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par René Berthier le 26 avril 2020

Histoire : L’Internationale syndicale rouge (1ère partie)

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Le mouvement anarchiste et le mouvement syndicaliste révolutionnaire apportèrent leur soutien inconditionnel à la Révolution russe à ses débuts, mais peu à peu, au fur et à mesure que les informations parvenaient en Europe occidentale, des doutes apparurent sur le caractère émancipateur de la révolution et sur la nature réelle du régime mis en place par les bolcheviks.
Ayant un besoin vital de soutien international, le pouvoir soviétique créa en mars 1919 l’Internationale communiste – ou Komintern – dont la fonction était d’encourager la formation de partis communistes destinés à soutenir la politique internationale de la Russie communiste. Mais rapidement, les bolcheviks se rendirent compte que cela ne suffisait pas parce que la masse du prolétariat international échappait à leur contrôle. Ils créèrent donc une annexe syndicale au Komintern : l’Internationale syndicale rouge – ou ISR, dont la fondation eut des conséquences très importantes sur le destin ultérieur du mouvement anarchiste et du mouvement syndicaliste révolutionnaire, provoquant une fracture irrémédiable qui sera à l’origine de la formation de l’anarcho-syndicalisme.
Dans la perspective du centenaire de la fondation de l’Internationale syndicale rouge en 2021, René Berthier nous livre en « feuilleton » ses réflexions tirées d’un travail qu’il a intitulé « L’Internationale syndicale rouge et l’opposition syndicale au bolchevisme ».






1. Introduction

Le mouvement libertaire connaît peu l’Internationale syndicale rouge qui s’est constituée en juillet 1921, dans la foulée du 3e congrès de la IIIe Internationale (juin 1921) et qui fut, sur le plan syndical, une « annexe » de cette dernière, une annexe qui devait jouer un rôle déterminant dans la stratégie internationale des communistes russes.
L’occultation du rôle de l’Internationale syndicale rouge dans les histoires du mouvement ouvrier est due sans doute au fait qu’elle fut dès le départ conçue par les dirigeants bolcheviks comme un simple auxiliaire de la politique extérieure du communisme russe, et que pour comprendre cette politique extérieure, il suffisait de s’en tenir à l’examen de l’activité de l’Internationale politique, le Komintern.
Attitude fort peu dialectique, qui évacue le fait que ces deux instances, créées à l’initiative du pouvoir soviétique, poursuivant les objectifs définis par celui-ci, avaient des bases sociales totalement différentes et ne peuvent donc être abordées avec des critères d’analyse identiques.
En effet, après la fondation de l’Internationale communiste en mars 1919, les dirigeants bolcheviks avaient très rapidement fait deux constats :

1. Peu de monde ralliait l’Internationale communiste ; les partis communistes fondés à la suite de la Révolution russe étaient très minoritaires, constitués d’éléments socialement hétéroclites, extérieurs à la classe ouvrière, souvent parfaitement opportunistes.
2. L’extension de la révolution à l’Europe avait échoué.

Les autorités soviétiques parvinrent très rapidement à la conclusion que la priorité absolue devait être d’assurer la préservation du régime mis en place par le coup d’État d’octobre 1917 ; elles comprirent également que les éléments dissidents des partis socialistes qui se ralliaient à la Révolution russe, souvent constitués de petits bourgeois, d’intellectuels ou de militants ouvriers peu expérimentés, ne suffiraient pas pour constituer une force réelle et qu’il faudrait rallier le noyau militant du mouvement ouvrier international, constitué dans presque tous les pays par les organisations syndicalistes révolutionnaires, ou par les minorités syndicalistes révolutionnaires, parmi lesquels se trouvaient beaucoup d’anarchistes, et qui militaient dans les centrales syndicales réformistes. Cela n’empêchait d’ailleurs pas les bolcheviks de réprimer férocement en Russie même ces courants révolutionnaires dont ils réclamaient le soutien en dehors du pays.
Le double constat de la faiblesse des partis communistes constituant l’Internationale communiste et de la puissance du courant syndicaliste révolutionnaire international, conduisit les communistes russes à la conclusion que pour constituer des noyaux prolétariens susceptibles de fonder des partis communistes dans tous les pays, il fallait mettre en place une structure susceptible de rassembler des organisations qui refuseraient d’adhérer à une Internationale politique, ou plus précisément à une Internationale des partis, mais qui pourraient accepter d’adhérer à une internationale syndicale.
C’est ainsi que l’Internationale syndicale rouge, bien qu’apparemment en retrait, fut en fait l’outil le plus efficace de la politique internationale de l’Union soviétique, un outil dont personne ne peut raisonnablement douter qu’il fut totalement sous le contrôle des communistes russes.
Bien entendu, il nous faudra fournir des arguments pour étayer cette thèse.

Il se produisit au sein du courant syndicaliste révolutionnaire français et du mouvement anarchiste une coupure due à des interprétations divergentes sur la nature du régime soviétique.

• Fallait-il soutenir le régime parce qu’il avait renversé le capitalisme et qu’il mettait en place, malgré les difficultés, les bases d’un système communiste ?
• Fallait-il refuser de le soutenir parce que le régime avait mis en œuvre un formidable appareil de répression dont la classe ouvrière était la première victime, et qu’un tel régime ne pouvait en aucun cas réaliser le socialisme ?

Si on devait personnaliser cette coupure, on pourrait dire qu’en France Pierre Monatte représentait le premier courant. C’était une personnalité marquante de la CGT française qui sortit de la guerre avec un énorme prestige auprès du mouvement ouvrier à cause de son refus de soutenir la guerre [note] . Son soutien aux bolcheviks fut donc un atout essentiel pour la propagande en faveur du régime. Il préconisa la participation du mouvement syndical français aux structures internationales mises en place par les communistes russes (Internationale communiste, et surtout l’Internationale syndicale rouge), et adhéra au Parti communiste français, dont il fut d’ailleurs rapidement exclu.
Pierre Besnard représentait le courant qui s’opposait au soutien aux communistes russes, qui s’opposa à la mainmise des communistes sur le mouvement syndical et à l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge.

La tragédie du syndicalisme révolutionnaire fut précisément qu’en Europe, beaucoup de militants de ce courant soutinrent le pouvoir bolchevik et demeurèrent sourds et aveugles face aux avertissements qui leur parvenaient sur la nature du régime. Notre intention est de montrer que si l’éloignement et l’absence d’information ont pu créer pendant un court moment une certaine confusion, beaucoup de militants, comme Pierre Monatte en France, ne pouvaient pas ignorer ce qui se passait en Russie.
Il se produisit donc, au sein même du mouvement syndicaliste révolutionnaire, une coupure entre ceux qui décidèrent de soutenir les communistes russes alors même que ces derniers s’engageaient dans la voie du communisme concentrationnaire [note] , et ceux qui décidèrent de rompre avec eux pour mettre en place une alternative aux institutions internationales que l’État soviétique contrôlait.
Cette division au sein du mouvement syndicaliste révolutionnaire international qui conservait encore, après la guerre, une influence importante, fut tragique car elle contribua de manière décisive à l’affaiblir alors même que ses positions restaient extrêmement fortes.
Le terme « anarcho-syndicaliste », d’origine russe, était utilisé couramment en Russie avant la révolution de 1917. Il semble avoir été inventé par un militant russe, Novomirski. Il n’est apparu en France qu’en 1922 lorsque, au congrès fondateur de la CGTU, Lozovsky, secrétaire général de l’Internationale syndicale rouge, l’utilise pour discréditer les « minoritaires » opposés à la ligne de l’ISR. L’année suivante Andrès Nin, secrétaire adjoint de l’ISR, se réclamera du « communisme » et du « syndicalisme révolutionnaire » contre l’« anarchisme ». Parler d’anarcho-syndicalisme en 1906, au moment de la charte d’Amiens, par exemple, est donc inapproprié. Les anarchistes alors engagés dans l’action syndicale au sein de la CGT étaient « syndicalistes révolutionnaires » au même titre que les marxistes partisans de l’indépendance syndicale. Il ne fait pas de doute que le syndicalisme révolutionnaire, comme pratique et comme doctrine, est antérieur à l’anarcho-syndicalisme.
La CNT espagnole se déclarait « syndicaliste révolutionnaire », comme de nombreux documents de l’époque l’attestent. Ce n’est qu’en 1919 que l’organisation espagnole, à l’occasion d’un congrès, décida d’adhérer aux principes du communisme libertaire. On peut dire par conséquent que le syndicalisme révolutionnaire constitue un des fondements de l’anarcho-syndicalisme, le second étant un développement ultérieur du premier. Cependant, les deux termes, et les deux concepts, finirent par se confondre largement et devenir presque synonymes, en tout cas dans de nombreux pays d’Europe occidentale.

Le reflux de la révolution poussa les bolcheviks russes à abandonner l’idée d’une révolution internationale et à mettre sur pied une nouvelle stratégie, celle du « Front unique » : désormais, les actions révolutionnaires ne sont plus à l’ordre du jour, il faut travailler sur le long terme. Les militants révolutionnaires vont devoir se résoudre à se livrer à l’action parlementaire – projet qu’il sera difficile à faire admettre à des militants syndicalistes révolutionnaires hostile à cette stratégie. Ils vont devoir également rester dans les syndicats réformistes afin de montrer qu’ils sont les mieux armés pour la lutte revendicative. Il s’agit, clairement, de couper l’herbe sous le pied des réformistes. L’ISR joua un rôle décisif dans ce processus : son activité dans le mouvement syndical international de tous les pays fut marquée par une succession ininterrompue de scissions.

1 Pierre Monatte démissionna en décembre 1914 du comité confédéral de la CGT et diffusa lui-même sa lettre de rupture. Cette démission eut pour principale conséquence qu’il cessa de bénéficier de la « protection » que lui offrait son mandat à la CGT contre la mobilisation. Néanmoins, il rejoignit un mois plus tard le 252e régiment de Montélimar et partit pour le front. Il fut même décoré pour faits de guerre [Maitron]. Son attitude tranche avec celle de Gaston Leval qui refusa de combattre et déserta.
2 Rappelons que la Tchéka fut créée en décembre 1917.

PAR : René Berthier
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