Histoire > Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (8e partie)
Histoire
par René Berthier • le 29 juillet 2019
Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (8e partie)
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ENTRETIEN DESTINE A L’INSTITUT D’ETUDES LIBERTAIRES DE RIO DE JANEIRO (EN COURS DE TRADUCTION)
Pierre Besnard, né en 1886, ne fait pas partie de la première génération du syndicalisme révolutionnaire. Il était après la Grande Guerre un militant actif dans la fédération des cheminots de la CGT où il occupa des mandats importants en région parisienne. Il fut renvoyé de son travail en mai 1920 pour fait de grève. Le 20 mai 1921, Besnard remplaçait Monatte comme secrétaire général du Comité central des Comités syndicalistes révolutionnaires qui regroupaient les opposants à la ligne réformiste de la direction confédérale de la CGT. Dans les CSR se retrouvaient des militants communistes (qui suivaient les recommandations de l’Internationale Communiste), des anarchistes, des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes révolutionnaires. Les CSR avaient été créés après le congrès de Lyon de la CGT (1919) et furent à l’origine de la scission qui constitua la CGTU (« U » pour « Unifiée »…). Besnard est sans doute le personnage qui exprime de la manière la plus significative la transition entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme.
Lorsque la révolution russe éclata, le syndicalisme révolutionnaire, qui était le courant révolutionnaire dominant dans le mouvement ouvrier mondial, soutint d’enthousiasme la révolution. Mais peu à peu, lorsque les informations commencèrent à filtrer et que les militants eurent pris conscience que le régime soviétique réprimait la classe ouvrière et tous ceux qui élevaient une voix discordante, le courant syndicaliste révolutionnaire se scinda en deux : un courant, avec Pierre Besnard, qui refusait de soutenir un tel régime, et un courant, avec Pierre Monatte, qui choisit de rester sourd aux nouvelles tragiques qui venaient de Russie.
Les deux courants cohabitèrent quelque temps au sein de la CGTU. Le point de rupture se fit sur la question de l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge, l’annexe syndicale de l’Internationale communiste [note] . Une partie du mouvement syndicaliste révolutionnaire se déclara favorable à l’adhésion et disparut de fait en tant que courant, se faisant absorber par les Partis communistes, quand ils ne contribuèrent pas à les créer [note] ; l’autre partie, après avoir participé aux premières rencontres de l’ISR et s’être rendu compte de l’impossibilité de collaborer avec les bolcheviks, participa en 1923 à la création à Berlin de l’Association internationale des travailleurs, « seconde manière ». Les documents de fondation de cette nouvelle Internationale ne parlent pas d’anarcho-syndicalisme, il n’y est question que de syndicalisme révolutionnaire. En effet, les militants se considéraient comme les vrais syndicalistes révolutionnaires. Le terme « anarcho-syndicalisme », de création récente, n’était pas encore en usage. Pourtant, l’AIT de Berlin était sans contestation possible une organisation anarcho-syndicaliste.
Au sein de la CGTU, la rupture fut consommée au congrès de Saint-Étienne (25 juin-1er juillet 1921). Communistes et syndicalistes révolutionnaires de la tendance Monatte l’emportèrent par 743 mandats, contre 406 pour celle de Pierre Besnard. À cette époque-là, « anarcho-syndicaliste » et « anarcho-syndicalisme » étaient des termes péjoratifs utilisés par les communistes et par les syndicalistes révolutionnaires pro-communistes pour désigner ceux qui refusaient d’adhérer à l’Internationale syndicale rouge. En outre, même au sein du mouvement anarchiste, l’anarcho-syndicalisme était mal accueilli : Pierre Besnard écrit en 1937 qu’en 1917, « les anarchistes communistes furent excessivement réservés, voire hostiles, à cette nouvelle formation anarchiste [note] . » On sait qu’en Russie même, les deux courants connurent une situation d’extrême antagonisme. Tout cela ne concorde par avec les thèses de ceux qui écrivent que l’anarcho-syndicalisme est une « stratégie » de l’anarchisme. Pierre Besnard lui-même a longtemps refusé d’employer ce terme. Il fallut attendre le congrès anarchiste international de 1937 pour voir apparaître ce terme chez lui, dans un rapport qu’il fit en tant que secrétaire de l’AIT, intitulé « L’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme » [note] .
Le 11 janvier 1924, deux anarchistes furent tués par les communistes lors d’un meeting à la Maison des syndicats, à Paris. La tendance Besnard se retira de la CGTU et constitua une union fédérative autonome, qui devint ensuite en 1926 la Confédération générale du travail-Syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR).
Au congrès de la CGTU de 1929, les communistes firent voter une motion :
« Le congrès précise enfin sa détermination de travailler sur tous les terrains en accord étroit avec le PC, seul parti du prolétariat et de lutte des classes révolutionnaire, qui au travers de toutes les batailles de la période écoulée, a conquis sa place de seule avant-garde prolétarienne dirigeants du mouvement ouvrier ».
Les syndicalistes révolutionnaires qui étaient encore dans la CGTU, les amis de Monatte qui menaient un combat d’arrière-garde, réussirent à faire adjoindre la phrase suivante : « La proclamation de ce rôle dirigeant et sa reconnaissance ne sauraient être interprétées comme la subordination du mouvement syndical. » Autrement dit, le syndicat reconnaît le rôle dirigeant du parti, mais ne lui est pas subordonné! Cette lamentable situation montrait clairement les limites de l’action des syndicalistes révolutionnaires au sein d’une organisation dominée par les communistes.
Monatte, dont le prestige auprès des travailleurs avait beaucoup servi les communistes, avait naïvement adhéré au Parti. Il en fut exclu en 1924 et fut traité par ses anciens camarades de la pire des manières [note] .
Dans les années trente, les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires se trouvaient dans trois organisations :
● Tout d’abord de nombreux militants anarchistes, désapprouvant à la fois la scission de la CGTU, puis la scission de scission qui avait abouti à la CGT-SR, étaient restés dans la CGT historique, réformiste.
● Les reliquats du courant Monatte qui n’avaient pas été exclus ou qui n’avaient pas rejoint le PC se trouvaient dans la CGTU et y menaient un combat d’arrière-garde. Ironie de l’histoire, Monatte n’a pas pu suivre ses camarades pro-communistes à la CGTU puisque son syndicat n’avait pas scissionné et était resté à la CGT réformiste.
● Le courant Besnard se trouvait dans la CGT-SR, qui s’était officiellement créée le 2 novembre 1926 à Lyon et qui adopta une charte, dite de Lyon, qui constituait une rupture nette avec la charte d’Amiens [note] . Besnard devint le secrétaire de l’organisation en juillet 1929, qui accueillit au mieux 15 000 adhérents mais n’en avait plus que 4000 en juillet 1939. En réalité, même si la CGT-SR avait effectivement des syndicats, elle joua pratiquement le rôle d’organisation spécifique. De nombreux anarchistes furent opposés à la création de la CGT-SR, opposition qui se manifesta dans les congrès anarchistes de l’époque. Au congrès de l’Union anarchiste de 1930, deux groupes seulement sur vingt-deux furent favorables à la nouvelle confédération que certains, par dérision, appelaient la CGT-SR, « CGT Sans Rien », à cause de ses faibles effectifs.
La CGT-SR s’affilia à l’AIT qui s’était constituée à Berlin au début de 1923. L’AIT reprenait l’idée de rupture avec la charte d’Amiens : Alexandre Shapiro écrivit que « la Grande Guerre balaya la Charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut son écho – à la distance de presque un demi-siècle – dans la scission historiquement inévitable au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre [note] . » Ces mots figurent dans l’introduction d’Alexandre Shapiro au discours de Pierre Besnard, alors secrétaire de l’AIT, au Congrès anarchiste International de 1937. Ce rapport était intitulé « L’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme« et constituait en quelque sorte l’acte de baptême de l’anarcho-syndicalisme, qui y est pour la première fois érigé en doctrine.
Après la Seconde guerre mondiale, Pierre Besnard reprit ses activités syndicales, participa à plusieurs tentatives de reconstruire une organisation syndicaliste révolutionnaire. Il contribua à la création de la Confédération nationale du travail française, mais mourut quelques mois après.
L’intervention de Pierre Besnard se situe dans la période descendante du mouvement syndicaliste révolutionnaire en France. Majoritaire au moment de la scission de 1921, le déclin du mouvement est largement dû à ses erreurs stratégiques puisqu’il se fractura avec le ralliement d’une partie des militants à la stratégie du communisme russe. Besnard figure parmi les militants qui ont su résister aux illusions du communisme soviétique et qui surent garder, comme l’a écrit mon vieux camarade Jacky Toublet, leur « boussole libertaire ».
La CGT-SR joua un rôle très actif pendant la guerre d’Espagne. Besnard participa à la création des comités anarchistes syndicalistes pour la défense du prolétariat espagnol et il fut choisi comme secrétaire de la Conférence de ces comités, réunie les 24 et 25 octobre 1936. Il fut confirmé dans cette fonction par le Plenum de l’AIT qui se tint à Paris du 11 au 13 novembre dans le but d’intensifier la propagande internationale en faveur de l’Espagne « rouge ». Mais lors de ce plenum, Besnard avait émis des critiques sévères contre la participation gouvernementale de la CNT espagnole. Tout d’abord modérées, ses critiques étaient ensuite devenues de plus en plus dures.
La CNT, qui avait menacé de quitter l’AIT, reprit donc l’Internationale en main au congrès extraordinaire de l’AIT en décembre 1937. Les autres sections s’inclinèrent : une « résolution sur l’autodiscipline » fut votée par le congrès, chaque section s’engageant à ne faire aucune critique publique de la CNT espagnole. Dans le même élan, Pierre Besnard fut évincé du poste de secrétaire général et remplacé par l’Espagnol Horatio Prieto. L’AIT fut ainsi « normalisée » et à partir de janvier 1938 le Combat Syndicaliste, le journal de la CGT-SR, se contentera, la mort dans l’âme, de passer les communiqués officiels de la CNT.
Le mouvement libertaire espagnol était, à la veille de la guerre civile, très profondément divisé en un courant « communaliste », ou anarchiste-communiste, inspiré de Kropotkine (on dirait « horizontaliste, aujourd’hui), et un courant collectiviste, ou syndicaliste, inspiré de Bakounine, auquel adhéraient Rudolf Rocker, Cornelissen, Higinio Noja, Juan Peiro, Angel Pestana, Gaston Leval, Pierre Besnard et d’autres. Confrontés à l’absence de programme des « communalistes », en dehors des visions idylliques de type kropotkinien, les « syndicalistes » décidèrent de réagir contre le spontanéisme, l’optimisme et les visions champêtres. Jusqu’à l’établissement du Front populaire en 1936, le mouvement libertaire fut parcouru de vigoureuses polémiques sur le rôle des syndicats dans la société post-révolutionnaire : « A partir de 1932, les appels en faveur d’une construction du projet communiste libertaire se multiplièrent et, tant en Espagne qu’à l’étranger, on se mit à discuter de la future structure organisatrice, économique et sociale de l’anarchisme [note] . »
Diego Abad de Santillan avait participé en 1931 au 4e congrès de l’AIT, lors duquel il s’opposa à Pierre Besnard qui proposait de créer des fédérations d’industrie. Le livre de Besnard, Les syndicats ouvriers et la révolution sociale, traduit en 1931, influença beaucoup les anarcho-syndicalistes espagnols et joua un rôle déterminant dans le choix qu’ils firent de créer des fédérations d’industrie, qui jouèrent un rôle décisif dans la capacité de l’anarcho-syndicalisme espagnol à reprendre en main l’économie dans les zones que les fascistes ne contrôlaient pas [note] .
Ce qui caractérise Les syndicats ouvriers et la révolution sociale, c’est la mise en perspective du syndicalisme ouvrier dans un contexte international de montée du fascisme : c’est un ouvrage programmatique qui développe un certain nombre de revendications transitoires destinées à mobiliser les travailleurs en cette période de crise mondiale qui devait déboucher sur la guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale.
Un principe essentiel abordé dans le livre est que la mise en place d’une société socialiste (libertaire, évidemment) ne saurait se faire sans que les producteurs soient organisés dans leur organisation de classe en tant que producteurs, sur la base de leur rôle dans le processus de production : verticalement dans des fédérations d’industrie, horizontalement dans des fédérations locales, régionales, etc. Qu’on appelle une telle organisation « syndicat » ou autrement n’a strictement pas d’importance.
PAR : René Berthier
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