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par René Berthier le 3 novembre 2019

Réflexions sur Proudhon et la propriété

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Article extrait du ML n°1809 de septembre 2019



Il faut être très prudent lorsqu’on parle de la question de la propriété chez Proudhon, parce que c’est une question extrêmement complexe, complexité qui est aggravée par la méthode d’exposition de Proudhon et son goût des formules choc et des paradoxes.
Au début, dans Qu’est-ce que la propriété ? [1840], il dit « La propriété c’est le vol » ; à la fin dans Théorie de la propriété [1862], un de ses derniers livres, il dit : « la propriété c’est la liberté » ; et il explique qu’il n’a en fait pas changé d’opinion, ce qui est déroutant pour un lecteur habitué au raisonnement binaire, mais sa démonstration est plutôt cohérente, si on prend la peine de la suivre, évidemment. En fait, le problème est simple : Proudhon a toujours été viscéralement opposé à la propriété.
Une autre difficulté surgit lorsqu’on lit Proudhon : on ne sait pas toujours de quelle propriété il s’agit. Souvent, c’est de la propriété du logement qu’il parle : lorsqu’il a été élu à l’Assemblée constituante en 1848, il a été confronté à une terrible crise du logement à laquelle il a tenté sans succès de trouver une solution. Souvent, c’est aussi à la propriété de la terre qu’il pense.
Il faut savoir que Proudhon avait été traumatisé par les massacres de la révolution de 1848, qu’il voulait également éviter une « Saint-Barthélemy de propriétaires », qu’il avait fait le constat que la France qui lui était contemporaine était à 90% rurale et que parler de retirer sa propriété à un paysan, n’était pas évident. Il s’efforcera donc de trouver un biais (une stratégie, littéralement) pour surmonter les inconvénients liés à la propriété sans se mettre à dos la paysannerie. En fait, il raisonne en termes politiques, en évitant de parler d’expropriation, qui ne pourrait conduire qu’à une chouannerie généralisée à l’échelle du pays. Bakounine avait parfaitement compris la question, comme on peut le voir en lisant les textes qu’il écrivit pendant la guerre franco-prussienne.
Si on peut parler de « stratégie » chez Proudhon, je dirais que sa stratégie consistait à prioriser la constitution de structures d’entraide (mutualistes) chez les paysans, qui aboutiraient peu à peu à une dissolution de la propriété.
On peut en penser ce qu’on veut aujourd’hui, mais à l’époque, ce n’était pas si idiot que ça, surtout si on pense au désastre des collectivisations forcées en Russie. Rappelons également que les collectivités agraires en Espagne, en 1936-1939, ont fini par voir adhérer ce que les libertaires appelaient les « individualistes », c’est-à-dire les petits paysans propriétaires, parce qu’ils avaient fini par comprendre qu’ils y avaient avantage (entraide, mise à disposition du matériel, etc.)
En fait, la question de la propriété est un point d’achoppement pour une transformation radicale de la société parce que c’est une notion idéologiquement très sensible. Mais Proudhon insiste sur le fait que c’est le système capitaliste lui-même qui détruit la propriété.

Un faux problème
La propriété, en fait, c’est un faux problème. Par exemple, il dit dans Théorie de la propriété que le grand manufacturier de son temps se moque complètement de ne pas être propriétaire de son usine, du terrain sur lequel se trouve son usine, voire même des machines. Ce qui l’intéresse, c’est de s’approprier l’aubaine (la plus-value, dans le vocabulaire proudhonien) issue de l’exploitation des ouvriers. Je pense que c’est extrêmement bien vu.
La fixation sur la propriété est pour Proudhon l’expression du fantasme du petit bourgeois terrorisé à l’idée de sombrer dans le prolétariat, dans la pauvreté, et fanatiquement obsédé à l’idée d’assurer un « avenir », c’est-à-dire en fait un « capital » à ses enfants. Dépasser le problème de la propriété, c’est d’abord convaincre les gens que dans la société libertaire, il n’y aura plus besoin de craindre ni pour son avenir, ni pour celui de ses enfants.
Les formules lapidaires de Proudhon sur la propriété ont empêché de saisir les nuances qu’il apporte à ce concept. La propriété est un vol lorsqu’elle fournit l’occasion de réaliser une « aubaine », c’est-à-dire l’appropriation de valeur produite par le travail d’autrui. Lorsqu’elle garantit la sécurité de l’individu, elle est un authentique facteur de liberté et de bien-être [note] .
Au tout début de sa quête, Proudhon attaquait le caractère absolu de la propriété tout en se montrant violemment hostile au communisme. « La communauté cherche l’égalité et la loi », dit-il dans le Premier mémoire, « la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité. Mais la communauté, prenant l’uniformité pour la loi et le nivellement pour l’égalité, devient tyrannique et injuste : la propriété, par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt oppressive et insociable. » La possession était donc « la synthèse de la communauté et de la propriété ».
Pour changer les effets de l’institution qu’est la propriété, il faut maintenant « l’entourer de garanties » : « Cette transformation que je cherchais sous le nom de synthèse, nous l’avons obtenue, sans altération de principe, par un simple équilibre », dira-t-il plus tard dans la Théorie de la propriété. Mais Proudhon reste Proudhon et, de la spéculation philosophique, il revient rapidement au principe de réalité. Il estime en effet qu’il est impossible de ne pas tenir compte des tendances évidentes de la population : « Le peuple, même celui du socialisme, veut, quoi qu’il dise, être propriétaire ; et si l’on me permet de citer ici mon propre témoignage, je dirai qu’après dix ans de critique inflexible, j’ai trouvé sur ce point l’opinion des masses plus dure, plus résistante que sur une autre question. J’ai fait violence aux convictions, je n’ai rien obtenu sur les consciences. Et, chose à noter, qui prouve jusqu’à quel point la souveraineté individuelle s’identifie dans l’esprit du peuple avec la souveraineté collective, plus le principe démocratique a gagné du terrain, plus j’ai vu les classes ouvrières des villes et des campagnes interpréter ce principe dans le sens le plus favorable à la propriété [note] . »
C’est un constat terrible que fait là notre auteur. Si le socialisme est fondé sur la négation de la propriété, et si l’« instinct de propriété » est à ce point profondément enraciné dans les masses, cela signifie deux choses : soit le socialisme n’a pas d’avenir, soit il faut le reconsidérer de fond en comble et réintroduire la notion de propriété, d’une manière ou d’une autre. C’est donc à une remise en cause de la théorie que Proudhon va s’attaquer.
Ce type de démarche n’a jamais effleuré le socialisme d’État : la théorie ne peut pas se tromper, ce sont les masses qui se trompent.
Pour Proudhon, il s’agit d’un constat relevant du simple bon sens. On comprend qu’il n’approuve pas cette attitude : s’il a fait « violence aux convictions », il n’a rien « obtenu sur les consciences ». Dans ce passage de Idée générale de la révolution, il pense à la propriété foncière. L’idée d’un « fermage universel, absolu, irrévocable » – c’est-à-dire en fait la nationalisation de la terre – n’est pas envisageable : c’est trop contraire à la psychologie du paysan. Bien sûr, Proudhon ne formule pas les choses ainsi, il dit que c’est « contraire aux aspirations les plus certaines de l’époque ». C’est pourquoi, dit-il, « après avoir liquidé la terre », il faut la remettre « en toute souveraineté » à celui qui la cultive. Notons que « la terre à celui qui la travaille » est l’un des points du programme des bolcheviks qui leur a permis d’avoir le soutien de la paysannerie et de prendre le pouvoir – après quoi ils ont nationalisé la terre.
La remise de la terre au paysan est essentielle, dit Proudhon, car sans cela « rien de stable ne peut se produire dans la société ». Aussi propose-t-il que « tout payement de loyer ou fermage […] acquiert au locataire, fermier, métayer, une part proportionnelle dans la propriété. »
La prise en compte de la mentalité des paysans semble être une constante chez les principaux théoriciens libertaires. On retrouve cette attitude chez Bakounine pour qui, sans le soutien de la paysannerie, une révolution prolétarienne est impossible. Pendant la guerre de 1870, Bakounine avait espéré que les hostilités déclencheraient un processus révolutionnaire qui s’étendrait des villes aux campagnes. Il préconisait alors une action dirigée à la fois contre le gouvernement et les Prussiens, la transformation de la guerre patriotique en guerre révolutionnaire. Le ralliement de la paysannerie à la révolution constituait un point fondamental de la stratégie qu’il préconisait alors. A ceux qui objectaient que les paysans sont des partisans forcenés de la propriété individuelle, il répondait qu’il fallait « établir une ligne de conduite révolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait l’individualisme des paysans de les pousser dans le camp de la réaction, mais qui au contraire s’en servirait pour faire triompher la révolution » [note] . Les bolcheviks seront confrontés au même problème quarante ans plus tard : Bakounine ajoute d’ailleurs quelques mots qui prendront tout leur sens lors de la révolution russe : « En dehors de ce moyen que je propose, il n’y en a qu’un seul : le terrorisme des villes contre les campagnes (...). Ceux qui se serviront d’un moyen semblable tueront la révolution [note] »
De toute évidence, les bolcheviks n’entendirent pas cet avertissement de Bakounine.
Lorsqu’il aborde la question cruciale de la collectivisation des terres [note] , le révolutionnaire russe affirme qu’imposer celle-ci serait une erreur, car elle amènerait le soulèvement des campagnes. Pour les réduire, il faudrait alors une immense force armée, avec une discipline militaire, avec des généraux, et toute la machine serait à reconstruire, avec le machiniste, le dictateur. On pense évidemment encore une fois au problème des rapports entre ouvriers et paysans pendant la révolution russe, les réquisitions qui ont exacerbé les antagonismes entre la ville et la campagne et qui ont abouti au désastre de la collectivisation forcée.
Si Bakounine aborde la question d’un point de vue de principe, il s’interroge aussi sur les possibilités pratiques qu’aurait la classe ouvrière d’imposer la collectivisation. Il pense que les ouvriers n’auront jamais la puissance d’imposer le collectivisme dans les campagnes : c’est là, dit-il, « une aberration fondamentale du communisme autoritaire qui, parce qu’il a besoin de la violence régulièrement organisée de l’État, et qui, parce qu’il a besoin de l’État, aboutit nécessairement à la reconstitution du principe de l’autorité et d’une classe privilégiée de fonctionnaires de l’État » [note] .
Selon Bakounine, le collectivisme dans les campagnes ne pourra se produire que par la force des choses, lorsque les « conditions de l’individualisme privilégié, les institutions politiques et juridiques de l’État auront disparu d’elles-mêmes [note] , ce qui est en somme le point de vue de Proudhon. La prétention du monde ouvrier à imposer une politique à la paysannerie est un « legs politique du révolutionnarisme bourgeois », dit encore le révolutionnaire russe. Elle aboutit inévitablement à la reconstitution d’un système de domination, fondé cette fois sur la bureaucratie – les « fonctionnaires de l’État » – chargés de l’exécution pratique de ce programme, dépossédant de ce fait la classe ouvrière de tout pouvoir.
On rejoint là encore l’idée, formulée par Bakounine, selon laquelle l’avènement de la bureaucratie d’État est le prix à payer pour l’échec de la révolution prolétarienne.
La propriété envisagée par Proudhon est expurgée de ses tares, elle ne conduit pas à l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle est liée au travail, et limitée dans le cadre de la commune ou de l’association ouvrière de production. La propriété aura perdu « ses vices essentiels, elle sera transfigurée. Ce ne sera plus la même chose ! Appelons-la cependant toujours de son ancien nom, si doux au cœur de l’homme, si agréable à l’oreille du paysan, la PROPRIETE [note] . » Il y a donc un incontestable problème de vocabulaire, dont Proudhon a parfaitement conscience, et qui sera par la suite source de malentendus concernant sa pensée réelle sur la question.
Celui qui, en 1840, se vantait d’être le « fossoyeur de la propriété » en appelle maintenant à la raison des bourgeois pour leur éviter les affres d’une révolution. Etonnante naïveté ! Proudhon meurt en 1865 avant d’avoir fini ce travail, qui sera publié l’année suivante grâce à ses amis : la Théorie de la propriété révèle le dernier état de sa pensée, assez éloignée de ses considérations du début, quoique Proudhon lui-même se défend d’avoir changé de point de vue.
Lorsque Proudhon, à la fin de sa vie, opère un « retour » vers la notion de propriété aux dépens de celle de possession, il faut avoir à l’esprit que c’est un « retour » à la manière de Proudhon, qui nécessite par conséquent quelques explications.
Il continue de dire que propriété et vol sont « deux équivalents économiques ». Il reste opposé à la propriété primitive qui représentait une « forme de civilisation inférieure, propre seulement à consolider, sous des apparences d’équité, le despotisme et la servitude ».
La portée des débats de l’époque de Proudhon sur la propriété peut difficilement être comprise aujourd’hui. La Théorie de la propriété s’efforce de montrer que la notion de propriété n’a pas existé de tous temps, qu’elle a pris des formes multiples et que c’est une institution récente. Proudhon semble entrevoir un phénomène qui a été décisif dans le développement d’une économie capitaliste en Europe occidentale : la sécurité du capital par rapport à l’État. D’autres sociétés, dont les cultures et l’économie ont été un temps florissantes, sont apparues dans l’histoire, mais aucune n’a développé le capitalisme.

René Berthier

1) Les innombrables militants révolutionnaires toutes tendances réunies qui sont devenus propriétaires de leur logement ne viendront certainement pas me contredire… Un camarade de mon syndicat qui, comme moi, était resté locataire, parlait de "révolutionnaires pavillonnaires".
2) Idée générale de la révolution, éditions du groupe Fresnes-Antony, p. 175.
3) Bakounine, Œuvres, VII, 118.
4) Bakounine, Œuvres VII, 116.
5) Cf. les Lettres à un Français, 6 septembre 1870.
6) Bakounine, Œuvres, Champ libre, VII, 117.
7) Ibid, p. 118.
8) Ibid. p. 165.

PAR : René Berthier
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