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Histoire
par René Berthier le 28 septembre 2020

L’ Internationale syndicale rouge (19e partie)

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Résumé conclusif (1re partie)

Selon l’historien allemand Reiner Tosstorff [note] , l’Internationale syndicale rouge, qui fut « l’expression organisée au niveau international des activités syndicales communistes», fut traitée de manière superficielle et négligée dans l’historiographie récente. Bien qu’elle prétendît jouer un rôle indépendant sur le plan international, l’ISR apparaît presque toujours comme un effet collatéral de l’histoire de l’Internationale communiste qui réunissait les partis communistes.
Pour certains, l’ISR « ne sera jamais plus qu’une note de bas de page dans l’histoire du mouvement ouvrier, elle n’a jamais représenté grand chose» (Geoffrey Swain). Pour d’autres, « elle fut dans les années 1920, de loin la plus puissante et la plus importante des organisations auxiliaires qui gravitaient autour du Komintern. C’était, en effet, la seule qui pouvait revendiquer une certaine indépendance, et elle fut plus qu’un organe subsidiaire » (E.H. Carr). Ces deux opinions extrêmes ne sauraient être retenues, selon moi : elles reflètent plutôt les a priori idéologiques de leurs auteurs qu’une réalité historique.

• Marcel van der Linden - Wayne Thorpe, Revolutionary Syndicalism. AnInternational Perspective, Aldershot 1990;
• Frederick Kaplan, Bolshevik Ideology, • Wayne Thorpe, The Workers Themselves’. Revolutionary Syndicalism andInternational Labour, 1913-1923, Dordrecht. 1989;
• Robert Wohl, French Communism in the Making, 1914-1924, Stanford 1966.
• Bruno Groppo, “La Création du Conseil international des syndicats, (Moscou,juillet 1920), Communisme, revue d’études pluridisciplinaires, 1, 1982.

Loin d’être une « note en bas de page » l’ISR fut incontestablement une réalité en puissance qui ne put s’accomplir. Quant à l’indépendance dont elle put se revendiquer, on peut dire là encore que ce fut une indépendance potentielle qui fut brisée dès le départ par la volonté de ses fondateurs. C’est la confrontation entre syndicalistes révolutionnaires et bolcheviks qui donna la première impulsion vers la fondation de l’ISR, parce qu’une telle organisation n’entrait pas dans le cadre conceptuel des bolcheviks.
J’ajouterai que la totale ignorance des questions syndicales par les bolcheviks se révéla par le fait que pour prendre la présidence de l’ISR, ils durent chercher Losovski, un militant qui avait eu des relations tumultueuses avec le parti (exclu, réadmis et plutôt non orthodoxe): c’était un des rares militants d’envergure qui avait une certaine expérience syndicale, acquise à la CGT française. Mais cette confrontation ne fut que le point de départ de l’ISR.
On a déjà là en germe l’une des contradictions qui apparaîtront rapidement : Alors que l’ISR fut fondée avec des militants qui étaient en opposition radicale avec l’Internationale d’Amsterdam, la stratégie soviétique du « Front unique» [note] en vint rapidement à considérer comme essentiel un rapprochement avec les organisations réformistes et, à ce titre, l’ISR devint un obstacle à cette stratégie. En d’autres termes, l’Internationale syndicale rouge fut fondée en même temps que fut mise en œuvre la stratégie de Front unique pour la réalisation de laquelle l’ISR allait devenir un obstacle !...

Le pouvoir soviétique tenta de dissoudre une Internationale syndicale devenue encombrante, mais Reiner Tosstoff montre que « les initiatives en vue de la dissoudre rencontreront une résistance féroce de la part de l’appareil de l’ISR, pour des raisons d’auto-préservation bureaucratique, pour ainsi dire, menées par le secrétaire général de l’organisation, Alexandre Losovsky» (p. 3).

Si le mouvement libertaire connaît peu l’Internationale communiste, il connaît encore moins l’Internationale syndicale rouge, ou « Profintern ». Ces deux instances ne sont que très rarement mentionnées dans les textes du mouvement. Or les organisations internationales crées par les bolcheviks — l’IC au niveau politique et l’ISR au niveau syndical – ont joué un rôle si déterminant dans l’histoire de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire à partir des années 20 qu’il est impossible de comprendre le destin de ces deux courants après la révolution russe sans y faire référence. Je dirais même qu’on peut considérer l’anarcho-syndicalisme comme un effet collatéral de la création de l’Internationale syndicale rouge.

Après la fondation de l’Internationale communiste en mars 1919, les dirigeants bolcheviks avaient très rapidement fait deux constats:
1. L’extension de la révolution à l’Europe, et en particulier à l’Allemagne, avait échoué.
2. Peu de monde ralliait l’Internationale communiste.

Les autorités soviétiques parvinrent à la conclusion que la priorité absolue devait être d’assurer la préservation du régime mis en place par le coup d’État d’octobre 1917 ; elles comprirent également que les éléments dissidents des partis socialistes qui se ralliaient à la Révolution russe, souvent constitués de petits bourgeois, d’intellectuels ou de jeunes ouvriers inexpérimentés, de socialistes opportunistes, ne suffiraient pas pour constituer une force et qu’il faudrait rallier le noyau militant du mouvement ouvrier international, constitué dans presque tous les pays par les organisations syndicalistes révolutionnaires, ou par les minorités syndicalistes révolutionnaires qui militaient dans les centrales syndicales réformistes.

Les communistes russes avaient un besoin vital de caution révolutionnaire auprès du mouvement ouvrier international, et cette caution ouvrière, ils ne pouvaient la trouver que dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire et accessoirement dans une partie du mouvement anarchiste, celle qui constituait en quelque sorte le « noyau dur» du courant SR. Cela n’empêchait d’ailleurs pas les bolcheviks de réprimer férocement en Russie même ces courants révolutionnaires dont ils réclamaient le soutien en dehors du pays. Précisément, si l’un des points de rupture entre bolcheviks et syndicalistes révolutionnaires porta sur la question de l’indépendance syndicale, l’autre porta sur la répression des anarchistes et des ouvriers en général, par le pouvoir soviétique. Ces deux points en entraînaient un autre : jusqu’à quel point les syndicalistes révolutionnaires pouvaient-ils continuer de travailler avec les communistes russes, dans une Internationale dominée par eux.
Le double constat de la faiblesse des partis communistes constituant l’IC, et de la puissance du courant syndicaliste révolutionnaire international, conduisit les communistes russes à la conclusion qu’il fallait mettre en place une structure de type syndical qui serait susceptible de rassembler des organisations qui auraient refusé d’adhérer à une Internationale politique, ou plus précisément à une Internationale des partis. L’Internationale syndicale rouge s’est constituée en juillet 1921 dans la foulée du 3e congrès de l’Internationale communiste (juin 1921), en plein reflux du mouvement révolutionnaire en Europe. Très rapidement, des désaccords apparurent. Reiner Tosstorff nous dit que le point culminant du congrès fut le débat, qui dura trois jours, sur la question des relations entre l’ISR et l’IC :

« Ce que cela signifiait pour la majorité communiste, c’était que s’ils ne parvenaient pas à obtenir l’adhésion directe des syndicats au Komintern, à cause de l’opposition d’une partie considérable du groupe des syndicalistes révolutionnaires, ils pourraient au moins établir le lien le plus proche possible entre l’Internationale syndicale et l’Internationale des partis politiques. » (p.362.)
Afin de rallier à eux les syndicalistes révolutionnaires, les communistes russes se trouvèrent obligés de mettre des formes, en particulier sur la question de l’indépendance syndicale, que les délégués syndicalistes révolutionnaires allaient inévitablement poser – une question sur laquelle les communistes russes n’entendaient pas faire de concessions, mais qu’ils s’efforcèrent d’étouffer par de vagues engagements qu’ils ne tinrent pas. Mais créée à l’initiative du pouvoir soviétique, poursuivant les objectifs définis par celui-ci, financée par lui, ayant son siège en Russie, personne ne pouvait douter que l’ISR, fût un outil au service de l’Internationale communiste.
L’occultation du rôle de l’Internationale syndicale rouge dans les histoires du mouvement ouvrier est due sans doute au fait qu’elle fut dès le départ conçue par les dirigeants bolcheviks comme un simple auxiliaire de la politique extérieure du communisme russe, et que pour comprendre cette politique extérieure, il suffisait de s’en tenir à l’examen de l’activité de l’Internationale politique, le Komintern. Attitude fort peu dialectique, qui évacue le fait que ces deux instances avaient des bases sociales totalement différentes et ne pouvaient donc être abordées avec des critères d’analyse identiques. Tosstorff décrit les difficultés qu’avaient les délégués syndicalistes révolutionnaires à se rencontrer dans des chambres d’hôtels exiguës, mais aussi les difficultés liées à la barrière des langues, et les désaccords tactiques qui étaient apparus entre le organisations ayant une base de masse et le groupes minoritaires dans leur pays.

« Ce ne sont pas seulement des difficultés linguistiques qui empêchèrent les groupes d’opposition au congrès de l’ISR de parvenir à un accord. Les représentants d’organisations ou de courants syndicalistes révolutionnaires influents en France et en Espagne étaient confrontés à des problèmes différents de ceux des délégués des ‘organisations syndicalistes révolutionnaires indépendantes’ d’Europe centrale et des pays anglophones.» (p. 392)
Ces différences, nous dit Tosstorff, déterminèrent grandement les positions des uns et des autres sur les questions de tactique. Elles jouèrent également un rôle dans la question de savoir s’il fallait quitter l’ISR immédiatement ou s’il était possible de travailler sur le long terme au sein de l’organisation. Selon Tosstorff, les représentants des grandes organisations SR étaient favorables à la première option tandis que ceux des minorités syndicalistes étaient favorables à la seconde.

Au-delà de l’objectif proclamé de l’extension mondiale de la révolution, l’Internationale communiste devint très rapidement une organisation dont l’objectif réel était de soutenir le pouvoir soviétique, de relayer la politique internationale de l’Union soviétique, de constituer des noyaux prolétariens susceptibles de fonder des partis communistes dans tous les pays.

L’intérêt du travail de Reiner Tosstorff sur l’Internationale syndicale rouge, selon moi est triple:

1. Il montre à quel point la fondation de l’ISR est liée à la rencontre, au niveau international, entre syndicalisme révolutionnaire et communisme. David Berry a montré dans son ouvrage Le mouvement anarchiste français 1917-1945 (Éditions libertaires) que les premières années de la révolution russe ont été caractérisées par le soutien enthousiaste des mouvements anarchiste et SR en France. Le même enthousiasme eut lieu au niveau international [note] .
2. Il remet à leur place un certain nombre d’idées reçues qui depuis quelque temps tendent à mythifier le rôle de cette organisation. Tosstorff montre au contraire qu’elle fut un relatif échec et que son bilan est franchement mauvais.
3. Il montre que les tendances au centralisme et à l’uniformité idéologique étaient en place avant Staline. C’est là un constat que les anarchistes ont fait depuis longtemps, mais il est bon qu’il soit fait dans un ouvrage érudit et académique qui, je pense, fera référence.

Selon Reiner Tosstorff, la fondation de l’Internationale syndicale rouge fut une réaction des Soviétiques à la fondation, à l’issue de la guerre, de la Fédération syndicale internationale (FSI), réformiste, dont le siège était à Amsterdam. Le premier pas vers la création par les bolcheviks d’une Internationale syndicale révolutionnaire fut l’organisation en 1920 d’un Conseil international des syndicats chargé de convoquer un congrès international [note] . Mais contrairement à ce que voudrait une approche « révisionniste » de l’histoire de l’ISR, celle-ci resta une organisation étroitement sectaire qui échoua à gagner une influence de masse aux dépens des mastodontes réformistes qu’étaient les Trade unions britanniques et les syndicats social-démocrates allemands, tous deux adhérents de la Fédération syndicale internationale.

Lorsque l’ISR s’est créée, la vague révolutionnaire avait reflué. On peut même dire qu’elle fut un produit de ce reflux, au même titre que la stratégie de Front unique. La nécessité absolue dans laquelle s’était trouvée l’Internationale communiste, puis l’Internationale syndicale rouge, d’attirer les éléments révolutionnaires, c’est-à-dire les syndicalistes révolutionnaires, avait perdu de son intérêt dès 1923. A cette date, les militants syndicalistes révolutionnaires avaient soit rejoint le parti communiste, ou quitté l’ISR. Tant qu’il était resté des militants syndicalistes révolutionnaires, leur manière d’aborder les problèmes pouvait encore se faire un peu entendre dans les débats, mais on peut dire que les derniers à être partis furent les derniers à avoir compris qu’ils n’avaient jamais été autre chose qu’un alibi révolutionnaire au profit d’une organisation internationale dont l’objectif a rapidement cessé d’être la révolution mondiale mais la sauvegarde des intérêts nationaux de l’Union soviétique.



PAR : René Berthier
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1

le 29 septembre 2020 12:50:58 par François-Georges

« Résumé conclusif » ??? Est-ce à dire que nous nous dirigeons enfin vers la terminaison de ce pensum indigeste?

2

le 29 septembre 2020 21:26:04 par Gédéon Laluzerne

sauf si ce "résumé conclusif" est lui-même suivi d’une "conclusion résumante"... pas sorti le cul des ronces...