russie » [note] . L’historien de l’avenir, dit encore Lénine, verra que les forces qui ont dirigé le pays pendant cette période sont infimes : « Infimes, parce que les dirigeants politiques cultivés, instruits et capables étaient rares en Russie. » C’est pourquoi il est indispensable de « rechercher les moyens pratiques permettant d’utiliser dans l’industrie et – chose plus importante encore – dans les campagnes, des forces toujours nouvelles, à une échelle de masse, de faire participer au travail des Soviets des ouvriers et des paysans situés au niveau du paysan moyen, ou même au-dessous de ce niveau. Sans leur aide, à l’échelle de masse, il nous semble impossible de poursuivre notre activité ».
« Certes, la plupart des spécialistes sont pénétrés de la mentalité bourgeoise. Il faut les entourer d’une atmosphère de collaboration fraternelle, de commissaires ouvriers, de cellules communistes ; il faut les placer dans un entourage dont ils ne pourront se dégager. Mais il faut leur ménager de meilleures conditions de travail que sous le capitalisme, car autrement cette couche sociale éduquée par la bourgeoisie ne travaillera pas. Obliger toute une couche sociale à travailler sous le régime de la trique n’est pas possible… (...) Dans cette période de transition, nous devons leur assurer des conditions d’existence aussi bonnes que possible [note] . »
Le problème des « spécialistes » ne doit pas être évacué de la réflexion sur le projet révolutionnaire, et la préoccupation de la direction du parti bolchevik est parfaitement justifiée, mais la façon dont Lénine aborde la question est révélatrice d’une approche bureaucratique. Tout d’abord elle est marquée, déterminée par la politique qui a jusqu’à présent été menée par le parti, consistant à éliminer toute opposition politique, et par conséquent tout cadre économique et administratif qui ne soit pas membre du parti. Lénine en est même arrivé à considérer les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires comme des ennemis principaux (« Les mencheviks sont les pires ennemis du socialisme, car ils se déguisent en prolétaires... [note] » A tout prendre, l’appel aux anciens cadres tsaristes sera préférable à ces traîtres.
Un nouveau programme du parti fut discuté et approuvé. D’importantes concessions furent faites, matérialisées par le paragraphe 5 de la "Section économique", qui allait soulever de nombreuses controverses dans les années suivantes.
Pour mémoire : le programme du VIIIe Congrès du Parti stipule au paragraphe 5 de la « Section économique » que « l’appareil organisationnel de l’industrie socialisée doit reposer essentiellement sur les syndicats (...). Les syndicats qui, selon les lois de la République soviétique et la pratique quotidienne, participent déjà aux tâches de tous les organes centraux et locaux de l’administration industrielle, doivent procéder à la concentration effective entre leurs propres mains de l’ensemble de l’administration de l’économie dans son ensemble, considérée comme une seule unité économique (...). La participation des syndicats à la gestion économique et leur rôle, qui consiste à entraîner de larges masses dans ce travail, constitue également la meilleure méthode de lutte contre la bureaucratisation de l’appareil économique. »
Sachant qu’aucune des fonctions de l’appareil syndical n’était élective, on peut se demander comment le parti entendait empêcher qu’il se bureaucratise.
Isaac Deutscher a décrit le "paragraphe 5" comme une « lapsus syndicaliste révolutionnaire engagé par la direction bolchevique dans un esprit de gratitude sincère envers les syndicats pour le travail qu’ils ont accompli pendant la guerre civile ». Il écrit cependant que « le programme de 1919 contenait également d’autres clauses dont on pourrait dire qu’elles annulaient le “point V” ». Et il note que « Lénine et les autres dirigeants bolcheviques devront bientôt s’expliquer longuement pour invalider ce chèque en blanc que le parti avait donné aux syndicats avec tant de solennité et d’autorité.» En effet, la question du rôle des syndicats sera de nouveau posée par l’Opposition ouvrière lors du Xe congrès du parti et sera réglée fort brutalement par le pouvoir.
Il sera beaucoup fait référence à ce « paragraphe 5 » de la « Section économique ». Ceux des bolcheviks qui avaient approuvé l’incorporation des comités d’usine dans les syndicats et qui avaient fini par comprendre leur erreur s’y accrocheront car il justifie une certaine forme de pouvoir de la classe ouvrière dans l’organisation de la production. Il préfigure d’ailleurs les revendications de ce qui sera plus tard l’Opposition ouvrière.
D’autres bolcheviks, parmi lesquels Riazanov, diront au contraire que la condition de l’arrêt du développement de la bureaucratie est l’abandon des prérogatives syndicales dans l’administration de la production.
Le soudain accès de « syndicalisme » de la direction du parti s’explique par la nécessité vitale de maintenir la production des usines pendant la guerre civile. L’appareil bolchevik dans les syndicats, nommé par l’État, jouera un rôle capital dans la mise en application de la politique du parti dans le domaine économique, dans le contrôle de la classe ouvrière. Le contexte particulier de la guerre civile donnait aux dirigeants bolcheviks des syndicats un poids déterminant dans le rapport des forces lors du congrès. Il ne s’agit alors en aucun cas de rendre aux syndiqués le pouvoir dans leurs syndicats.
D’ailleurs, la bureaucratisation du parti lui-même suscite quelques oppositions. Ossinsky réclame que les ouvriers entrent en masse au comité central de façon à le « prolétariser », conclusion à laquelle Lénine n’arrivera qu’en 1923. Comme si la « prolétarisation » d’un organe de 15 membres puisse compenser l’absence de tout pouvoir de décision de la classe ouvrière. C’est d’ailleurs un peu de cela qu’on discuta également au VIIIe congrès : le déclin des soviets, qui ne jouent plus aucun rôle actif dans les problèmes de production, et qui jouent un rôle mineur dans les autres affaires. Toutes les décisions étant prises par les membres du parti, les soviets ne sont plus que des organes de ratification. Ossinsky et Sapronov développaient l’idée que le parti ne devait pas « imposer sa volonté aux Soviets », thèses qui furent catégoriquement rejetées.
De fait, en novembre 1918 les bolcheviks obtiennent 97 % de députés aux soviets. Aucune personne saine d’esprit ne peut imaginer qu’un tel score est le fait d’élections libres : à cette date, tout ce qui n’est pas bolchevik a été éliminé de toutes les institutions politiques et économiques existantes.
Pierre Broué, qu’on ne peut soupçonner d’antipathie à l’égard des bolcheviks, résume parfaitement la question : « Comment les bolcheviks pourraient-ils accepter la libre confrontation des idées et la libre compétition dans les élections aux soviets quand ils savent que les neuf dixièmes de la population leur sont hostiles », et sachant par ailleurs que les mencheviks et les anarchistes représentent désormais « une force réelle parmi les ouvriers » [note] ?
On peut dire sans risque d’erreur qu’à partir de novembre 1918, la classe ouvrière russe est définitivement écrasée.
Les mencheviks dans l’opposition
La propagande du parti communiste présente invariablement les mencheviks comme des contre-révolutionnaires, des alliés des Blancs et des partisans de l’intervention étrangère. Si les socialistes-révolutionnaires se sont opposés les armes à la main aux bolcheviks après la signature du traité de Brest-Litovsk, il n’en est rien pour les mencheviks. Pendant quatre ans, le parti menchevik joua la carte de l’opposition légale aux communistes au pouvoir, excluant le recours à la lutte armée. Partisans d’une nouvelle convocation de l’Assemblée constituante, dissoute par les bolcheviks, les mencheviks renoncèrent même, en décembre 1918, à cette revendication car elle risquait de faire le jeu de la contre-révolution.
En 1917, l’influence des mencheviks était tombée au plus bas, et beaucoup de leurs partisans s’étaient rangés du côté des bolcheviks. Pourtant, la politique du pouvoir devenait de plus en plus impopulaire et renversa la tendance. Une grande partie de la classe ouvrière soutenait de nouveau les mencheviks vers le milieu de 1918, ce qui explique les pratiques systématiques de dissolutions de soviets, de syndicats, les arrestations massives lors de réunions et de congrès ouvriers, les manipulations d’élections dans tous les organismes populaires, toutes mesures sans lesquelles les bolcheviks n’auraient pu rester au pouvoir.
Lors des élections aux soviets du printemps de 1918, dans toute la Russie, il y eut un redoublement d’arrestations, de dissolutions par la force armée et même d’exécutions sommaires là où les mencheviks obtenaient une majorité ou même une minorité importante. Les mencheviks finirent par se faire exclure du comité exécutif central du soviet de Petrograd, où ne subsista que des communistes, mesure qui s’étendit ensuite à tous les soviets du pays. Le prétexte de ces mesures était la participation des mencheviks à des révoltes sur le Don et en Sibérie. Si le cas de participation armée est avéré pour les socialistes-révolutionnaires, il n’a jamais pu être démontré pour les mencheviks. Quelques militants avaient certes participé à la révolte de Iaroslav, mais ils furent exclus. Une conférence du parti menchevik tenue en décembre 1918 donna des instructions au comité central du parti pour qu’il exclue toute personne ou groupe qui s’alliait avec les Constitutionnels démocrates, soutenait l’intervention alliée [note] ou avait recours à la lutte armée.
Malgré la répression constante, l’activité légale des mencheviks se poursuivait. Les ouvriers de plus en plus mécontents étaient sensibles à la revendication de la liberté d’élection aux soviets, de la liberté syndicale, de la liberté de parole et de presse pour les partis ouvriers et la suppression de la terreur et de la Tchéka.
A partir de 1919 l’influence menchevique s’accrut dans les syndicats, dont les militants de base n’appartenaient pas au parti communiste. En 1921, Zinoviev affirma qu’il y a 90 % d’anticommunistes chez les ouvriers de l’industrie. Trotski déclara que c’était là une « exagération monstrueuse », mais reconnaît qu’il y en a beaucoup. Lozovski, qui deviendra le dirigeant de l’Internationale syndicale rouge, dut interrompre son discours sous les huées au 2e congrès pan-russe des syndicats (16-25 janvier 1919), parce qu’il critiquait les cellules communistes qui étouffaient toute liberté syndicale dans le pays. Au 3e congrès pan-russe des syndicats (avril 1920), les mencheviks n’avaient que 70 délégués sur plus d’un millier, mais par le biais des manipulations bureaucratiques, cette représentation était bien en dessous de leur représentativité réelle à la base : ils avaient une majorité écrasante chez les typographes et dans les fédérations syndicales de la métallurgie, de la chimie et du textile.
Au congrès suivant, les délégués mencheviks n’étaient plus que neuf. L’évolution de leurs effectifs dans les congrès était inversement proportionnelle à celle de leur influence dans la classe ouvrière, ce qui inquiétait beaucoup les communistes, d’autant que dans les rangs mêmes du parti au pouvoir montaient des voix qui réclamaient une plus large représentation ouvrière dans la gestion de l’industrie, sous la forme de représentants syndicaux librement élus. La liquidation des mencheviks se fit en même temps que celle de l’opposition interne au parti communiste. Le pouvoir ordonna la clôture de tous les congrès de syndicats, la dissolution de tous les organismes syndicaux où les mencheviks avaient obtenu la majorité et leur remplacement par des instances dominées par les communistes. Pendant le reste de l’année, des manifestations ouvrières et des grèves de protestation furent suivies d’arrestations massives.
Le même processus se déroula dans les soviets, sous la forme entre autres d’arrestations systématiques de tous les dirigeants locaux proches du parti menchevik la veille des scrutins. Les votes ayant par ailleurs lieu à main levée, les électeurs favorables aux mencheviks étaient aisément repérables et étaient sujets à des représailles, ce qui décourageait les votants.
La situation des mencheviks ne s’améliora pas après l’instauration de la Nouvelle économie politique, la NEP, que Lénine mit en place pour éviter l’effondrement du régime. Cette politique était dans l’ensemble celle que les mencheviks préconisaient, ce qui les rendaient encore plus encombrants pour le parti communiste : en effet, on pouvait se demander pourquoi ce parti dont on adoptait la politique n’était pas au pouvoir. Léonad Schapiro a ainsi pu écrire :
« Ainsi périrent les mencheviks, sans avoir tiré un coup de fusil. Par une ironie de l’histoire, leur foi en la liberté démocratique n’a pas peu contribué à leur défaite. En refusant le pouvoir eux-mêmes et en hésitant à appuyer la coalition des partis antibolcheviques entre mars et novembre 1917, ils ont contribué à donner le pouvoir à Lénine. Tout en disposant, après la révolution d’Octobre, du soutien d’une grande partie de la classe ouvrière, avantage dont n’a jamais bénéficié aucun autre parti d’opposition, ils ont refusé d’employer quelque procédé que ce soit en dehors des moyens rigoureusement constitutionnels pour le lui arracher [note] . »
Ensuite, en liquidant toutes les organisations de classe et les organes de la société civile comme les coopératives, dans lesquelles se trouvaient des éléments dynamiques, actifs et entreprenants, mais où les bolcheviks étaient peu représentés, le régime a suscité une réaction de découragement et de démoralisation dans la classe ouvrière et la paysannerie.
Le mouvement coopératif en Russie avait pris à partir de 1905 un essor considérable. Il s’agissait surtout de coopératives de consommation et de coopératives agricoles. En 1871 il y avait en Russie 61 coopératives de consommation et 21 coopératives agricoles ; en 1915 le chiffre est de 10 000 et de 6 800. Le premier congrès de toutes les associations coopératives se réunit en 1908 avec près de 2 000 délégués, et fut à l’origine d’un vaste réseau de coopératives qui avaient leur propre banque, la Banque populaire de Moscou. Le mouvement était surtout animé par des paysans moyens.
Les socialistes-révolutionnaires étaient très actifs dans les coopératives agricoles. Le mouvement coopératif a joué un grand rôle dans l’amélioration des méthodes agricoles, le développement de la science agronomique et l’amélioration de la productivité en agriculture, qui était très faible. Pendant l’été de 1917, influencée par les socialistes-révolutionnaires qui voulaient alors respecter la légalité et attendre la convocation de l’Assemblée constituante, la direction du mouvement coopératif s’opposa à l’action des paysans qui exigeaient le partage immédiat des terres. En dépit de l’orientation choisie par sa direction, le mouvement coopératif avait constitué, au niveau national, une vaste infrastructure que le nouveau pouvoir s’évertua à liquider [note] .
L’activité autonome du prolétariat russe dans les organes qu’il avait constitués dans la lutte aurait permis d’accomplir une partie importante du travail réclamé des « spécialistes » par l’État ; en outre, cette activité aurait de toute façon inclus la présence, dans les entreprises, de techniciens, qui auraient été intégrés dans le processus de production, et socialement intégrés dans la construction d’une société nouvelle, mais contrôlés directement par les travailleurs. Or la politique du parti l’a conduit :
• D’une part, à utiliser nombre de « spécialistes » là où il n’y en avait pas besoin (dans les organes de répression) ou peu besoin (dans la bureaucratie, rapidement pléthorique, et dans les appareils de contrôle social et administratif). Lorsque le Sovnarkom décrète en janvier 1920 le service du travail obligatoire, un paragraphe du document regrette « la destruction du vieil appareil policier qui avait su recenser les citoyens, non seulement dans les villes mais aussi dans les campagnes » [note] ;
• D’autre part, à faire appel à des « spécialistes » dans des conditions qui, au lieu de renforcer la capacité de la société civile à se développer, renforçaient au contraire le pouvoir d’État. En d’autres termes, pour les bolcheviks c’est moins la société qui avait besoin de « spécialistes » que le pouvoir. On peut d’ailleurs considérer que les dirigeants bolcheviks sont eux-mêmes des « spécialistes » dont la fonction se limite à exercer le pouvoir et qui font appel à d’autres spécialistes pour administrer l’économie : Lénine accuse les mencheviks (« les pires ennemis du socialisme ») d’être des « demi-intellectuels », ce que sont précisément les cadres bolcheviks, mais des spécialistes n’ayant strictement aucune compétence. Mais il est difficile d’imaginer que ces « spécialistes » auxquels il fait appel soient vierges de toute opinion politique et que leur entrée en masse dans le parti ne va pas influer sur ses orientations. Le problème, c’est que ces « spécialistes » ne sont pas nommés par la base, par les comités d’usine disparus par exemple, qui auraient pu les contrôler, et éventuellement les destituer.
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Recension et commentaire du livre de Reiner Tosstorff, The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937
Ordre moral et partouze sado-maso
1 |
le 7 septembre 2020 08:10:35 par ramon |
A quand une publication rassemblant l’ensemble des textes concernant l’Internationale syndicale rouge ?
2 |
le 7 septembre 2020 11:29:37 par François-Georges |
C’est pas possible, il est revenu !!!!
3 |
le 7 septembre 2020 12:26:05 par bernard (CRML) |
Effectivement... Vous avez remarqué à gauche de cette colonne de commentaire ? Et ce n’est pas fini...
4 |
le 7 septembre 2020 14:49:29 par René |
Pour répondre à Ramon, il faut d’abord attendre que le texte soit terminé! Il faut aussi que je trouve un titre. Et puis trouver un éditeur. Il faudrait que tout ça soit terminé pour 2021, qui marque le centenaire de l’Internationale syndicale rouge.
Pour vous mettre en appétit, vous pouvez vous reporter au texte suivant de Reiner Tosstorff, que j’ai traduit pour monde-nouveau.net:
Reiner Tosstorff : La confrontation du syndicalisme révolutionnaire avec le bolchevisme
Suivi de : Commentaires sur le texte de Tosstorff
[LIEN]
J’espère pouvoir rendre à François-Georges sa tranquillité au premier trimestre de 2021.
5 |
le 9 septembre 2020 09:44:35 par ramon |
J’attends avec impatience la fin de cette série d’articles, mais évidemment pas pour les mêmes raisons que cet imbuvable François-Georges.
6 |
le 11 septembre 2020 16:08:25 par François-Georges |
François-Georges te dit "Crotte".
7 |
le 11 septembre 2020 23:27:52 par Gédéon Laluzerne |
On croirait entendre Finkielkraut...