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par rené Berthier le 28 juin 2020

L’ Internationale syndicale rouge (10e partie)

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Bolchevisme et question syndicale

La révolution avait éclaté dans un pays presque sans classe ouvrière, avec une énorme classe paysanne, presque sans bourgeoisie – autrement dit dans un contexte totalement opposé à ce que l’orthodoxie marxiste définit comme condition pour la réalisation du socialisme – ce que certains militants ne manquèrent pas de relever. Pour justifier cette situation, on expliqua que la révolution avait éclaté dans le « maillon faible » de la chaîne impérialiste, et qu’on attendait qu’elle se répande en Allemagne et ailleurs.

Or malgré les destructions de la guerre, les pays capitalistes développés, qui constituaient le maillon fort de cette chaîne, avaient résisté, leur tissu social ne s’était pas délité, leurs institutions s’étaient maintenues en place, et leur classe ouvrière, contrairement aux prévisions, n’avait pas « sanctionné » la social-démocratie. Trotsky accusait « les anciens partis, les anciennes organisations syndicales » de ne s’être manifestées qu’« en la personne de leurs chefs », incapables de « comprendre les problèmes posés par l’époque nouvelle » [note] . On pourrait plutôt dire que ce sont les dirigeants bolcheviks qui furent incapables de comprendre la réalité des problèmes des pays industrialisés, et qu’ils finirent par imposer des méthodes et des raisonnements hérités du passé du mouvement ouvrier.

Selon Robert Wohl, Lénine ne comprenait rien au mouvement ouvrier allemand, se désintéressait du mouvement ouvrier français, et était presque complètement ignorant du mouvement ouvrier espagnol et italien. « Le fait est que Lénine ne s’intéressait au mouvement ouvrier occidental que dans la mesure où il lui offrait des arguments qu’il pouvait utiliser dans sa polémique contre les autres socialistes russes ». (Op. cit., p. 170) Le constat vaut également pour Zinoviev et la plupart des dirigeants bolcheviks.

En 1919, le premier congrès de l’Internationale communiste n’accorde pas de place à la question syndicale. Pour les bolcheviks, ce sont des structures dépassées, liées à une époque révolue. Ce qui est au programme, c’est l’expansion de la révolution internationale, en particulier aux autres pays industrialisés, et en particulier à l’Allemagne. Pour réaliser cet objectif, il faut d’autres institutions que les syndicats, il faut les soviets, qui ont dépassé la distinction entre le politique et l’économique. Paradoxalement, au moment même où se déroule le congrès de l’IC, les soviets ont été complètement assujettis aux bolcheviks.

L’intérêt que les bolcheviks commenceront à accorder à la question syndicale dès le 2e congrès de l’IC tient en fait à la mise en œuvre d’une politique de survie du régime qui remplace la politique d’expansion de la révolution mondiale. On a vite compris – dès l’échec de la République des conseils en Hongrie (été 1919) et l’enlisement de la révolution allemande – que la révolution mondiale avait vécu. Après avor encouragé les scissions dans le mouvement ouvrier, les bolcheviks condamnent maintenant les comportements scissionnistes dans les organisations de masse au profit de la pénétration dans celles-ci pour en prendre le contrôle. Ce qui n’empêchera pas la politique de l’Internationale communiste et de l’Internationale syndicale rouge de provoquer des scissions, de toute façon. La condamnation des scissions, de plus en plus ferme, ne répond pas au souci de préserver le principe de l’unité syndicale : elle vise les groupes « gauchistes » qui poursuivent une politique non conforme aux intérêts internationaux de la Russie soviétique.

La scission n’est pas écartée par principe, elle est simplement écartée temporairement tant que le rapport des forces n’est pas favorable. Ce qui est condamné, ce sont les scissions prématurées qui auraient pour résultat de constituer des centrales syndicales aux effectifs peu nombreux et de laisser la masse du prolétariat entre les mains des réformistes.


L’idée de la création d’une internationale syndicale, parallèlement à l’internationale des partis, commence à émerger, qui « lutterait la main dans la main avec la 3e internationale » pour « réaliser la dictature du prolétariat ». C’est ainsi qu’un « syndicaliste » aussi éminent que Zinoviev [note] écrit dans l’organe de l’Internationale communiste :

« Le mouvement syndical russe doit prendre sur lui l’initiative de grouper l’internationale rouge des syndicats, comme il en fut pour le Parti Communiste russe dans la création de la 3e Internationale. Aux Congrès de l’Internationale Communiste doivent participer non seulement les organisations du Parti Communiste mais aussi les syndicats qui montrent par toute leur action qu’ils se placent sur le terrain de la dictature prolétarienne et du pouvoir soviétiste. De plus il est d’ores et déjà nécessaire de procéder à l’organisation d’une union internationale des syndicats isolés qui se placent sur la plate-forme de l’Internationale Communiste [note] . »

Il faut, dit-il ailleurs, « opposer à l’Internationale jaune des syndicats (…) l’Internationale rouge des syndicats, réellement prolétariens, l’Internationale syndicale qui œuvrera d’accord avec la 3e Internationale communiste ». L’idée de Zinoviev est en fait d’intégrer les syndicats à l’Internationale communiste :

« L’Internationale communiste veut unifier non seulement les organisations politiques des travailleurs, mais aussi toutes les organisations ouvrières reconnaissant non en paroles, mais en action la lutte révolutionnaire et tendant à la conquête de la dictature prolétarienne. Le Comité exécutif de l’Internationale communiste estime que ce ne sont pas seulement les partis politiques communistes qui doivent prendre part aux congrès de l’Internationale communiste, mais aussi les syndicats adoptant la plate-forme révolutionnaire. Les syndicats rouges doivent s’unir internationalement et devenir partie intégrante (section) de l’Internationale communiste [note] . »

Le texte précise que « la désagrégation qui se sont produites dans les partis politiques du prolétariat se produiront immanquablement dans le mouvement syndical ».

Il est clair que l’objectif poursuivi par les dirigeants communistes est de supplanter l’hégémonie du courant réformiste sur le mouvement ouvrier. La méthode employée relève de l’auto-suggestion [note] , et se situe dans une perspective de court terme, tant on est persuadé que le réformisme va s’effondrer. Toute la politique de l’Internationale communiste va donc se fonder sur une erreur d’analyse.

En effet, les masses ouvrières après la guerre ne semblent pas vouloir sanctionner les social-démocrates « traîtres », car c’est dans les partis et syndicats traditionnels de l’avant-guerre qu’elles affluent. Les effectifs des syndicats traditionnels gonflent considérablement pour atteindre un pic en 1920 : « L’accroissement des effectifs implique un véritable saut de qualité dans la vie et la structure des syndicats concernés », écrit Bruno Groppo [note].

Alors que l’Allemagne est au centre de la stratégie révolutionnaire de l’Internationale communiste, les effectifs des syndicats passent de 3 millions en 1913 à 6,5 millions en 1919 et presque 9 millions en 1920. L’écrasante majorité des travailleurs allemands est sous l’influence des réformistes, dont les positions sont renforcées par l’attitude même des communistes allemands qui ont pratiqué une politique scissionniste, isolant l’« avant-garde » communiste de la masse. Le même processus s’est déroulé dans d’autres pays.

En Grande-Bretagne, les effectifs doublent, passant de 4 millions avant la guerre à plus de 8 millions en 1920. En France, ils doublent également, passant de 1 million en 1913 à 2 millions en 1919. La Confederazione Generale del Lavoro italienne passe de 320 558 adhérents en 1914 à 1 150 062 en 1919 et 2 200 100 en 1921. L’Unione sindacale italiana, d’inspiration syndicaliste révolutionnaire, passe de 100 000 adhérents en 1913 à 500 000 en 1919.

On comprend dès lors que la Fédération syndicale internationale, reconstituée à Amsterdam pendant l’été de 1919, et qui regroupe les centrales syndicales réformistes, soit perçue comme l’adversaire principal d’une Internationale communiste presque dépourvue de base ouvrière, alors même que Moscou s’est proclamée dès le printemps de 1919 comme centre de la révolution mondiale. Loin d’être « condamnée », comme l’ont cru les dirigeants russes, la FSI est au contraire florissante.


La création de l’Internationale syndicale rouge deux ans après celle de l’Internationale communiste, et parallèlement à celle-ci, exprime le relatif désintérêt que les communistes russes avaient éprouvé au début pour la question syndicale. Les dirigeants bolcheviks regardaient cette question d’un œil d’autant plus extérieur qu’aucun d’eux ou presque n’avait travaillé. Le mouvement syndical restait un lieu où les militants communistes allaient piocher pour recruter des adhérents et pour faire de l’agitation politique. De plus, après la prise du pouvoir, beaucoup de communistes pensaient que puisque les travailleurs étaient censés être au pouvoir, l’existence de syndicats chargés de les défendre n’avait plus lieu d’être. Et surtout, le syndicalisme était perçu par les dirigeants bolcheviks comme une forme dépassée de l’organisation des travailleurs.

Les bolcheviks restaient avant tout des social-démocrates formés par leurs camarades allemands, notamment Kautsky, et s’en tenaient strictement à la division du travail parti-syndicat dans laquelle le syndicat tenait un rôle subordonné. Leur univers syndical, pour autant qu’ils en aient eu un, restait très stéréotypé [note] , calqué sur le modèle allemand, et ils ignoraient tout de la réalité de la lutte des classes dans des pays comme la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne ou l’Italie, pour ne pas parler de l’Amérique latine.

Dans la période de constitution de l’ISR, l’incompréhension des communistes russes à l’égard des syndicalistes étrangers apparaît totale. Il y a entre bolcheviks et syndicalistes révolutionnaires une profonde différence de langage. Pour les Russes, le modèle bolchevik est indépassable, il a valeur d’exemple qui ne saurait être discuté. Les dirigeants russes ne semblent pas avoir perçu qu’ils ont pris le pouvoir en profitant de la totale dissolution des structures politiques, économiques et sociales d’un pays où la production industrielle s’était effondrée, où la classe ouvrière ne représentait en 1917 que 3 % de la population – une classe ouvrière qui, au moment même où se déroulent les discussions sur la fondation de l’Internationale syndicale rouge, a pratiquement déserté les centres urbains.

Forts d’une expérience qu’ils n’ont pas, les dirigeants bolcheviks entendent imposer leurs vues à des militants révolutionnaires dont beaucoup ont des dizaines d’années d’expérience de lutte des classes dans des pays développés où cette déliquescence qui frappe la société russe n’a pas eu lieu. Les communistes russes considèrent qu’il n’est pas question d’accorder aux syndicats la moindre indépendance par rapport au Parti communiste, tandis que la grande majorité des syndicalistes révolutionnaires considèrent que la subordination du syndicat au parti est inacceptable.

Ce sont deux logiques totalement différentes qui s’affrontent.

Avant l’ISR : le CIS
La possibilité d’organiser le mouvement syndical sur un plan international a été abordée plusieurs fois pendant la révolution russe. Lors de la 3e conférence syndicale panrusse (21-28 juin 1917) les bolcheviks, qui étaient alors minoritaires dans les syndicats, avaient fait la proposition, sans résultat.

Lors du 1er congrès panrusse, qui se déroula du 7 au 14 janvier 1918 – les bolcheviks sont maintenant majoritaires – est décidée la convocation pour le 15 février 1918 d’une conférence internationale des fédérations syndicales. La conférence n’eut pas lieu. Le 1er congrès de l’Internationale communiste (mars 1919) ne se préoccupa pas de la question.

Zinoviev rédigea une note pendant l’automne 1919 dans laquelle il évoquait la nécessité de rénover le mouvement syndical et de créer une internationale syndicale rouge. Le Comité exécutif de l’Internationale avait lancé un appel en avril 1920 pour la constitution d’une internationale syndicale révolutionnaire. Zinoviev réitéra la proposition en juin lors d’une réunion à Moscou, et des dirigeants syndicaux russes, britanniques et italiens convinrent de former un conseil provisoire pour préparer le congrès de fondation de l’Internationale syndicale. Avant l’ouverture du 2e congrès de l’Internationale communiste, les syndicalistes révolutionnaires avaient été invités à assister à une session du comité exécutif. Les Bolcheviks voulaient avoir le soutien des organisations syndicalistes révolutionnaires pour faire de l’Internationale syndicale rouge, alors en projet, l’instrument de lutte du Komintern contre l’Internationale d’Amsterdam. L’idée suscita quelques craintes de la part des syndicalistes révolutionnaires : Alexandre Lozovski, le porte-parole bolchevik sur les affaires syndicales internationales, avait présenté aux délégués un document qui soutenait la dictature du prolétariat, la conquête du pouvoir, la création de cellules communistes dans les syndicats réformistes et la collaboration du tout nouveau Conseil provisoire avec l’Internationale communiste.

Les syndicalistes révolutionnaires exprimèrent leur désaccord envers la politique exposée dans ce document qui leur était tout d’un coup asséné. Jack Tanner s’opposa au travail révolutionnaire dans les syndicats réformistes, à la dictature du prolétariat exercée par un parti plutôt que par les travailleurs organisés, et aussi à l’idée de conquête du pouvoir. Les dirigeants russes qui, pour l’essentiel, n’avaient aucune idée de ce qu’était un syndicat, semblaient ignorer qu’ils avaient affaire à des militants aguerris, expérimentés, membres d’organisations qui avaient préexisté à la révolution russe.

Augustin Souchy déclara que la FAUD allemande s’était certes déclarée en faveur du communisme, mais contre la dictature et la conquête du pouvoir. C’étaient là des décisions de congrès. Dans la même veine, Pestaña fit savoir que la CNT espagnole avait quant à elle adopté le projet communiste libertaire : il protesta contre un paragraphe du document qui accusait les organisations syndicales se réclamant de l’« apolitisme » d’avoir trahi et d’être les « laquais de l’impérialisme ». Il fit remarquer que la seule organisation se déclarant syndicaliste révolutionnaire qui pouvait être ainsi qualifiée était la CGT française [note] , que par ailleurs les organisations syndicales « politiques », celles qui avaient des liens reconnus avec des partis socialistes, avaient soutenu la guerre et aidé les capitalistes. Rosmer soutint Pestaña en rappelant que les IWW avaient subi une répression terrible pour leurs positions contre la guerre. Sans enthousiasme, les bolcheviks convinrent de modifier le passage en question, mais en fait ne le firent pas [note] .

Les syndicalistes révolutionnaires – en tout cas ceux qui avaient conservé un minimum d’esprit critique – commençaient à devenir gênants. La question de la dictature du prolétariat, de la conqête du pouvoir, des relations avec les communistes et avec le Komintern, du travail dans les syndicats réformistes revenait sans cesse sur le tapis et sans cesse les syndicalistes révolutionnaires objectaient. Tanner et Souchy, soutenus par Pestaña, tentèrent de faire remplacer la « prise du pouvoir » par le « renversement violent de l’État et du capitalisme » et l’établissement d’une dictature provisoire des organisations ouvrières, sans succès. Ils proposèrent également la convocation d’un congrès international de syndicats révolutionnaires pour élaborer une politique future. « Tandis que les bolcheviks et leurs soutiens étaient capables d’esquiver ce défi, les syndicalistes révolutionnaires et les industrialistes révolutionnaires étaient en mesure d’empêcher les bolcheviks d’imposer totalement leur politique », dit Wayne Thorpe [note] . Sur la question des relations avec l’Internationale communiste, l’opposition refusa obstinément d’abandonner l’autonomie de l’Internationale syndicale en projet, et rejeta le point de vue du comité central des syndicats pan-russes qui entendait faire de la nouvelle organisation une section de la IIIe Internationale, cette dernière devant être l’état-major de toutes les organisations révolutionnaires du prolétariat.

Les bolcheviks étaient mécontents. Pour régler le problème, Lozovsky décida que seuls les délégués des syndicats déjà affiliés à l’Internationale communiste, et acceptés par elle, pourraient participer aux discussions sur la formation de l’Internationale syndicale rouge. La manœuvre de Lozovsky assura l’acceptation de son document, puisque ne restaient que des délégations qui l’avaient déjà signé, sauf Pestaña. Ce dernier finira par signer, mais en émettant des réserves.

(à suivre)

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