Histoire > Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (5e partie)
Histoire
par René Berthier • le 8 juillet 2019
Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (5e partie)
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ENTRETIEN DESTINE A L’INSTITUT D’ETUDES LIBERTAIRES DE RIO DE JANEIRO (EN COURS DE TRADUCTION)
Le lien existant entre l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire est évidemment une question vitale pour le mouvement libertaire. Le bicentenaire de Bakounine nous a fourni l’occasion de rééditer un texte de Maurizio Antonioli, datant de 1976 mais extrêmement instructif, qui étudie précisément cette question : Bakounine entre syndicalisme révolutionnaire et anarchisme [note] . Sa réédition a permis de rappeler que le rapport entre ces deux courants est extrêmement complexe et parfois conflictuel. En effet, le début du XXe siècle vit se développer des débats qui évoluèrent en vigoureuses polémiques sur la parenté entre Bakounine et le syndicalisme, entre l’AIT et le syndicalisme révolutionnaire. Bien entendu le mouvement anarchiste se trouva divisé sur cette question, comme le montre M. Antonioli :
« D’un côté, pour soutenir la “parenté incontestable” entre les positions bakouniniennes et celles du syndicalisme, un noyau consistant de militants de la CGT (Pierre Monatte et le groupe de “la Vie ouvrière”), fort du soutien de James Guillaume, le “Père Guillaume”, compagnon de Bakounine et historien de l’Internationale.
« De l’autre côté, un front composite mais substantiellement unitaire, qui passait par Volontà d’Ancone (Malatesta et Fabbri), Les temps nouveaux de Paris (Pierrot et Clair) et Le réveil-Il Risveglio de Genève (Bertoni et Wintsch) ; en définitive, les périodiques les plus représentatifs du communisme anarchiste franco-italo-helvétique [note] . »
Dès le début, donc, l’idée d’une parenté entre Bakounine et l’anarchisme d’une part, le syndicalisme révolutionnaire de l’autre, ne fit pas l’unanimité, le courant anarchiste spécifique contestant qu’il y eût une parenté. L’idée que le syndicalisme révolutionnaire soit une « stratégie » de l’anarchisme, est contestée par les anarchistes eux-mêmes. C’est que, après une génération de quasi-oubli, Bakounine et la Fédération jurassienne étaient revenus sur le devant de la scène grâce à James Guillaume qui avait réédité un texte du révolutionnaire russe datant d’août 1869, « La Politique de l’Internationale », et le « Fragment formant une suite à L’Empire knouto-germanique », écrit en novembre-décembre 1872. En outre, les œuvres de Bakounine commençaient à être publiées chez Stock sous la supervision de James Guillaume. Enfin, les deux premiers volumes de L’Internationale, documents et souvenirs de Guillaume étaient parus en 1907. Tous ces textes mettaient en évidence l’importance primordiale qu’accordait Bakounine à la lutte économique et aux « caisses de résistance » (les syndicats) dans la formation de la conscience de classe des masses ouvrières [note] . Mais tout cela se passe à un moment où le syndicalisme révolutionnaire existait déjà.
L’émergence du syndicalisme révolutionnaire en France a été très diversement perçue par les militants anarchistes. L’extrême complexité des relations entre le mouvement anarchiste et le courant syndicaliste révolutionnaire au sein de la CGT française se trouve occultée par des approches parfois simplistes de l’histoire. En effet, on s’aperçoit que le mouvement anarchiste a tout d’abord été opposé à l’activité syndicale. On constate également que la période strictement « anarchiste » du mouvement syndical français, dont une partie se déroula avant la fondation de la CGT, a été très courte – elle coïncide en gros avec la période d’apogée des Bourses du travail – 1892-1902.
Une partie notable du mouvement anarchiste français de l’époque était tout simplement opposée au principe même d’organisation. Si on lit bien les actes du congrès anarchiste international d’Amsterdam, on constate que le principal thème de débat ne concernait pas le syndicalisme, mais la question : « Faut-il s’organiser ? » Cette question parcourait l’ensemble du mouvement libertaire international, notamment au Brésil. Carlo Romani nous montre que l’opposition des anti-organisationnels à l’organisation « institutionnelle » (c’est-à-dire une organisation permanente) pouvait aller assez loin : lorsqu’en avril 1906 se tint à Rio de Janeiro le Premier Congrès Ouvrier Brésilien, le journal de Oreste Ristori, La Battaglia, tenta de ridiculiser ce qu’il appelait un « congrès international de batraciens » auquel participaient des « condottiere intrépides de l’armée liliputienne », etc [note] . Romani désigne Oreste Ristori comme un partisan de Malatesta.
Ce congrès eut pourtant une importance capitale dans l’histoire du mouvement ouvrier brésilien et ne méritait pas d’être ainsi traité.
« Suivant la tendance des années précédentes, écrit Alexandre Samis, malgré la présence de réformateurs “travaillistes” dans les débats, le Congrès approuva l’affiliation de ses thèses au syndicalisme révolutionnaire français. Ainsi, la neutralité syndicale, le fédéralisme, la décentralisation, l’antimilitarisme, l’antinationalisme, l’action directe, la grève générale, etc. firent partie des principes des syndicats qui signèrent les propositions du “Premier Congrès ouvrier brésilien”, nom adopté par la commission qui rédigea les délibérations finales de la réunion [note] . »
Il est vrai qu’une partie du mouvement anarchiste français s’est enthousiasmée pour le syndicalisme révolutionnaire lorsque, après que James Guillaume eut publié différents textes sur la Fédération jurassienne et des articles de Bakounine, il découvrit l’évidente corrélation des pratiques entre les textes qu’ils lisaient et ce qu’ils voyaient se dérouler sous leurs yeux. Mais il faut souligner que la publication des textes de Bakounine se situe à partir de 1903 ; que la publication par James Guillaume de son Internationale, documents et souvenirs commence en 1905, c’est-à-dire des dates sensiblement postérieures à l’émergence du syndicalisme révolutionnaire. L’énorme travail d’édition fait par James Guillaume est postérieur – légèrement, il est vrai – à l’apparition du syndicalisme révolutionnaire et ne saurait donc en aucun cas en être désigné comme la cause.
L’évocation de l’histoire de l’Association internationale des travailleurs a fourni les aliments d’une controverse entre partisans et opposants de la filiation entre Bakounine et le syndicalisme révolutionnaire, entre anarchisme et syndicalisme révolutionnaire – une controverse dont l’âpreté démontre que l’idée n’était pas évidente ni acceptée par tout le monde. On peut donc se poser une question un peu perverse : ceux des anarchistes qui découvrent le syndicalisme révolutionnaire à travers les textes de Bakounine et de la Fédération jurassienne publiés par James Guillaume n’avaient-ils donc rien vu se dérouler sous leurs yeux avant la publication de ces textes ? Le mouvement anarchiste – en tout cas celui qui n’était pas déjà dans la CGT – n’a-t-il « découvert » le syndicalisme révolutionnaire qu’à ce moment-à ? Une recherche sur cette question pourrait être intéressante.
Luigi Fabbri mettait en avant l’idée d’une « matrice exclusivement anarchiste » au syndicalisme. Il disait encore que le syndicalisme n’était rien d’autre que « le socialisme anarchiste en action » [note] . Parler de « matrice exclusivement anarchiste » du syndicalisme ne me paraît cependant pas conforme à la réalité, ne serait-ce que parce que les phénomènes historiques n’ont jamais de déterminations uniques, point de vue d’ailleurs partagé par Bakounine.
En juillet 1906, La Vita Operaia d’Ancone écrivait Voir : « A proposito di j», in La Vita Operaia », 14 juillet 1906. cité par M. Antonioli, op. cit. : « Le syndicalisme est le concept que donnèrent Bakounine d’abord et l’Internationale ensuite, aux organisations de résistance ouvrière ayant pour base l’abolition du capitalisme et la substitution des organisations fédérales des travailleurs à l’État bourgeois au moyen de l’action directe et révolutionnaire du prolétariat. »
René Caughi (Henri Gauche) publie dans Les Temps Nouveaux [note] du 27 janvier 1907, sous le titre « Bakounine et le syndicalisme », des extraits de la Politique de l’Internationale. Il commente : « Bakounine était donc “syndicaliste”, bien avant que le syndicalisme fût créé » (!!!). Caughi ajoute : « Il semble que le monde ouvrier – le seul qui compte – veuille donner raison à l’idée bakouninienne contre l’idée marxiste ». Notons qu’il n’est pas question ici de syndicalisme révolutionnaire, mais de syndicalisme tout court.
Marie (Maria Isidorovna) Goldsmith, une amie proche de Kropotkine, partageait ce point de vue. Dans Les Temps Nouveaux du 6 juillet 1907 54, elle insiste sur « la ressemblance, et même, sous beaucoup de rapports, sur l’identité des idées syndicalistes avec les idées anarchistes ». Et elle ajoute : « Bakounine, dans son article La Politique de l’Internationale, expose la ligne de conduite qu’il voudrait voir suivre au mouvement ouvrier dans les termes tels que le mouvement syndicaliste actuel semble être la réalisation exacte de son programme. »
Marc Pierrot, quant à lui, soulignait à quel point « toutes les conceptions qui sont l’expression même du syndicalisme révolutionnaire » avaient été « propagées surtout par les camarades anarchistes » [note] , et que le fédéralisme typique de la CGT avait été « revendiqué autrefois par Bakounine » et « condamné par Marx » [note]
.
On pourrait multiplier les citations de l’époque affirmant une continuité entre les idées de Bakounine et le syndicalisme révolutionnaire, une continuité sur laquelle il y a un accord presque total entre 1905 et 1908. Cependant, ces articles se contentent de constater l’identité entre les thèses de Bakounine et de la Fédération jurassienne et les pratiques du syndicalisme révolutionnaire qu’ils peuvent observer sous leurs yeux. Aucun n’établit une relation de cause à effet.
Il n’est pas contestable que dans les positions développées par Bakounine on trouve l’essentiel des idées défendues plus tard par le syndicalisme révolutionnaire. C’est dans cet esprit que Gaston Leval nous a formés lorsque nous participions à son Centre de sociologie libertaire, à la fin des années 60. Bien entendu l’idée générale de Gaston reste exacte et je comprends bien pourquoi il pensait ainsi. Il voulait en particulier réagir contre les dérives sectaires et anti-syndicales du mouvement anarchiste de l’époque [note] .
Cependant, affirmer qu’un homme, fût-il Bakounine, est le « fondateur » d’un mouvement comme le syndicalisme révolutionnaire n’est pas concevable. Il a pu y avoir des précurseurs, comme Bakounine qui vivait le mouvement ouvrier « de l’intérieur », des « théoriciens », comme Georges Sorel – un théoricien extérieur au mouvement lui-même, et que très peu de militants de son temps connaissaient. Il reste que le syndicalisme révolutionnaire est une production naturelle de la classe ouvrière française, dont l’apparition est liée à un contexte historique très particulier : influence du proudhonisme, écrasement de la Commune, divisions sordides du mouvement socialiste, rejet des tentatives de captation par les radicaux bourgeois, etc. C’est ce contexte qui explique la formation du syndicalisme révolutionnaire, pas la pensée de Bakounine, et encore moins celle de Sorel. Rejetant toute idée de « déterminisme monocausal », selon l’expression admirable de Thiago Lemos Silva [note] , on dira que même si les mêmes causes produisent globalement les mêmes effets, les déterminations qui ont produit le syndicalisme révolutionnaire brésilien ne sont pas absolument identiques à celles qui ont produit son homologue français, ce que montre Carlos Augusto Addor :
« Nous réaffirmons que dans le processus de formation de la classe ouvrière au Brésil, dans le sens mentionné dans l’introduction de ce livre ‒ de la formation d’une identité culturelle propre ‒ l’anarchisme joue un rôle fondamental. En effet, c’est le seul courant organisationnel et idéologique du mouvement au Brésil qui, au cours des deux premières décennies du XXe siècle, à la fois
a) fait une critique radicale de la société capitaliste et de l’État bourgeois, en proposant la construction d’une société alternative, libre et égalitaire ;
b) élabore un projet et une pratique culturelle relativement autonome, marquée par une identité de classe ;
c) pénètre de manière significative dans la classe ouvrière, en menant ou en participant aux plus grandes grèves et manifestations publiques qui ont eu lieu au cours de la période, ainsi qu’en participant activement et efficacement au processus d’organisation syndicale des travailleurs urbains [note] . »
Cette analyse est confirmée par Christina Roquete Lopreato pour qui l’expérience de la lutte constitue, comme le pensait Bakounine, le principal catalyseur de la conscience révolutionnaire :
« La grève générale de 1917 représente (...) le repère historique dans le processus de formation de la classe ouvrière comme se constituant elle-même dans sa confrontation concrète avec le capital « A greve geral de 1917 representa (…) o marco historico no processo de formação da classe operaria como autoconstituindo-se em seu enfrentamento concreto com o capital. » Christina Roquete Lopreato, O Espirito da revolta, a greve geral anarquista de 1917, ed. Annablume / FAPESP, p. 216. »
Sans doute du fait de la complexité plus grande des stratifications sociales et de leurs interrelations, la formation du mouvement syndicaliste révolutionnaire ne peut pas être portée intégralement au crédit de cette partie du mouvement anarchiste qui s’est engagée dans l’action syndicale : d’autres courants y ont contribué, même si ce n’est que plus marginalement : socialistes révolutionnaires, allemanistes [note] , blanquistes, positivistes pour la France, sans doute d’autres courants pour les autres pays.
PAR : René Berthier
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