Histoire > L’ Internationale syndicale rouge (3e partie)
Histoire
par René berthier • le 10 mai 2020
L’ Internationale syndicale rouge (3e partie)
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deuxième partie
La CGT isolée au plan international
La conférence d’Oslo, en 1907, décida un compromis. Une résolution admettait l’indépendance des syndicats, mais soulignait en même temps la nécessité des relations entre partis et syndicats. A ce titre, la CGT, qui se voyait interdire d’aborder des questions de politique générale dans les congrès syndicaux, fut invitée à discuter de ces questions avec le parti socialiste en France, et dans les congrès socialistes internationaux. La CGT refusa et suspendit de nouveau ses relations avec le secrétariat international. Elle se trouvait complètement isolée sur le plan international.
Ce fut peut-être là une erreur. Puisque les socialistes allemands demandaient à la CGT de discuter de la grève générale avec le Parti socialiste français, la direction confédérale, en tant qu’organisation indépendante des partis politiques, aurait très bien pu discuter d’égal à égal avec le Parti socialiste des mesures à prendre pour déclencher une grève générale en cas de guerre. Cela n’aurait en aucun cas été un signe de subordination envers les partis mais de collaboration. Vu l’enjeu, cela valait bien cette concession. Il ne fait pas de doute que s’il en avait été ainsi, les socialistes allemands auraient esquivé la question, comme le montre l’échec des tentatives que Jean Jaurès avait faites de son côté auprès de ses camarades allemands. on sait que de toute façon les socialistes allemands n’entendaient absolument pas avoir recours à la grève générale en cas de déclenchement d’une guerre, se limitant à une activité légale, parlementaire.
Mais à ce moment-là, la CGT, qui défend l’idée que le syndicat est le seul « parti du travail », est complètement isolée au plan international à cause de ses positions sur l’indépendance syndicale, alors que la tendance quasi unanime de l’époque est la liaison pour ainsi dire organique, pour ne pas dire la subordination, entre syndicats et partis. Une réflexion de Griffuelhes exprime parfaitement l’isolement orgueilleux dans lequel se trouvait la CGT française et le sentiment qu’avaient ses dirigeants d’avoir raison contre tous :
« Je dis que nous sommes un peu isolés dans l’Internationale parce que nous la dépassons. Oui, nous sommes isolés ! parce que nous sommes seuls – différemment des camarades allemands, des camarades suédois et de nos camarades belges – qui jouissons déjà, et dans quelles conditions, des libertés politiques qu’il leur faut conquérir encore à eux-mêmes. Et c’est parce que nous savons ce que valent ces réformes, ce que valent ces droits politiques, que nous ne voulons pas nous mettre dans une situation qui nous amènerait à subordonner notre action syndicale pour des fins d’ordre politique que, depuis longtemps, nous avons dépassées ! Ce n’est pas nous qui avons à rejoindre les autres, ce sont les autres qui doivent nous rejoindre. Nous sommes en avant... Nous constatons que notre isolement vient de notre avance sur nos camarades des autres pays[note]. »
Griffuelhes a l’air de dire que la situation sociale en France est bien plus avancée que dans les autres pays, ce qui est inexact. Pour ne prendre que la question du repos hebdomadaire, la France était, en 1906, en retard sur le Royaume-Uni, l’Allemagne, les États-Unis, la Suisse, l’Autriche et même le Japon.
La CGT se trouvait dans une situation totalement bloquée. Les positions de la tendance réformiste se renforçaient et il n’était plus possible de les négliger. Au congrès de Marseille (1908) les réformistes exigèrent le retour de la Confédération au Secrétariat international et évoquèrent même une possible scission – éventualité qu’il n’était pas question d’accepter. C’est donc en faisant – une fois de plus, après le congrès d’Amiens – des concessions à la tendance réformiste que la CGT réintégra les réunions du Secrétariat international : la question de la grève générale et celle de l’antimilitarisme furent abandonnées.
1909: crise dans la CGT
A partir de 1909, la CGT traversa une grave crise ; une crise dont le congrès d’Amiens, en 1906, avait été le premier symptôme. La charte d’Amiens en effet, loin d’être le document fondateur du syndicalisme révolutionnaire, est un texte de compromis avec les socialistes parlementaires opposés au guesdisme et marque le début du déclin du syndicalisme révolutionnaire. Les adversaires du syndicalisme révolutionnaire ne s’y sont pas trompés à l’époque, qui déclarèrent que les anarchistes avaient consenti à se mettre une « muselière » (Victor Renard) : la charte ne contient rien sur l’antimilitarisme ni sur la lutte contre L’État.
Le syndicalisme révolutionnaire entamait son déclin face à la montée des réformistes dont le nombre de mandats dans l’organisation augmentait régulièrement tandis que ceux des révolutionnaires stagnaient ou régressaient. Les réformistes réclamaient à cor et à cri le retour de la CGT au Secrétariat international : au congrès de Marseille (1908) ils évoquèrent même une possible scission – éventualité qu’il n’était pas question d’accepter. C’est donc en faisant des concessions à la tendance réformiste que la CGT réintégra les réunions du Secrétariat international : la question de la grève générale et celle de l’antimilitarisme furent abandonnées. La direction changea de tactique, en essayant de ne pas abandonner ses objectifs.
C’est ainsi que les délégués cégétistes qui assistèrent à la conférence de Paris en 1909 revinrent à la charge en proposant de transformer les réunions du Secrétariat international, lors desquelles se rencontraient quelques délégués sélectionnés, en congrès syndicaux dans lesquels les syndicalistes pourraient aborder les questions pratiques du mouvement ouvrier organisé, mais aussi les questions plus vastes interdites dans les rencontres du Secrétariat international. C’était là le retour vers une politique qui avait déjà été proposée sans succès à la conférence de Stuttgart par les Hollandais soutenus par les Français.
A la conférence de Paris, Léon Jouhaux, tout récemment élu secrétaire général, défendit le projet de la CGT : « La proposition d’aujourd’hui, déclara-t-il, est la conclusion logique de toute notre action antérieure. Nous voulons que les résolutions soient prises non par des fonctionnaires mais par les organisations elles-mêmes [note] . »
Selon Legien, l’organisation de tels congrès aurait été néfaste pour l’unité internationale du mouvement syndical : lors des conférences on discute de choses souvent délicates qu’il ne convient pas d’aborder devant de nombreuses personnes. « Pour constituer le syndicalisme en un bloc compact, le seul instrument possible, ce sont les Conférences, et non des Congrès », dit encore Legien, qui en profite pour accuser les organisations françaises de manquer de cohérence et d’unité: « Il faudrait, surtout en France, des organisations plus cohérentes, plus unies. Sinon ils ne seront que des parlotes. D’ailleurs les Français, avec leurs méthodes, arrivent bons derniers dans l’Internationale syndicale ; l’esprit de sacrifice en effet, ne peut consister seulement en bonnes paroles, mais en actes. Ayez d’abord des organisations solides et cohérentes, et des congrès pourront faire du travail pratique [note] . Plus loin, Legien ajouta : « …il est plus facile, comme les délégués français l’ont fait, de rédiger des statuts sur le papier que de faire marcher une organisation [note] . »
Cela donne une idée du ton qui régnait dans les échanges entre la direction du Secrétariat international et les syndicalistes révolutionnaires de la CGT. « Le secrétariat utilisa ses conférences et ses rapports annuels à lancer des accusations contre eux, une pratique condamnée par Jouhaux à la conférence de 1906 », écrit Wayne Thorpe .
Les syndicalistes révolutionnaires français étaient manifestement perçus par leurs homologues allemands comme des braillards ne passant jamais aux actes. Yvetot répondit vigoureusement aux propos de Legien, notamment contre le prétendu manque d’« esprit de sacrifice » des ouvriers français. Yvetot et Jouhaux se livrèrent à une attaque en règle contre les « fonctionnaires syndicaux ». Le premier résuma parfaitement la position de Legien et celle de l’ensemble des réformistes : « Vous craignez que ces congrès internationaux nuisent aux congrès socialistes internationaux, vous avez eu la franchise de le déclarer, mais nous n’avons pas, nous, cette préoccupation. » Comme il fallait s’y attendre, la conférence de Paris rejeta la proposition de la CGT, comme le fera la conférence de Budapest en 1911.
L’image que le Secrétariat international donnait auprès de très nombreux militants français était celle d’une organisation assujettie à la IIe Internationale. Cette image était renforcée par le fait que seule une organisation par pays était admise, ce qui écartait d’emblée les organisations syndicalistes révolutionnaires nationales qui étaient minoritaires – sans parler des groupes syndicalistes révolutionnaires minoritaires à l’intérieur des organisations réformistes nationales. Lorsque le NAS hollandais [note] se fut retiré, la CGT resta la seule organisation révolutionnaire adhérente au Secrétariat international.
En 1912 encore, appelés par la CGT à organiser dans chaque pays une manifestation simultanée contre la guerre, les syndicats allemands et autrichiens se dérobèrent sous prétexte qu’une telle manifestation, de caractère politique, était du ressort du parti et non des syndicats : argument qu’ils utilisèrent régulièrement pour éviter tout débat de fond sur ces questions. Incontestablement, les obstacles rencontrés ne purent que renforcer la CGT dans l’idée que rien ne pouvait venir des partis socialistes et surtout du Parti social-démocrate allemand.
Ce fait est confirmé par Pierre Monatte dans son article sur « La Fondation de la vie ouvrière », paru en octobre-décembre 1959 dans La Révolution prolétarienne. Il évoque l’impression rapportée d’Allemagne par Charles Andler en 1911, au moment de la crise marocaine :
« Andler avait été frappé de la rareté des manifestations pour la paix et des sympathies nombreuses que des socialistes affichaient pour le “coup d’Agadir”. Il n’allait pas jusqu’à penser que le gouvernement allemand cherchait la guerre, mais il lui attribuait un certain penchant au chantage, goût du chantage partagé par une fraction importante du socialisme allemand. Il faut bien dire que cet état d’esprit répandu dans les hautes couches du mouvement syndical allemand est pour beaucoup dans le déraillement d’un certain nombre de syndicalistes français au début de la guerre 1914-1918, précisément parmi ceux qui avaient entretenu des relations avec les organisations syndicales allemandes. Je pense en particulier à Griffuelhes ulcéré par chacune des délégations faites à Berlin lors des tensions entre les deux pays.
Grève générale contre la guerre
En dépit de tous les obstacles, la Confédération générale du travail réussit à organiser en 1912 une grève générale de 24 heures contre la guerre, décidée lors d’un congrès extraordinaire. L’aile réformiste de la CGT s’opposa vigoureusement à cette initiative, mais elle s’exprima devant une salle très hostile. Cependant, les responsables confédéraux – Léon Jouhaux, Yvetot, Griffuelhes, Merrheim et Dumoulin – avaient compris qu’ils ne pouvaient pas négliger les craintes des plus modérés. Faire voter une grève générale de 24 heures fut donc en soi une victoire, étant donné le contexte. La direction confédérale devait affronter le sabotage, par les réformistes dont l’influence grandissait, de toute initiative d’envergure ; en outre elle savait qu’elle allait également affronter la répression de l’État.
La grève fut un demi-succès, mais elle sauva l’honneur : il y eut 600 000 grévistes. Une vague de répression suivit, contre les militants syndicalistes, contre la Fédération communiste anarchiste et les Jeunesses syndicalistes. La Fédération anarchiste communiste fut particulièrement touchée par les mesures de répression. Un procès collectif pour « menées anarchistes » se conclura par un total de seize années de prison pour cinq anarchistes et 6 300 francs d’amende – l’équivalent de 20 000 euros environ.
A ceux qui reprochaient à la CGT de ne pas avoir suffisamment lancé d’initiatives révolutionnaires, Francis Delaisi répondit dans son commentaire au congrès anarchiste de d’août 1913 :
« …Et s’il fallait déclarer la grève générale tous les six mois, simplement chaque fois que le gouvernement ferait une provocation à la classe ouvrière, il est clair qu’on essoufflerait bien vite l’organisme syndical ; qu’au lieu d’entraîner les hésitants à la révolution, on les découragerait ; et qu’en usant les rouages par une tension trop continue, on provoquerait précisément ce mouvement de recul qu’on veut éviter [note] . »
Bien des années plus tard, Pierre Monatte cita l’exemple de Charles Delzant, un des leaders de l’anarcho-syndicalisme dans le département du Nord, secrétaire général de la Fédération nationale des Verriers : « Les contacts difficiles avec les bureaucrates syndicaux allemands devaient l’amener à dire “La parole est au canon” tout au début de la guerre. »
Monatte parlera également des « refus insolents que la CGT avait reçus des chefs des syndicats allemands depuis 1905 » [note] . On a ici une des rarissimes allusions dans la littérature syndicaliste au fait que le ralliement d’un militant à l’Union sacrée ait pu résulter de la frustration consécutive à l’échec des innombrables tentatives de la CGT de parvenir à un accord sur une action commune avec les syndicats allemands en cas de déclenchement de la guerre.
Cette allusion prend d’autant plus de valeur venant d’un militant qui refusa de soutenir l’Union sacrée. Il est possible que de nombreux militants, écœurés, se soient dit, à l’éclatement de la guerre : « Tant pis pour eux, le sort en est jeté. »
Le fait que ce soit Monatte qui suggère cela, un militant qui a pris position contre l’Union sacrée dès le début, n’en est que plus significatif.
PAR : René berthier
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