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Histoire
par René Berthier le 8 mars 2021

L’insurrection de Cronstadt, moment charnière de la Révolution russe (2e partie)

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Première partie

La fin des grèves à Petrograd : l’isolement de Cronstadt

La question cruciale pour les marins insurgés résidait dans l’attitude que va prendre la population de Petrograd : comment les ouvriers allaient-ils soutenir la rébellion cronstadtienne ?

Trotski, et d’autres après lui, ont affirmé que la composition sociale et politique des marins de Cronstadt avait évolué depuis 1917 et que « Cronstadt la rouge était devenue Cronstadt la blanche » : les marins d’extraction prolétarienne, « l’orgueil et la gloire » de la révolution avaient été remplacés par des hommes venus de régions rurales dont la rébellion aurait été l’expression de l’opposition de la petite paysannerie au pouvoir soviétique. P. Avrich ne conteste pas que la garnison était constituée pour les trois quarts de marins d’origine paysanne alors qu’en 1917 elle était faite de matelots recrutés en majorité dans le prolétariat de Petrograd. Mais ce constat ne semble pas avoir chez lui l’importance que lui attribuait Trotski : marins d’origine ouvrière ou paysanne ne se comportèrent pas de manière différente pendant l’insurrection. (Paul Avrich, La tragédie de Cronstadt, 1921, éd. Du Seuil, 1975,)
Or lorsqu’on voit la composition du Comité révolutionnaire provisoire élu le 2 mars [note] , ils ont tous une « haute qualification professionnelle demandant plusieurs années de formation » : ce sont tous des « vétérans de Cronstadt bien au fait de ses récentes luttes révolutionnaires », écrit Alexandre Skirda.

Un auteur aux sympathies trotskistes (Jean-Jacques Marie) écrit que Cronstadt se trouve isolée parce que les ouvriers de Petrograd ne leur sont pas favorables car ils sont considérés comme des oisifs, n’ont pas à combattre et sont désœuvrés. En outre, ce seraient des privilégiés car leur ration alimentaire serait deux fois supérieure à celle des ouvriers. L’argument entre en contradiction avec l’une des revendications des marins : l’égalité des rations alimentaires avec les communistes. (« IX. Fournir, à tous les travailleurs une ration égale, à l’exception de ceux des métiers insalubres qui pourront avoir une ration supérieure »). Les marins, qui réclamaient des rations égales à celles des communistes, auraient bénéficié de rations alimentaires deux fois supérieures à celles des ouvriers… C’est naturellement absurde.
En 1938 Trotski écrivit que le soulèvement était marqué par le caractère réactionnaire et petit-bourgeois des participants socialistes-révolutionnaires et anarchistes. Il décrit les marins comme « des éléments complètement démoralisés qui portaient d’élégants pantalons bouffants et se coiffaient comme des souteneurs ». Alors que la population de Petrograd était affamée, il y avait à Cronstadt, dit Trotski, « d’importantes réserves de denrées variées ». En outre, les marins de la forteresse « trafiquent sur les draps, le charbon, le pain » [note] . En réalité, « il y avait très peu de réserves alimentaires à Cronstadt, ce qui contribua grandement à saper la résistance physique des insurgés », dit Alexandre Skirda, qui a eu accès à des documents russes de l’époque [note] . Ce constat suffit pour écarter la prétendue préméditation du mouvement.
En outre les communistes insistent sur le fait qu’il y aurait eu dans la forteresse un général « blanc ». Mais ils omettent de dire que le général Koslovski était un conseiller militaire, ancien major-général de l’artillerie pendant la Première Guerre mondiale qui avait été nommé là par le gouvernement soviétique et qu’il n’a eu aucune part dans l’insurrection. Cependant les bolcheviks ne se privèrent pas de diffuser une vaste propagande assurant que les Blancs dirigeaient l’insurrection.
De même, les bolcheviks, Lénine, Trotski et l’ensemble des communistes de la planète après eux, déclarent que l’insurrection avait été planifiée de l’étranger par les Blancs, la preuve étant que les journaux de Paris et de Londres en parlaient plusieurs semaines auparavant. Mais il était impossible d’ignorer la colossale crise économique et politique que traversait la Russie, et les dirigeants bolcheviks eux-mêmes disaient que toute la population était contre eux. Personne ne pouvait ignorer que la situation était explosive.
Henri Arvon a-t-il raison d’écrire que « les marins de Cronstadt […] sont appuyés par une importante fraction de la population ouvrière de Petrograd » [note] ? La nouvelle de l’insurrection s’était rapidement répandue dans la ville, mais la presse aux ordres répandit efficacement un flot de calomnies afin de semer le doute. Il semble donc que la population de Petrograd ait plutôt eu une attitude passive, mais il est vrai que depuis la proclamation de l’état de siège la ville était quadrillée par des patrouilles de tchékistes et de kursantis, des élèves officiers fanatiques qui semaient la terreur et qui avaient l’ordre de tirer à vue sur tout attroupement. A cela s’ajoutait la faim, la lassitude de la guerre civile.
Il est vrai que certaines concessions faites par Zinoviev, président du Comité de défense de Petrograd, autorisant la population à chercher du ravitaillement à la campagne et annonçant l’achat de charbon et de blé par le gouvernement, a pu faire baisser la pression. C’est ainsi que le 1er mars, au moment même où, à Cronstadt, la résolution décisive était votée, les barrages routiers furent levés, les détachements militaires retirés des usines ce qui a fit immédiatement cesser les grèves à Petrograd. « L’annonce de la NEP, écrit Skirda, laissant croire à une libéralisation du régime, achève de désamorcer toute tentative de solidarité active avec Cronstadt ».
Pour étendre l’insurrection, il aurait fallu qu’elle se propage sur le continent. Le Comité révolutionnaire de Cronstadt envoya des délégués pour distribuer le texte de la résolution, mais ils furent aussitôt arrêtés par la Tchéka, condamnés à mort et fusillés deux semaines plus tard.
À Oranienbaum, la ville qui fait face à Cronstadt au sud, des émissaires cronstadtiens (250 selon Henri Arvon, « quelques dizaines » selon J-J. Marie), furent accueillis par des tirs de mitrailleuses selon H. Arvon (« interceptés », selon Jean-Jacques Marie). Aucune liaison avec le continent n’était possible. Sur le plan politique comme sur le plan militaire, la situation se présentait d’autant plus mal que les insurgés refusaient de mener une opération militaire contre Oranienbaum, à partir de laquelle ils auraient pu créer une tête de pont et se diriger vers Petrograd, comme le proposaient certains conseillers. Les marins étaient convaincus de l’échec de cette initiative : il faut rappeler que n’ayant pas prémédité l’insurrection, ils étaient relativement à court à la fois de vivres et de munitions.
Quatre anarchistes qui se trouvaient alors à Petrograd. (qu’Alexandre Skirda qualifie de « collaborationnistes »), Alexandre Berkman, Emma Goldman, Perkus et Petrovsky, écrivirent le 5 mars au soviet de Petrograd pour proposer d’envoyer à Cronstadt une délégation de cinq personnes dont deux anarchistes pour négocier pacifiquement la fin du conflit. Zinoviev ne répondit pas à cette proposition mais adressa le 6 mars aux Cronstadtiens un télégramme leur proposant l’envoi d’une délégation composée de membres du parti et de sans-partis. Les marins refusèrent car ils n’avaient aucune confiance dans le caractère « sans parti » des sans parti évoqués. Cette réponse, d’une « hauteur qui frise l’insolence », écrit Henri Arvon, est une « réponse incompréhensible qui équivaut à une fin de non-recevoir, voire à une véritable provocation » [note] . Cette réponse n’est absolument pas « incompréhensible », elle reflète tout simplement l’absence totale de confiance envers les autorités communistes.
Il n’y a pas eu de négociations, simplement des provocations de Zinoviev : « Vous êtes entourés de tous côtés. Quelques heures encore et vous serez obligés de vous rendre. Cronstadt n’a ni pain ni combustible. Si vous persistez on vous tirera comme des perdrix. » (cf. Skirda, p. 69).
L’ultimatum qu’avait lancé le soviet de Petrograd aux insurgés fut dès lors levé et les hostilités proprement militaires pouvaient commencer.

Le Xe congrès du parti, Cronstadt et l’Opposition ouvrière
Lorsque le 10e congrès du parti est convoqué, le pays tout entier est dans un état de crise profond, des soulèvements ont lieu partout, des grèves secouent toute l’économie. En outre, de nombreuses oppositions internes au parti apparaissent, les dirigeants sont dans un état de panique devant la perspective de perdre le pouvoir. « Un climat semi-hystérique, comme on n’en avait jamais connu dans les réunions bolchéviks, s’imposa dans les séances », peut-on lire dans « Les bolcheviks et le contrôle ouvrier de Maurice Brinton.
L’insurrection (1er-18 mars 1921) éclate au moment même où se déroulait le Xe congrès du parti bolchevik (8-16 mars). Ce congrès est important car le parti est remis en cause partout : « Zinoviev estimait qu’en 1921 il y avait 90 ou même 99 p. 100 d’anticommunistes parmi les ouvriers de l’industrie. Même Trotski, qui traitait à l’époque cette affirmation d’“exagération monstrueuse”, reconnaissait qu’ils étaient “très nombreux” » [note] .

L’Opposition ouvrière
Mais le parti est aussi remis en cause à l’intérieur par plusieurs groupes d’opposition dont le plus important et le plus gênant pour la direction du parti est l’Opposition ouvrière, le seul groupe d’opposition qui ait eu une importante base ouvrière dans les syndicats. Devant l’incapacité de la direction du parti à assumer les tâches économiques, l’Opposition ouvrière proposait de remettre la gestion de l’économie aux mains des syndicats, qui étaient plus proches du système productif et plus à même de prendre les bonnes décisions. Naturellement les dirigeants de cette opposition furent accusés par Lénine de « déviation anarcho-syndicaliste » [note] .
.
Pourquoi parler de cette tendance interne au parti communiste russe dans un texte sur l’insurrection de Cronstadt ? Évoquer l’Opposition ouvrière dans une réflexion sur l’insurrection de Cronstadt est nécessaire parce que ce groupe oppositionnel a fini par devenir l’expression des mécontents à l’intérieur du parti : Lénine va donc s’en servir de manière obsessionnelle lors du congrès en amalgament l’Opposition ouvrière, qualifiée de déviation anarcho-syndicaliste, et les marins de Cronstadt, qualifiés de soutiens de la réaction.
L’insurrection était le symptôme, à l’extérieur du parti, d’un phénomène qui se produisait à l’intérieur de celui-ci. Si l’insurrection de mars 1921 fut la dernière expression ouverte d’une révolte contre l’oppression communiste, la liquidation de l’Opposition ouvrière au Xe congrès du parti représente peut-être l’élimination du dernier obstacle à la consolidation des mesures qui conduiront à la stalinisation de la société. Toutes les oppositions internes au parti, et en particulier l’Opposition ouvrière, qui se sont finalement couchées devant leurs dirigeants au nom de la prétendue « discipline de parti », sont responsables du destin qu’a connu la révolution après 1921,

Le congrès s’ouvrit par une violente diatribe de Lénine contre l’Opposition ouvrière, accusée d’être « une menace pour la révolution », une déviation « petite-bourgeoise », « syndicaliste et anarchiste ». L’Opposition fit l’objet d’un feu roulant d’attaques de la part de Lénine et Trotski, qui mirent en parallèle le danger que faisait peser l’insurrection des marins pour la survie de la révolution et le danger que faisait peser l’Opposition ouvrière pour l’unité du parti, les deux phénomènes étant qualifiés d’anarchistes et de petits bourgeois.
L’Opposition ouvrière est accusée d’être pénétrée par « d’anciens mencheviks, ainsi que d’ouvriers et de paysans qui n’ont pas entièrement assimilé la doctrine communiste ; mais elle est due surtout à l’influence qu’exerce sur le prolétariat et le PCR l’élément petit bourgeois exceptionnellement puissant dans notre pays » [note] . Accusation d’autant plus absurde que l’Opposition ouvrière était constituée de syndicalistes, elle était fortement implantée dans la métallurgie notamment, et que l’un e des causes de sa création avait été la lutte contre l’entrée en masse d’éléments « petit-bourgeois » dans le parti !
Le danger extrême qui constituait l’Opposition ouvrière résidait dans le fait que certains de ses membres commençaient à poser des questions embarrassantes, à remettre en cause la suprématie du parti et à s’interroger sur la nature de classe de l’État communiste. Or c’étaient exactement les mêmes questions que se posaient les marins de Cronstadt.

Cependant, quelque « sympathique » que puisse paraître ce courant, somme toute le plus réaliste du parti bolchevik, il convient de rappeler qu’il n’intéressait que les communistes du mouvement syndical, qui formaient une minorité impopulaire. En outre, l’Opposition ouvrière n’envisageait pas que quiconque autre qu’un communiste puisse diriger les syndicats. Il ne s’agissait en rien de permettre aux ouvriers d’élire librement leurs représentants.
L’Opposition ouvrière ne faisait aucune critique de la domination du parti sur l’ensemble du prolétariat. Lorsque Alexandra Kollontaï, l’une des dirigeantes de cette tendance, déclara que « les nominations ne doivent être tolérées qu’à titre d’exception ; récemment elles ont commencé à devenir la règle », il ne lui vient pas à l’esprit que dans ce cas l’exception une fois instituée devient vite la règle. Aux yeux de la masse des travailleurs, l’Opposition ouvrière ne devait être rien d’autre qu’une parmi d’autres fractions qui se concurrençaient pour le contrôle de la classe ouvrière. Plusieurs autres groupes d’opposition étaient représentés au congrès : tous condamnent l’insurrection.

Cronstadt au 10e congrès
Pendant le Congrès, Lénine a fait sortir les sténographes au moment de la discussion sur l’insurrection, alors que Trotski n’était pas d’accord et voulait que les débats soient pris en notes « pour l’histoire ». Pour encourager les soldats qui font l’assaut de la forteresse, de nombreux délégués, dont certains se firent tuer, quittèrent le congrès pour participer à la répression, leur nombre varie selon les sources, mais Alexandre Skirda les chiffre à 320 : « la décision d’envoyer des délégués du Xe congrès combattre à Cronstadt a été prise par le présidium et non par le congrès. Les 320 délégués, soit plus du quart du total, ont été choisis par ce même présidium composé de Lénine, Trotski et autres. » (p. 70) Rappelons qu’Alexandra Kollontaï, éminente porte-parole de cette tendance, participa elle aussi à la répression de l’insurrection [note]
. Il n’y a jamais eu la moindre manifestation de sympathie de la part des dirigeants de l’Opposition ouvrière envers les marins de Cronstadt : comme toutes les oppositions internes des bolcheviks : celle-ci, comme les autres, fut velléitaire et finit par se dissoudre dans la discipline de parti. L’Opposition ouvrière consacra sa propre perte, « car c’est à ce moment décisif où il fallait se décider, [qu’elle] choisit le Parti, et montra les limites de sa contestation », écrit Alexandre Skirda.
Les événements de Cronstadt révélèrent aux congressistes l’ampleur de la crise qui secouait l’État et la société russes. Une nouvelle politique économique, la NEP, est mise en œuvre. Mais en même temps qu’ils relâchent leur emprise sur l’économie, les bolcheviks vont restreindre encore plus la démocratie à l’intérieur du parti et au-dehors, alors que la guerre civile est terminée depuis novembre 1920. C’est à cette occasion que Radek déclara que si les mencheviks étaient laissés en liberté, maintenant que les communistes ont adopté leur politique, ils vont exiger le pouvoir :

« ...Radek mit les points sur les i, expliquant que si les mencheviks étaient laissés en liberté, maintenant que les communistes avaient adopté leur politique, ils auraient réclamé le pouvoir politique ; tandis que qu’accorder la liberté aux socialistes révolutionnaires, quand l’“énorme masse” des paysans était encore contraire aux communistes, aurait signifié le suicide. [note] »

Boukharine est chargé de lire au nom du Comité central un rapport sur la démocratie ouvrière – un des nombreux exemples où des dirigeants ne parlent jamais tant d’une chose que quand ils font le contraire. Le communisme de guerre, dit-il, a produit un centralisme extrême, « un appareil hautement centralisé sur la base d’un niveau culturel très arriéré des masses ». « La démocratie ouvrière rend impossible le système de la nomination, et se caractérise par l’éligibilité de tous les organismes, du haut vers le bas, par la responsabilité et le contrôle qui leur est imposé [note] . » Boukharine semble donc découvrir, et sans doute le parti avec lui, que la démocratie ouvrière pourrait impliquer l’éligibilité des fonctions ; mais le fait que cela se fasse « du haut vers le bas », et non du bas vers le haut, laisse perplexe. Car qu’y a-t-il de plus ressemblant à une nomination qu’une éligibilité « du haut vers le bas » ?

Le fait que les marins de Cronstadt demandent eux aussi l’éligibilité des fonctions ne semble pas ébranler Boukharine, qui entend d’ailleurs fixer les limites de la démocratie ouvrière. Il annonce à ce sujet qu’il déposera une motion sur l’unité du parti, motion en fait dirigée contre l’Opposition ouvrière. C’est Lénine qui parlera et qui proposera deux textes, dans lesquels l’Opposition ouvrière est condamnée comme déviation anarcho-syndicaliste, et où sont condamnés les « indices de fractionnisme », l’apparition de « groupes avec leurs programmes propres et une tendance à se replier sur eux-mêmes jusqu’à un certain point et à créer leur propre discipline de groupe ».
Lors du congrès, Trotski attaqua violemment l’Opposition ouvrière, mais derrière elle ce sont les marins de Cronstadt qui étaient visés :

« Ils ont avancé des mots d’ordre dangereux. Ils ont transformé les principes démocratiques en fétiches. Ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature, même si cette dictature entre momentanément en conflit avec l’humeur changeante de la démocratie ouvrière [note] ! »

Quant à Radek, celui-ci déclara :

« Le parti est l’avant-garde politiquement consciente de la classe ouvrière. Nous en sommes maintenant au point où les ouvriers, à la fin de leurs épreuves, refusent désormais de suivre une avant-garde qui les mène à la bataille et au sacrifice... Devons-nous céder aux clameurs des travailleurs qui ont atteint les limites de leur patience mais qui ne comprennent pas leurs vrais intérêts comme nous le faisons ? Leur état d’esprit est maintenant franchement réactionnaire. Mais le parti a décidé que nous ne devons pas céder, que nous devons imposer notre volonté de vaincre à nos partisans épuisés et démoralisés [note] . »

Pour illustrer les limites de la démocratie ouvrière, le congrès vote l’interdiction des tendances, autrement dit les derniers vestiges d’un semblant de démocratie à l’intérieur du parti — la démocratie à l’extérieur du parti ayant disparu depuis longtemps. On comprend donc à quel point était illusoire la revendication des marins de Cronstadt concernant la liberté d’élection dans les soviets.
Vers la fin de 1921, Tomski tenta d’expliquer l’influence de l’Opposition ouvrière par la popularité des idées de démocratie industrielle et des idées anarcho-syndicalistes chez les métallurgistes, qui, rappelons-le, avaient constitué le fer de lance du mouvement des comités d’usine en 1917.

Les tendances sont donc interdites sous peine d’exclusion de leurs membres. Vingt-cinq délégués seulement ont voté contre la motion. La police secrète peut, dès lors, commencer à réprimer tous les groupes d’opposition dans le parti. Pourtant une forte solidarité maintient ensemble les militants qui avaient jusqu’alors combattu côte à côte. Beaucoup de bolcheviks, bien que dans la ligne, refusent de témoigner contre leurs camarades, ce qui conduira Trotski à déclarer que c’était une obligation « élémentaire » de dénoncer les éléments hostiles au parti [note] . Djerdjinski, le chef de la Tchéka [note] , s’en plaignit également et obtint du Politburo une décision officielle exigeant que les membres du parti dénoncent ceux de leurs camarades engagés dans l’agitation contre la direction du parti. Il ne faudra pas beaucoup d’années – quatre ou cinq – pour que ceux qui étaient majoritaires au Xe congrès se retrouvent minoritaires et bénéficient des dispositions répressives qu’ils avaient si inconsidérément approuvées.

Si Lénine ne parle pas de Kollontaï et de l’Opposition ouvrière dans son rapport d’activité, il la cite 18 fois, et l’Opposition ouvrière 38 fois dans la « Conclusion sur le rapport d’activité ». Il se livre à une attaque en règle faite de langue de bois et sans aucun argument, tournée autour de l’unité du parti (« Parlons-nous sérieusement de discipline et d’unité dans un parti organisé, ou bien sommes-nous à une réunion du genre de Cronstadt ? »)
Il est particulièrement intéressant de voir que Lénine fait un lien entre l’insurrection des marins et le groupe de l’Opposition ouvrière, le tout placé évidemment sous le signe de la « contre-révolution petite-bourgeoise ». Cette contre-révolution, répète-t-il, « a ceci de particulier qu’elle est petite-bourgeoise, anarchiste » – comme dans tout procès d’Inquisition, la répétition lancinante d’une accusation sert de preuve : « J’affirme qu’il existe un lien entre les idées, les mots d’ordre de cette contre-révolution petite-bourgeoise, anarchiste, et les mots d’ordre de l’« opposition ouvrière ».
La première référence de Lénine à Cronstadt fut faite dans son rapport d’activité au 10e congrès. On y a droit à la rhétorique habituelle des bolcheviks sur les « anarchistes petits bourgeois » » et sur la menace des « généraux blancs ». Lénine entend « étudier de près les leçons politiques et économiques qui se dégagent de cet événement », après quoi il se lance dans un discours stéréotypé fait de formules creuses qui n’expliquent absolument rien : les généraux blancs ont joué un rôle important, nous dit-il en se fondant sur le fait que « deux semaines avant les événements de Cronstadt, les journaux parisiens annonçaient déjà une insurrection dans la ville ». Mais personne n’ignorait que la Russie traversait une crise quasi insurmontable, qu’elle était parcourues d’insurrections à peu près partout et qu’il était inévitable que quelque chose allait inévitablement se passer à Cronstadt. Que la réaction internationale ait spéculé sur une insurrection à Cronstadt est une chose, mais il n’y a rien qui prouve qu’elle ait pu inspirer l’insurrection. Mais pour Lénine, « il est absolument évident que c’est l’œuvre des socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l’étranger, et par ailleurs le mouvement a abouti à une contre-révolution petite-bourgeoise, à un mouvement petit-bourgeois anarchiste ».
En ce premier jour du congrès, tout ce que Lénine retient de l’insurrection qui se déroule à Cronstadt et la question de la liberté du commerce et tout son argumentaire est orienté vers la condamnation du projet inspiré par les « éléments petits-bourgeois anarchistes, toujours orientés contre la dictature du prolétariat ». Une liberté que Lénine critique, donc, mais que le parti va mettre en place après que l’insurrection a été écrasée.
A ce moment-là, la Russie, se trouvait acculée à une situation où la « liberté du commerce » ne représentait plus une option parmi d’autres qui auraient pu être meilleures, elle était la dernière issue envisageable pour que la population meure de faim à cause de la politique agraire imbécile et criminelle du parti au pouvoir. Les marins de Cronstadt avaient simplement plus le sens des réalités que Lénine et ses comparses. La « liberté du commerce » était un pis-aller, elle ne constituait pas l’essentiel des revendications de marins, loin de là, qui étaient surtout des revendications politiques.
Pour Lénine, cette « contre-révolution petite-bourgeoise qui lance les mots d’ordre de liberté du commerce » … « conduira inéluctablement à l’emprise des gardes blancs, à la victoire du capital, à sa complète restauration. » Après quoi le congrès, à l’initiative de Lénine, mettra en œuvre la Nouvelle Économie politique » qui rétablira… la liberté du commerce.
Les revendications des marins sont essentiellement des revendications politiques. Qu’on en juge ; lors d’un appel radiophonique, ils déclaraient : « Nous luttons – proclamaient-ils – pour le pouvoir effectif des travailleurs, les communistes: Trotski, Zinoviev et leur bande de sicaires ne massacrent et ne fusillent que pour maintenir leur dictature » [note] .
Les Izvestias de Cronstadt de 1921 revendiquent sans ambiguïté la continuation historique avec le Cronstadt d’Octobre : « C’est Cronstadt que l’on trouva aux premières lignes en février et en octobre. C’est encore lui, qui brandit, le premier, le drapeau de la troisième révolution des travailleurs. L’autocratie est tombée. La Constituante n’est plus qu’un souvenir. Et le régime des commissaires s’écroulera de même à son tour. Le moment du véritable pouvoir des travailleurs est arrivé. Le moment du pouvoir des soviets est venu ». (Izvestias de Cronstadt du 12 mars 1921 [Ibid, p. 74] )
Avrich affirme que l’insurrection n’a pas été comme tentèrent de le prouver les bolcheviks, suscitée par les émigrés blancs et les gouvernements occidentaux. Il ne fait pas de doute que les émigrés aient espéré ouvrir une brèche dans le régime communiste en déclenchant une nouvelle guerre civile dont une insurrection à Cronstadt serait le déclencheur, mais en 1921 ni les émigrés, ni les gouvernements occidentaux n’en avaient les moyens.

Lénine et la direction du parti étaient parfaitement conscients de ce que les deux mouvements avaient de commun. Ce n’est pas un hasard si on peut lire dans les Izvestias de Cronstadt que « « la République socialiste des soviets ne deviendra forte que lorsqu’elle sera administrée par les classes laborieuses à l’aide des syndicats rénovés (…). Les syndicats n’ont jamais pu devenir d’authentiques organismes de classe (…) à cause [de la politique] du parti au pouvoir ». (« Réorganisation des syndicats » in Izvestias de Cronstadt du 9 mars 1921.) Ce genre de propos n’est pas celui que tiendraient des paysans arriérés tels que les dirigeants bolcheviks présentent les marins de Cronstadt.
De fait les marins de la Baltique avaient été très préoccupés par des modifications imposées par les bolcheviks sur l’organisation de la Flotte.
PAR : René Berthier
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