Histoire > Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (4e partie)
Histoire
par René Berthier • le 1 juillet 2019
Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (4e partie)
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ENTRETIEN DESTINE A L’INSTITUT D’ETUDES LIBERTAIRES DE RIO DE JANEIRO (EN COURS DE TRADUCTION)
Comment un penseur socialiste qu’on qualifie comme « opposé aux grèves » peut-il être revendiqué par le syndicalisme révolutionnaire ? Ce qui soulève une première question : Proudhon était-il réellement opposé aux grèves ? Comme c’est souvent le cas à propos des absurdités qui circulent sur le mouvement anarchiste, c’est Marx qui en est l’origine. Ainsi lorsque Marx rapporte que Proudhon s’était réjoui que les mineurs de Rives-de-Gier aient été réprimés après s’être mis en grève [note] , il montre simplement qu’il n’a lu la Capacité politique des classes ouvrières que superficiellement (en fait, la citation reprise dans la Capacité, vient du Système des contradictions économiques). Proudhon dit simplement que du point de vue de la législation de l’époque, la grève était illégale et que la répression était, pour ces mêmes raisons, légale. Il ne se réjouit donc pas que les mineurs aient été réprimés. Proudhon souligne d’ailleurs : « la plèbe travailleuse, dont je sers ici de mon mieux les nobles aspirations n’est encore, hélas ! qu’une multitude inorganique ; l’ouvrier ne s’est pas placé sur le même plan que le maître ». Il fait ici explicitement référence à l’article 1781 du code civil qui dispose que dans un procès, la parole du patron vaut plus que celle de ses ouvriers ; situation que bien entendu il n’approuve pas [note] . Le fait que la « plèbe travailleuse » soit une « multitude inorganique » signifie pour Proudhon qu’elle n’a pas de conscience collective et qu’elle n’a pas constitué d’organisation.
Proudhon souligne également que « ces luttes de coalitions entre ouvriers et maîtres (…) se terminent presque toujours à l’avantage de ceux-ci et au détriment de ceux-là » [note] . Il ne conteste pas que les grévistes agissent « sous l’impulsion d’un sentiment de justice que je ne nie pas » (Je souligne.). Ce qu’il entend montrer, c’est la contradiction entre l’action de grève des ouvriers « qui, je le reconnais expressément, n’avaient pas tort, au for intérieur, de se plaindre » (Je souligne encore) mais qui à ce moment-là « outrepassaient, au for extérieur, leur droit ». (« Au for extérieur », c’est-à-dire du point de vue du droit en vigueur.) Cette contradiction se résout toujours au profit des employeurs : « elle se rencontre, bien plus odieuse (sic) dans la faveur généralement accordée à ces derniers [les employeurs], et la répression qui est le privilège ordinaire des autres [les ouvriers]. » C’est exprimé à la manière de Proudhon, c’est-à-dire alambiquée, mais je ne pense pas que ce passage ait besoin d’être « décrypté ».
Marx évoque un passage de la Capacité politique dans lequel Proudhon écrit que « l’autorité qui fit fusiller les mineurs de Rives-de-Gier se trouvait dans une situation malheureuse », mais qu’elle dut « sacrifier ses enfants pour sauver la République ». Naturellement, ce que Proudhon expose ici, c’est le point de vue de l’État, sans l’approuver. Les syndicalistes révolutionnaires français, plus intelligents que Marx, l’avaient parfaitement compris. Proudhon dit des grèves qu’elles ne peuvent pas fondamentalement modifier l’état de la société (ce que dit Marx également) .... C’est un point sur lequel les syndicalistes révolutionnaires seront d’accord avec Proudhon. Et sur bien d’autres points : la séparation des classes, le refus de l’action parlementaire, l’insistance sur l’action économique, le fédéralisme... La proximité entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire a sans doute sa principale explication dans le fait que sa pensée est très intimement liée à la pensée du mouvement ouvrier de son époque. Le même problème se posera plus tard pour Bakounine.
Samuel Hayat pose une question très pertinente : il se demande « si Proudhon avait exprimé, au sein même de ses contradictions, une latence de la condition prolétarienne [note] ? »
Il s’agit de savoir si la rencontre entre Proudhon et le mouvement ouvrier est le fait du hasard, ou s’il y a une parenté effective. Que le mouvement ouvrier de son temps ait influencé Proudhon ne devrait guère prêter à débat : on imagine mal un penseur socialiste imperméable à son environnement. Les militants anarchistes lisaient beaucoup [note] . En France, des groupes d’ouvriers se réunissaient pour discuter des théories de Proudhon, voire pour interroger Proudhon lui-même. L’un de ces lecteurs, Tolain, fut même un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs, bien que Proudhon ne partageât pas ses vues sur les candidatures ouvrières [note] . Il n’est donc pas surprenant que les sections françaises de l’AIT se soient réclamées de Proudhon lors des premiers congrès de l’organisation.
De même, il n’y a rien de surprenant que les militants qui contribuèrent à créer la CGT et à fonder le syndicalisme révolutionnaire aient connu l’œuvre de Proudhon, d’autant que beaucoup d’entre eux étaient issus du mouvement anarchiste. Dans « L’anarchisme et les syndicats ouvriers », publié en 1895, Fernand Pelloutier parle de la « magistrale analyse » de Proudhon sur l’impôt. Émile Pouget se réclame de Proudhon dans sa brochure L’Action directe : « Proudhon, […] pressentant le syndicalisme, évoquait le fédéralisme économique qui se prépare et qui dépasse, de toute la supériorité de la vie, les concepts inféconds de tout le politicanisme… »
On pourra gloser sans fin pour savoir si c’est Proudhon qui a influencé le mouvement ouvrier de son temps ou l’inverse. Une telle question n’a strictement aucun intérêt parce qu’elle se ramène à celle de l’œuf et de la poule. Il est évident que Proudhon a subi une très forte influence du mouvement ouvrier de son temps ; qu’il a élaboré une théorie générale inspirée de cette influence ; que cette théorie, bien mieux que celles de Victor Considérant, Louis Blanc et d’autres, a été reconnue par les prolétaires de l’époque, reconnaissance qui a fourni à Proudhon de nouveaux sujets de réflexion. C’est un mouvement permanent entre pratique et théorie.
Samuel Hayat explique ainsi la reconnaissance de la pensée de Proudhon [note] :
« C’est à Pierre Ansart qu’on en doit la formalisation la plus convaincante [note] . Comme on l’a vu, selon lui, Proudhon n’est pas en lien de façon abstraite avec le mouvement ouvrier. Il existe une homologie structurale entre la pensée de Proudhon et certaines structures sociales. (...) Cette homologie se double d’une homologie des pratiques avec celles du mutuellisme des canuts [note] . »
Ce très schématique résumé du rapport entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire rend d’autant plus stupéfiante l’impasse que les auteurs de Black Flame ont faite sur l’auteur du Système des contradictions économiques [note] .
Les prises de position de Proudhon sur les grèves ne l’ont pas du tout « isolé du mouvement ouvrier naissant » [note] , contrairement à ce qu’écrivent Schmidt & van der Walt, qui se trompent totalement. Cette opposition aux grèves partielles, considérées comme inutiles et contre-productives, était partagée par l’ensemble du mouvement anarchiste [note] , puis par le mouvement syndicaliste révolutionnaire, qui avait reconnu en Proudhon un précurseur ! C’est là un paradoxe que naturellement Schmidt-van der Walt auront du mal à comprendre. La CGT française elle-même, lors de son 5e congrès, vota une résolution qui se situe parfaitement dans la lignée proudhonienne :
« ... Nous ne croyons pas devoir encourager les grèves partielles que nous considérons comme néfastes quand même donneraient-elles des résultats appréciables, parce qu’elles ne compensent jamais les sacrifices faits et qu’ensuite les résultats qu’elles peuvent donner sont impuissants à modifier la question sociale [note] . »
Au risque de surprendre nos camarades sud-africains, les premières années de la CGT se plaçaient parfaitement dans le lignée du proudhonisme.
Daniel Colson aborde dans son étude : « Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire » 45, les raisons pour lesquelles « les syndicalistes révolutionnaires ont pu se reconnaître dans Proudhon alors même que les propositions des uns et de l’autre pouvaient autant diverger » : « On sous-estime, dit-il, ou on méconnaît complètement l’extraordinaire intelligence pratique et théorique des mouvements ouvriers d’alors » (Je souligne.). Les syndicalistes révolutionnaires, Pelloutier en tête, savaient bien que les avantages obtenus par les grèves allaient être annulés par le système, et ils n’en voulaient manifestement pas à Proudhon de ne pas avoir compris que malgré cela, les grèves servaient d’entraînement à la classe ouvrière – ce que Bakounine avait parfaitement compris – ou de « gymnastique révolutionnaire », comme disait Pouget.
Il faut évoquer un dernier point pour souligner la proximité de Proudhon et du syndicalisme révolutionnaire (et, cela va sans dire, de l’anarcho-syndicalisme). C’est la question de l’organisation de classe. Lors de la révolution de 1848, Proudhon a été élu à l’Assemblée constituante. Il se faisait beaucoup d’illusions, et il a rapidement compris qu’il n’y avait rien à faire : le régime parlementaire est un système qui permet à la bourgeoisie d’accéder au pouvoir, la classe ouvrière n’a rien à en espérer. C’est à partir de là qu’il va envisager pour les travailleurs un autre mode d’organisation et d’intervention. Naturellement, il décrit cela avec son langage, qui ne correspond pas au langage d’aujourd’hui, mais transposé, cela donne ceci : les travailleurs doivent s’organiser dans des structures où ne sont pas regroupés les gens en tant que citoyens mais en tant que travailleurs, c’est-à-dire en fonction de leur rôle dans le processus de production.
C’est ainsi qu’il consacre dans Idée générale de la Révolution et dans la Capacité politique des classes ouvrières de longs développements sur les « compagnies ouvrières de production » appelées à remplacer l’organisation capitaliste de la production. Le grand sociologue Georges Gurvitch (absent de la bibliographie de Black Flame) qualifiait La Capacité politique de « catéchisme du mouvement ouvrier français ».
Naturellement, les syndicalistes révolutionnaires, qui avaient lu Proudhon, avaient parfaitement compris son point de vue.
PAR : René Berthier
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