Histoire > Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (1e partie)
Histoire
par René Berthier • le 12 juin 2019
Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (1e partie)
Lien permanent : https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=4067
Au début de l’année 2018, les camarades de l’Institut d’Études libertaires de Rio de Janeiro ont demandé à René Berthier de répondre à un questionnaire sur le syndicalisme révolutionnaire et sur ses relations avec l’anarchisme. Le Monde libertaire publie ici, sous forme de "feuilleton", la version française du document qui est actuellement en train d’être traduit en portugais et qui sera téléchargé sur le site de l’IEL (https://ielibertarios.wordpress.com/).
Une précédente interview a déjà été publiée sur ce site, intitulée "Organização, tradições revolucionárias e transformação" (Organisation, traditions libertaires et transformation" (https://ielibertarios.wordpress.com/2019/01/12/organizacao-tradicoes-revolucionarias-e-transformacao/). Pour la version française de cette première interview, voir: http://monde-nouveau.net/spip.php?article716.
Dans la mesure où ces textes sont destinés à un public brésilien, il y est parfois fait allusion à des situations propres à ce pays.
Réponses à l’Institut d’Études libertaires de Rio de Janeiro
« ...le syndicalisme révolutionnaire ne fut pas la création d’un auteur particulier ni même d’un groupe d’auteurs. En dépit du “isme” qui lui donne un air théorique, le syndicalisme révolutionnaire fut à l’origine le nom donné à un mouvement plutôt qu’à une théorie préconçue de la société. Ainsi des dirigeants syndicalistes révolutionnaires tels que Victor Griffuelhes (secrétaire de la CGT), Émile Pouget (éditeur du journal du syndicat La Voix du peuple) et Georges Yvetot (dirigeant de la section des Bourses du Travail de la CGT), s’intéressaient plus à “donner une expression à la pratique du syndicalisme révolutionnaire tel qu’il évoluait” dans la lutte quotidienne pour améliorer la vie des travailleurs, qu’à “construire un cadre théorique dans lequel il pourrait se conformer”. Dans cette perspective, disait-on, le syndicalisme révolutionnaire n’était pas un ensemble artificiel de doctrines imposé à la classe ouvrière, mais plutôt une théorie ouverte en constant développement, dont la formation venait comme
le résultat de l’expérience de la lutte elle-même. »
Ralph Darlington, Radical Unionism. The Rise and Fall of Revolutionary Syndicalism. Haymarket Books, Chicago, Illinois, p. 17.
1 / IEL : Dans quel contexte politique et social le syndicalisme révolutionnaire aurait-il émergé en France?
La question me semble pertinente dans sa formulation car elle parle d’« émergence » du syndicalisme révolutionnaire, ce qui implique un processus qui se fait dans la durée, excluant la tentation d’en définir artificiellement une date, comme le font certains auteurs, les uns parlant de 1860 ou 1870 [note] , c’est-à-dire la période de l’AIT, d’autres parlant de 1895, c’est-à-dire la fondation de la CGT [note] . Il ne fait pas de doute que le syndicalisme tel qu’il était compris par le courant fédéraliste de l’AIT et par Bakounine présentait des analogies avec ce que sera plus tard le syndicalisme révolutionnaire, mais désigner l’AIT comme le lieu et le moment de fondation du syndicalisme révolutionnaire ne correspond pas à la réalité historique, et ne présente pas un grand intérêt.
♦ Le dernier tiers du 19e siècle vit les conséquences d’une crise provoquée par la Guerre de Sécession, qui déclencha une réaction en chaîne planétaire. En 1873 un krach financier provoqua une stagnation pendant une trentaine d’années, que compenseront un peu les conquêtes coloniales, la concentration des grandes entreprises et l’absorption ou la disparition des petites entreprises. Le versement par la France de lourdes indemnités de guerre à l’Allemagne ralentit la reprise des investissements en France. La concentration des entreprises entraîna une concentration de la main-d’œuvre dans des usines de plus en plus importantes. Les ateliers artisanaux furent touchés et de nombreux petits patrons se prolétarisèrent. Les petits paysans dont les exploitations étaient les plus fragiles allèrent se faire embaucher à la ville.
Dans un premier temps, le syndicalisme révolutionnaire organisa les ouvriers qualifiés issus des métiers de l’artisanat et de la petite mécanique. Il organisa également les manœuvres polyvalents du bâtiment et de l’usine, les terrassiers et, en Italie, les ouvriers agricoles et les mineurs. Vers 1910 le syndicalisme révolutionnaire s’adapta à la restructuration industrielle en adoptant le syndicalisme d’industrie qui organisait les ouvriers non plus par métier, mais par usine et par branche. Les ouvriers spécialisés, en particulier de la mécanique et de l’industrie lourde, devinrent le fer de lance de ce syndicalisme de combat. Cette évolution fut particulièrement sensible en Italie, en Catalogne, aux États-Unis et, dans les années 1920, en Argentine.
♦ Au lendemain de l’écrasement de la commune de Paris, Adolphe Thiers, chef du gouvernement de la nouvelle République, télégraphie aux représentants du gouvernement en province : « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon » [note] . Il se fait ainsi l’écho de l’effroyable terreur qu’a connue la bourgeoisie française pendant l’insurrection et donne le ton de la répression qui va s’abattre sur le mouvement ouvrier. Mais l’armée et la police ne furent pas les seuls acteurs de la répression : une fois l’armée de Versailles entrée dans la capitale, les Parisiens partisans de Thiers aidèrent activement à la traque des Communards. Les « bons citoyens » firent merveille : 400 000 lettres de dénonciation, la plupart anonymes, furent envoyées aux autorités. On comprend donc l’opposition que développera plus tard le syndicalisme révolutionnaire envers l’armée, la police et les « bons citoyens ».
Pourtant, le prolétariat français recommença aussitôt à se réorganiser malgré la loi Dufaure votée le 14 mars 1872, qui punissait sévèrement l’affiliation à l’Internationale. En fait, la République se montra bien moins tolérante que le Second Empire. Chaque tentative de reconstitution d’une quelconque structure ouvrière, même la plus anodine, était suivie d’arrestations et de citations devant un Conseil de guerre. Fernand Pelloutier décrit dans son Histoire des Bourses du travail l’ambiance qui régnait alors : « La section française de l’Internationale dissoute, les révolutionnaires fusillés, envoyés au bagne ou condamnés à l’exil ; les clubs dispersés, les réunions interdites ; la terreur confinant au plus profond des logis les rares hommes échappés au massacre : telle était la situation du prolétariat au lendemain de la Commune. » Un historien brésilien, Alexandre Samis, a parfaitement décrit dans Negras Tormentas [note] , l’ampleur de la répression qui suivit l’écrasement de la Commune, une répression qui laissa des traces profondes dans la mémoire collective. Pourtant, la classe ouvrière commence à se réorganiser immédiatement [note] . La peur règne, mais, comme l’écrit Édouard Dolléans, « le feu couve sous la cendre des organisations ouvrières détruites » [note] .
♦ Les premières manifestations de la reconstruction du mouvement ouvrier sont timides et extrêmement modérées. Les autorités avaient tout pouvoir pour interdire les réunions. Elles voyaient l’Internationale derrière le moindre mouvement revendicatif et appliquaient presque systématiquement la répression à titre préventif. Le mouvement ouvrier qui se reformait lentement tenait un discours qui restait réformiste, coopérativiste et mutuelliste.
Entre la fin de l’Internationale et la constitution du mouvement syndicaliste révolutionnaire en France, il y eut une « génération perdue » de militants. La génération des militants de l’AIT avait disparu et une génération nouvelle, moins formée, plus impatiente, la remplaça. Orphelins d’Internationale, ceux qui se réclamaient de l’héritage de l’AIT participaient aux congrès socialistes internationaux organisés par la social-démocratie, mais ils durent subir des tentatives d’exclusion qui finalement aboutirent en 1896 lors du congrès de Londres de la IIe Internationale. Les dirigeants socialistes français, en particulier Jean Jaurès, ne furent pas les moins acharnés à exclure les anarchistes et les socialistes antiparlementaires.
Une forme d’oubli de l’héritage de l’Internationale s’installa, aggravé par la mythification de ce qui était perçu comme une période héroïque du mouvement ouvrier anti-autoritaire.
♦ Une petite partie du mouvement anarchiste s’engagea dans le mouvement syndical après la Commune – Pouget en en est un exemple. Mais une partie importante du mouvement était hostile à l’action syndicale.
Il faut garder à l’esprit qu’après le congrès de Verviers en 1877, l’Internationale anti-autoritaire, dont les effectifs s’étaient effondrés, s’était transformée en groupes affinitaires. Elle n’était plus une organisation de classe, une organisation de travailleurs — sauf en Espagne. La fédération jurassienne, tombée à 400 adhérents [note] , était en fait un groupe spécifique dans lequel débattaient les intellectuels du mouvement : Kropotkine, Reclus, etc. C’est sous l’impulsion des militants italiens, dont la fédération avait tardivement adhéré, que l’AIT anti-autoritaire accoucha de l’anarchisme, sous la forme d’insurrectionalisme, c’est-à-dire d’anti-syndicalisme. C’est ainsi que Malatesta exprima son point de vue au huitième congrès de l’Internationale en 1876 :
« À notre point de vue, à nous autres Italiens, l’Internationale ne doit pas être une association exclusivement ouvrière ; le but de la révolution sociale, en effet, n’est pas seulement l’émancipation de la classe ouvrière, mais l’émancipation de l’humanité tout entière ; et l’Internationale, qui est l’armée de la révolution, doit grouper sous son drapeau tous les révolutionnaires, sans distinction de classe [note] . »
On retrouve le même problème posé dans le mouvement anarchiste brésilien, comme l’écrit Edilene Toledo :
« De fait, une partie considérable des anarchistes au Brésil se déclaraient ouvertement hostiles au syndicalisme, car l’idée anarchiste était de sauver toute l’humanité, et pas seulement les ouvriers, comme on peut l’observer dans cet article du journal libertaire La Barricata de São Paulo, écrit en italien : “Le syndicalisme n’a rien de commun avec l’anarchisme, ou mieux; le caractère effectif de l’action du syndicalisme est la négation de l’anarchisme” [note] . »
L’influence malatestienne me paraît évidente.
L’extrême proximité de l’insurrectionalisme et de l’individualisme déterminera la matrice à partir de laquelle le mouvement anarchiste européen va dès lors se développer, ce qui expliquera l’orientation nettement anti-syndicaliste d’une grande partie du mouvement, à ses débuts. Toutes ces positions allaient d’ailleurs totalement à l’encontre de celles qu’avait développées Bakounine : c’est dans ce sens-là que je pense que l’anarchisme initial, tel qu’il né de l’Internationale anti-autoritaire, est une rupture avec le bakouninisme.
Malatesta avait bien tenté de défendre le principe d’organisation au sein du mouvement libertaire [note] , mais soit il fut mal compris, soit il fut trop ambigu, toujours est-il que le courant anarchiste communiste, dont il est, avec Kropotkine, l’initiateur, était fortement imprégné d’insurrectionalisme et se développa sur des bases anti-syndicalistes et anti-organisationnelles.
C’est ainsi que, comme en France, une vague d’anarchisme insurrectionaliste frappa l’Espagne, lors de laquelle les militants anarchistes communistes s’évertuèrent à détruite les organisations de masse d’inspiration libertaire, soit par les actes, soit par la parole : « Fin 1891, venant de Londres, le célèbre révolutionnaire italien Errico Malatesta s’en était pris aux collectivistes durant sa grande tournée de propagande [note] . » Or le collectivisme (tel qu’il était entendu à cette époque-là), était l’appellation (de préférence à « anarchisme ») à laquelle se référait Bakounine. Un rapport de police nous apprend que c’est Malatesta « qui fonda en Espagne tous les groupes d’action et qui a converti les collectivistes à l’anarchie [note] . » Le débat prendra une autre tournure plus tard, lorsque le syndicalisme révolutionnaire apparaîtra : Malatesta s’y montrera résolument hostile.
« Et en effet, surtout en France, il y a eu des anarchistes qui, entrés dans le mouvement ouvrier avec les meilleures intentions, pour porter notre parole et nos méthodes auprès des masses, ont ensuite été absorbés et transformés, ils ont poussé le cri “le syndicalisme se suffit à lui-même”... et ont vite cessé d’être anarchistes [note] . »
Malatesta conteste un des principaux fondements du syndicalisme révolutionnaire, la double tâche, revendicative aujourd’hui, constructive demain :
« Ce que les syndicalistes prétendent est faux, que l’organisation ouvrière d’aujourd’hui servira de cadre à la société future et facilitera la transition du régime bourgeois vers le régime égalitaire. C’est une idée qui a trouvé un écho favorable parmi les membres de la Première Internationale ; et si je me souviens bien, dans les écrits de Bakounine il est dit que la nouvelle société serait réalisée par l’entrée de tous les travailleurs dans les Sections de l’Internationale. Mais ça me semble être une erreur [note] . »
Malatesta va même accuser les militants d’« ivresse syndicaliste » (« ubriacatura sindacalista »). On voit donc que le militant italien récuse à la fois le syndicalisme révolutionnaire et Bakounine. Cependant, il développa une autre stratégie syndicale, parfaitement cohérente, proche en fait de celle de la social-démocratie : il reste tout à fait favorable à l’entré de anarchistes dans le mouvement syndical.
La suite prochainement ...
Une précédente interview a déjà été publiée sur ce site, intitulée "Organização, tradições revolucionárias e transformação" (Organisation, traditions libertaires et transformation" (https://ielibertarios.wordpress.com/2019/01/12/organizacao-tradicoes-revolucionarias-e-transformacao/). Pour la version française de cette première interview, voir: http://monde-nouveau.net/spip.php?article716.
Dans la mesure où ces textes sont destinés à un public brésilien, il y est parfois fait allusion à des situations propres à ce pays.
Réponses à l’Institut d’Études libertaires de Rio de Janeiro
« ...le syndicalisme révolutionnaire ne fut pas la création d’un auteur particulier ni même d’un groupe d’auteurs. En dépit du “isme” qui lui donne un air théorique, le syndicalisme révolutionnaire fut à l’origine le nom donné à un mouvement plutôt qu’à une théorie préconçue de la société. Ainsi des dirigeants syndicalistes révolutionnaires tels que Victor Griffuelhes (secrétaire de la CGT), Émile Pouget (éditeur du journal du syndicat La Voix du peuple) et Georges Yvetot (dirigeant de la section des Bourses du Travail de la CGT), s’intéressaient plus à “donner une expression à la pratique du syndicalisme révolutionnaire tel qu’il évoluait” dans la lutte quotidienne pour améliorer la vie des travailleurs, qu’à “construire un cadre théorique dans lequel il pourrait se conformer”. Dans cette perspective, disait-on, le syndicalisme révolutionnaire n’était pas un ensemble artificiel de doctrines imposé à la classe ouvrière, mais plutôt une théorie ouverte en constant développement, dont la formation venait comme
le résultat de l’expérience de la lutte elle-même. »
Ralph Darlington, Radical Unionism. The Rise and Fall of Revolutionary Syndicalism. Haymarket Books, Chicago, Illinois, p. 17.
1 / IEL : Dans quel contexte politique et social le syndicalisme révolutionnaire aurait-il émergé en France?
La question me semble pertinente dans sa formulation car elle parle d’« émergence » du syndicalisme révolutionnaire, ce qui implique un processus qui se fait dans la durée, excluant la tentation d’en définir artificiellement une date, comme le font certains auteurs, les uns parlant de 1860 ou 1870 [note] , c’est-à-dire la période de l’AIT, d’autres parlant de 1895, c’est-à-dire la fondation de la CGT [note] . Il ne fait pas de doute que le syndicalisme tel qu’il était compris par le courant fédéraliste de l’AIT et par Bakounine présentait des analogies avec ce que sera plus tard le syndicalisme révolutionnaire, mais désigner l’AIT comme le lieu et le moment de fondation du syndicalisme révolutionnaire ne correspond pas à la réalité historique, et ne présente pas un grand intérêt.
♦ Le dernier tiers du 19e siècle vit les conséquences d’une crise provoquée par la Guerre de Sécession, qui déclencha une réaction en chaîne planétaire. En 1873 un krach financier provoqua une stagnation pendant une trentaine d’années, que compenseront un peu les conquêtes coloniales, la concentration des grandes entreprises et l’absorption ou la disparition des petites entreprises. Le versement par la France de lourdes indemnités de guerre à l’Allemagne ralentit la reprise des investissements en France. La concentration des entreprises entraîna une concentration de la main-d’œuvre dans des usines de plus en plus importantes. Les ateliers artisanaux furent touchés et de nombreux petits patrons se prolétarisèrent. Les petits paysans dont les exploitations étaient les plus fragiles allèrent se faire embaucher à la ville.
Dans un premier temps, le syndicalisme révolutionnaire organisa les ouvriers qualifiés issus des métiers de l’artisanat et de la petite mécanique. Il organisa également les manœuvres polyvalents du bâtiment et de l’usine, les terrassiers et, en Italie, les ouvriers agricoles et les mineurs. Vers 1910 le syndicalisme révolutionnaire s’adapta à la restructuration industrielle en adoptant le syndicalisme d’industrie qui organisait les ouvriers non plus par métier, mais par usine et par branche. Les ouvriers spécialisés, en particulier de la mécanique et de l’industrie lourde, devinrent le fer de lance de ce syndicalisme de combat. Cette évolution fut particulièrement sensible en Italie, en Catalogne, aux États-Unis et, dans les années 1920, en Argentine.
♦ Au lendemain de l’écrasement de la commune de Paris, Adolphe Thiers, chef du gouvernement de la nouvelle République, télégraphie aux représentants du gouvernement en province : « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon » [note] . Il se fait ainsi l’écho de l’effroyable terreur qu’a connue la bourgeoisie française pendant l’insurrection et donne le ton de la répression qui va s’abattre sur le mouvement ouvrier. Mais l’armée et la police ne furent pas les seuls acteurs de la répression : une fois l’armée de Versailles entrée dans la capitale, les Parisiens partisans de Thiers aidèrent activement à la traque des Communards. Les « bons citoyens » firent merveille : 400 000 lettres de dénonciation, la plupart anonymes, furent envoyées aux autorités. On comprend donc l’opposition que développera plus tard le syndicalisme révolutionnaire envers l’armée, la police et les « bons citoyens ».
Pourtant, le prolétariat français recommença aussitôt à se réorganiser malgré la loi Dufaure votée le 14 mars 1872, qui punissait sévèrement l’affiliation à l’Internationale. En fait, la République se montra bien moins tolérante que le Second Empire. Chaque tentative de reconstitution d’une quelconque structure ouvrière, même la plus anodine, était suivie d’arrestations et de citations devant un Conseil de guerre. Fernand Pelloutier décrit dans son Histoire des Bourses du travail l’ambiance qui régnait alors : « La section française de l’Internationale dissoute, les révolutionnaires fusillés, envoyés au bagne ou condamnés à l’exil ; les clubs dispersés, les réunions interdites ; la terreur confinant au plus profond des logis les rares hommes échappés au massacre : telle était la situation du prolétariat au lendemain de la Commune. » Un historien brésilien, Alexandre Samis, a parfaitement décrit dans Negras Tormentas [note] , l’ampleur de la répression qui suivit l’écrasement de la Commune, une répression qui laissa des traces profondes dans la mémoire collective. Pourtant, la classe ouvrière commence à se réorganiser immédiatement [note] . La peur règne, mais, comme l’écrit Édouard Dolléans, « le feu couve sous la cendre des organisations ouvrières détruites » [note] .
♦ Les premières manifestations de la reconstruction du mouvement ouvrier sont timides et extrêmement modérées. Les autorités avaient tout pouvoir pour interdire les réunions. Elles voyaient l’Internationale derrière le moindre mouvement revendicatif et appliquaient presque systématiquement la répression à titre préventif. Le mouvement ouvrier qui se reformait lentement tenait un discours qui restait réformiste, coopérativiste et mutuelliste.
Entre la fin de l’Internationale et la constitution du mouvement syndicaliste révolutionnaire en France, il y eut une « génération perdue » de militants. La génération des militants de l’AIT avait disparu et une génération nouvelle, moins formée, plus impatiente, la remplaça. Orphelins d’Internationale, ceux qui se réclamaient de l’héritage de l’AIT participaient aux congrès socialistes internationaux organisés par la social-démocratie, mais ils durent subir des tentatives d’exclusion qui finalement aboutirent en 1896 lors du congrès de Londres de la IIe Internationale. Les dirigeants socialistes français, en particulier Jean Jaurès, ne furent pas les moins acharnés à exclure les anarchistes et les socialistes antiparlementaires.
Une forme d’oubli de l’héritage de l’Internationale s’installa, aggravé par la mythification de ce qui était perçu comme une période héroïque du mouvement ouvrier anti-autoritaire.
♦ Une petite partie du mouvement anarchiste s’engagea dans le mouvement syndical après la Commune – Pouget en en est un exemple. Mais une partie importante du mouvement était hostile à l’action syndicale.
Il faut garder à l’esprit qu’après le congrès de Verviers en 1877, l’Internationale anti-autoritaire, dont les effectifs s’étaient effondrés, s’était transformée en groupes affinitaires. Elle n’était plus une organisation de classe, une organisation de travailleurs — sauf en Espagne. La fédération jurassienne, tombée à 400 adhérents [note] , était en fait un groupe spécifique dans lequel débattaient les intellectuels du mouvement : Kropotkine, Reclus, etc. C’est sous l’impulsion des militants italiens, dont la fédération avait tardivement adhéré, que l’AIT anti-autoritaire accoucha de l’anarchisme, sous la forme d’insurrectionalisme, c’est-à-dire d’anti-syndicalisme. C’est ainsi que Malatesta exprima son point de vue au huitième congrès de l’Internationale en 1876 :
« À notre point de vue, à nous autres Italiens, l’Internationale ne doit pas être une association exclusivement ouvrière ; le but de la révolution sociale, en effet, n’est pas seulement l’émancipation de la classe ouvrière, mais l’émancipation de l’humanité tout entière ; et l’Internationale, qui est l’armée de la révolution, doit grouper sous son drapeau tous les révolutionnaires, sans distinction de classe [note] . »
On retrouve le même problème posé dans le mouvement anarchiste brésilien, comme l’écrit Edilene Toledo :
« De fait, une partie considérable des anarchistes au Brésil se déclaraient ouvertement hostiles au syndicalisme, car l’idée anarchiste était de sauver toute l’humanité, et pas seulement les ouvriers, comme on peut l’observer dans cet article du journal libertaire La Barricata de São Paulo, écrit en italien : “Le syndicalisme n’a rien de commun avec l’anarchisme, ou mieux; le caractère effectif de l’action du syndicalisme est la négation de l’anarchisme” [note] . »
L’influence malatestienne me paraît évidente.
L’extrême proximité de l’insurrectionalisme et de l’individualisme déterminera la matrice à partir de laquelle le mouvement anarchiste européen va dès lors se développer, ce qui expliquera l’orientation nettement anti-syndicaliste d’une grande partie du mouvement, à ses débuts. Toutes ces positions allaient d’ailleurs totalement à l’encontre de celles qu’avait développées Bakounine : c’est dans ce sens-là que je pense que l’anarchisme initial, tel qu’il né de l’Internationale anti-autoritaire, est une rupture avec le bakouninisme.
Malatesta avait bien tenté de défendre le principe d’organisation au sein du mouvement libertaire [note] , mais soit il fut mal compris, soit il fut trop ambigu, toujours est-il que le courant anarchiste communiste, dont il est, avec Kropotkine, l’initiateur, était fortement imprégné d’insurrectionalisme et se développa sur des bases anti-syndicalistes et anti-organisationnelles.
C’est ainsi que, comme en France, une vague d’anarchisme insurrectionaliste frappa l’Espagne, lors de laquelle les militants anarchistes communistes s’évertuèrent à détruite les organisations de masse d’inspiration libertaire, soit par les actes, soit par la parole : « Fin 1891, venant de Londres, le célèbre révolutionnaire italien Errico Malatesta s’en était pris aux collectivistes durant sa grande tournée de propagande [note] . » Or le collectivisme (tel qu’il était entendu à cette époque-là), était l’appellation (de préférence à « anarchisme ») à laquelle se référait Bakounine. Un rapport de police nous apprend que c’est Malatesta « qui fonda en Espagne tous les groupes d’action et qui a converti les collectivistes à l’anarchie [note] . » Le débat prendra une autre tournure plus tard, lorsque le syndicalisme révolutionnaire apparaîtra : Malatesta s’y montrera résolument hostile.
« Et en effet, surtout en France, il y a eu des anarchistes qui, entrés dans le mouvement ouvrier avec les meilleures intentions, pour porter notre parole et nos méthodes auprès des masses, ont ensuite été absorbés et transformés, ils ont poussé le cri “le syndicalisme se suffit à lui-même”... et ont vite cessé d’être anarchistes [note] . »
Malatesta conteste un des principaux fondements du syndicalisme révolutionnaire, la double tâche, revendicative aujourd’hui, constructive demain :
« Ce que les syndicalistes prétendent est faux, que l’organisation ouvrière d’aujourd’hui servira de cadre à la société future et facilitera la transition du régime bourgeois vers le régime égalitaire. C’est une idée qui a trouvé un écho favorable parmi les membres de la Première Internationale ; et si je me souviens bien, dans les écrits de Bakounine il est dit que la nouvelle société serait réalisée par l’entrée de tous les travailleurs dans les Sections de l’Internationale. Mais ça me semble être une erreur [note] . »
Malatesta va même accuser les militants d’« ivresse syndicaliste » (« ubriacatura sindacalista »). On voit donc que le militant italien récuse à la fois le syndicalisme révolutionnaire et Bakounine. Cependant, il développa une autre stratégie syndicale, parfaitement cohérente, proche en fait de celle de la social-démocratie : il reste tout à fait favorable à l’entré de anarchistes dans le mouvement syndical.
La suite prochainement ...
PAR : René Berthier
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Tierra y Libertad
Nito Lemos Reis
Portugal : Sortie du dernier numéro de la revue A Idea
feliz aniversario
Recension et commentaire du livre de Reiner Tosstorff, The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937
Ordre moral et partouze sado-maso
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