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par René Berthier • le 25 janvier 2020
Guillaume Davranche : Dix questions sur l’anarchisme
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Éditions Libertalia
Je dirais que c’est une bonne « amorce » pour inciter à en savoir plus. Il vient utilement compléter d’autres petits textes de présentation de l’anarchisme publiés par la Fédération anarchiste ou non [note]. Il couvre, me semble-t-il, à peu près toutes les questions qu’on pourrait se poser, d’une manière claire et pédagogique: le projet économique et politique, l’approche écologique, le féminisme, l’internationalisme, la religion, le mode d’organisation, etc.
♦ Davranche remet un certain nombre de questions à leur place, en quelques lignes concises et précises, par exemple l’individualisme (p. 17). Il se montre également réaliste lorsqu’il traite de l’égalité dans la rétribution et de l’égalité dans la contribution : « Dans une société libre, les métiers pénibles pourraient rapidement souffrir d’un déficit de candidates et de candidats si on ne leur associe pas une bonification – comme une réduction spécifique du temps de travail, par exemple » (p. 24). Une question qui soulèverait certainement des débats.
Autre point intéressant et parfaitement pertinent : comment nommer cette structure qui sera destinée à remplacer l’État ? Le mouvement anarchiste n’a jamais répondu à cette question, ou plutôt il lui a donné quantité de réponses (dont aucune n’est satisfaisante, selon moi) (p. 26) Cette question s’était déjà posée au sein de l’Internationale, comme le raconte James Guillaume dans son Internationale, documents et souvenirs. Davranche quant à lui semble vouloir adopter le terme de « fédération autogestionnaire », une expression que je n’aime pas trop, non pas pour la « fédération » mais pour « autogestionnaire ». L’autogestion est un concept introduit dans le mouvement libertaire assez récemment ; dans le sillage de Mai 68, et me semble trop attaché à la gestion de l’entreprise.
C’est une question tout à fait actuelle dans la mesure où l’État aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec celui du temps de Bakounine : il s’est approprié des fonctions sociales qui n’existaient pas en 1860. Il est vrai qu’on assiste aujourd’hui à un retour au XIXe siècle avec les politiques néolibérales. Répondant aux exigences des capitalistes, dit Davranche, « l’État démantèle les services publics et la protection sociale » (p. 28).
♦ Les douze lignes consacrées au mandat impératif en revanche me semblent tout à fait insuffisantes, mais elles sont heureusement complétées par un chapitre intitulé « Pas d’assembléisme perpétuel ». C’est une question particulièrement actuelle car la mode est à l’« horizontalisme » et aux assemblées générales permanentes, que Proudhon avait dénoncées en faisant remarquer que si tout le monde délibère tout le temps, personne ne travaille. Davranche dit très clairement que « pour que la population conserve le goût de la démocratie, celle-ci doit rester concentrée sur quelques grands rendez-vous clairement identifiables ». Il a parfaitement raison de dire que l’assembléisme est incontournable dans les « unités de proximité à taille humaine », mais qu’il est « matériellement impossible de réunir dans le même laps de temps une fraction significative de la population » (p. 31).
J’ai un regret : Davranche aurait pu évoquer rapidement l’un des pièges de l’assembléisme : l’extrême facilité avec laquelle il est possible de manipuler une assemblée générale lorsqu’elle dure trop longtemps et lorsqu’elle n’est pas convoquée sur des ordres du jour précis.
♦ Le chapitre sur l’écologie nous affirme que « le communisme libertaire des débuts, que Kropotkine et Reclus avaient contribué à façonner, était néanmoins porteur d’une logique bien peu écologique ». Davranche fait selon moi une très grosse erreur [note].
Pierre Kropotkine a contribué au développement de l’écophilosophie et de l’éthique de l’environnement par ses réflexions sur l’écologie scientifique et la biologie évolutionniste. Pour ce que ça vaut, voici ce qu’on peut lire dans l’article « anarchisme vert » sur Wikipedia : « L’écologie libertaire s’appuie sur les travaux théoriques des géographes Élisée Reclus et Pierre Kropotkine. Elle critique l’autorité, la hiérarchie et la domination de l’homme sur la nature. Elle propose l’auto-organisation, l’autogestion des collectivités, le mutualisme. Ce courant est proche de l’écologie sociale élaborée par l’américain Murray Bookchin. »
Élisée Reclus disait que « l’homme doit vivre en harmonie avec la nature ». Selon Philippe Pelletier, dont on connaît les réticences envers l’écologie – c’est le moins qu’on puisse dire – les raisons pour lesquelles Reclus a choisi la géographie sociale tiennent à son opposition à Ernst Haeckel, fondateur de l’« écologie ». Pelletier écrit : « “Milieu” est une notion-clef chez le géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905), à tel point que celui-ci prône une “mésologie” ou “science des milieux” [note] . Son approche a d’évidentes relations avec l’anarchisme dans la mesure où les théoriciens libertaires considèrent que l’être humain fait partie de la nature, tout en la dépassant . [note] »
Ces nuances de spécialistes ne retirent rien au fait qu’il est absurde dire que Reclus était « porteur d’une logique bien peu écologique ».
Il est vrai que l’idée d’« une production et une consommation totalement libres, sans quantification ni plafonnement » (p. 36), était quant à elle très peu écologique : c’est une idée de Kropotkine, qui parle de «prise au tas », une expression extrêmement malheureuse qui a été très mal comprise dans le mouvement anarchiste et qui ne veut absolument pas dire « consommation totalement libre et sans plafonnement », ce que Davranche devrait savoir. En effet, Kropotkine parle aussi de rationnement pour ce qui n’est pas en abondance.
A Kropotkine et Reclus, on pourrait ajouter Proudhon, qui explique dans le Manuel du spéculateur à la bourse que le sol est en train de s’appauvrir, que des produits sont tirés du sol, mais celui-ci ne reçoit rien en retour : « Rien de ce que produit la terre n’y retourne ; tout est enlevé, transporté au sein des villes pour une consommation qui, au point de vue de l’agriculture, peut être considérée comme non reproductible. » L’usage de la chimie des engrais ne peut que « retarder de quelques années une ruine inévitable ». Et Proudhon conclut : « Quand la nature perd l’équilibre, elle entraîne les populations. »
Extraordinaire, non ?
Je pense que cela aurait valu la peine d’évoquer ces phrases de Proudhon dans un manuel d’initiation à l’anarchisme car cela aurait montré que les grands auteurs classiques du mouvement étaient tous « porteurs d’une logique écologique ».
Dans la liste il manque Bakounine. Sans aller jusqu’à dire, avec Patrick Pidutti, qu’il est un « penseur de l’écologie » [note] , l’insistance du révolutionnaire russe sur l’extrême dépendance de l’homme à l’égard de la nature le situe absolument à l’intérieur d’une « logique écologique », ou d’une logique « mésologique » pour faire plaisir à Pelletier.
C’est dire à quel point l’opinion de Davranche tombe à côté de la plaque.
♦ Davranche fait un tour d’horizon sur la question du féminisme d’un point de vue anarchiste mais je ne suis pas qualifié pour donner une opinion définitive. Il nous dit que l’anarchisme n’a pas toujours été « très marqué par la pensée féministe » et qu’il est passé par différentes périodes. Il commence par Bakounine et son égalitarisme, opposé aux âneries de Proudhon sur les femmes auxquelles aucun anarchiste n’adhère. Après Bakounine, qui considérait, soit dit en passant, que la première forme d’esclavage fut celui de la femme, succède un retour au conformisme patriarcal (1879-1900) puis une « remontée des questions féministes » (1900-1914) suivie d’un « relatif effacement » (1918-1968). J’avoue ne pas avoir la compétence pour juger de la validité de cette classification, je laisse donc aux lectrices féministes le privilège d’étriper Guillaume Davranche s’il se trompe.
Naturellement, le livre nous affirme l’opposition des anarchistes au patriarcat et au sexisme, aux violences sexistes, il soutient les minorités sexuelles. Un petit bémol cependant : Davranche écrit : « Le mouvement libertaire s’est même largement montré favorable à l’ouverture du mariage aux couples du même sexe, au nom de l’égalité des droits, et pour saper la norme hétérosexuelle » (p. 50). Je ne suis pas certain que le mouvement libertaire se soit massivement mobilisé sur cette question au nom de l’ « égalité des droits », dans la mesure où il est indifférent à la question du mariage. Que les gens se marient ou pas, Boff ! Contrairement aux abrutis qui se sont mobilisés contre la loi sur le mariage pour tous, j’aurais plutôt tendance à penser que cette loi a été une extraordinaire réhabilitation de l’institution du mariage, que les anarchistes ont toujours considéré comme une aliénation. Bon, mais là c’est peut-être moi qui vais me faire lyncher.
♦ La politique internationaliste de l’anarchisme est traitée de manière parfaitement « orthodoxe » et constitue selon moi une bonne synthèse de la question, dans la mesure où Davranche se réfère essentiellement à Bakounine, ce dont un vieux bakouninien comme moi ne saurait se plaindre. Davranche a raison de souligner que le révolutionnaire russe n’a été anarchiste qu’à « la fin des années 1860 ». La référence à Rudolf Rocker, que je considère comme un disciple de Bakounine, est la cerise sur le gâteau lorsqu’il dit : « C’est l’État qui crée la nation, et non la nation qui crée l’État ». Cela dit, les choses sont plus compliquées que ça...
Je pense cependant que Davranche s’attarde trop sur le discours de Bakounine au congrès de la Ligue de la Paix : il aurait pu mentionner un texte de Bakounine avant l’anarchiste, datant de 1848, qui est me semble-t-il le premier texte dans lequel la libération nationale est subordonnée à la libération sociale : « Le Panslavisme démocratique », mais aussi des conférences qu’il fit en Suisse dans sa période anarchiste.
Un gros regret : Davranche écrit qu’en 1914 « les anarchistes de tous pays ont brandi ce motif [le nationalisme] pour subordonner leur action à la défense nationale, à l’instar de la majorité des socialistes et des syndicalistes » (p. 56). C’est une phrase dont la tournure est extrêmement malheureuse par son imprécision et l’ambiguïté qu’elle véhicule. En disant que « les anarchistes de tous les pays » ont soutenu l’Entente, il laisse à penser que ce fut le mouvement anarchiste dans son ensemble qui soutint la guerre. Or ce n’est qu’en 1916 qu’apparut publiquement le soutien de 15 anarchistes à la guerre (et non pas 16 comme on le croit généralement). Même si on tient compte que la diffusion du « Manifeste des Seize » eut le soutien non public d’une centaine d’autres anarchistes, cela représente malgré tout une infime partie des effectifs du mouvement anarchiste dans son ensemble. Davranche aurait pu mentionner, pour faire contrepoids, le manifeste internationaliste diffusé six mois après le début des hostilités, intitulé l’Internationale anarchiste et la guerre dans lequel l’écrasante majorité du mouvement anarchiste international prend position contre la guerre. Ce manifeste anarchiste internationaliste fut lui-même diffusé six mois avant la fameuse conférence de Zimmerwald réunissant les socialistes opposés à la guerre. Sur ce point j’ai donc deux regrets : 1. Que Davranche n’ait pas rendu hommage aux innombrables anarchistes qui ont été victimes de la répression pour leur opposition à la guerre ; 2. Qu’il ait ignoré les éléments d’analyse apportés par les publications récentes sur la question.
Dans un ouvrage destiné à mettre en avant le point de vue anarchiste auprès du public, je pense que sur ce point Davranche a raté une marche.
♦ Sur la manière dont est abordée la question de la religion, j’ai le même sentiment qu’avec l’internationalisme : accord global incontestable mais aussi quelques regrets.
Là encore, Davranche part de Bakounine, l’anarchiste qui a selon moi dit les choses les plus claires sur la question de Dieu et de la religion : l’anarchisme s’affirme matérialiste, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de cause première, autrement dit pas de Dieu.
Davranche soulève à juste titre une question, qui a été souvent débattue et parfois mal comprise : la dualité entre l’athéisme de l’organisation révolutionnaire d’une part ; d’autre part l’activité des anarchistes dans les organisations de la société civile, où se côtoient des personnes croyantes ou non croyantes. L’incompréhension de cette dualité a pu inciter à envisager l’adhésion de croyants à l’organisation anarchiste.
Cependant Davranche n’est pas clair sur l’attitude que les anarchistes doivent adopter lorsqu’une religion «est hégémonique et que son clergé domine le rapport de forces ». Dans le cas des pays musulmans, par exemple, ou des États-Unis où il y a seulement 4 % d’athées, les anarchistes doivent-ils s’affirmer athées ? L’idée générale du livre de Davranche sur cette question est plutôt de minimiser la question religieuse, affirmant que depuis 1910 « la dénonciation de la religion » n’a occupé dans le mouvement anarchiste «qu’une place ténue ». Mais le fait que les anarchistes reconnaissent la liberté religieuse n’implique pas qu’ils doivent négliger la lutte contre la religion : Proudhon parlait de lutte contre l’exploitation économique du capital, l’oppression politique de l’État, l’oppression idéologique de la religion. Ces trois piliers de l’anarchisme ne sont pas dissociables.
Enfin, je ne pense pas qu’il puisse y avoir une stratégie effective de l’anarchisme sur la question religieuse si on ne tient pas compte de phénomènes sociologiques observables : pour ce qui est de la France il y a une surévaluation artificielle et démagogique du phénomène religieux dans les médias, en particulier, qui occultent le fait que seulement un tiers de la population se déclare croyante, un autre tiers se dit non croyante et un troisième tiers est indifférent à la religion. Autrement dit, croire en Dieu n’est qu’une option tout à fait minoritaire alors que les médias, les pouvoirs publics et même la gauche considèrent que c’est une norme : les croyants, en réalité, sont une minorité (en France en tout cas) – une minorité très bruyante cependant.
Autre constat : dans d’autres pays, en particulier les pays musulmans, l’athéisme se développe, lentement mais réellement, et je pense que la stratégie de l’anarchisme devrait plutôt consister à soutenir ces personnes que d’envisager de « reconnaître une religion officielle » (p. 66). Enfin, je pense qu’une organisation anarchiste peut légitimement appeler à participer à une manifestation contre l’islamophobie, mais que c’est le comble de la démagogie que de voir son nom figurer parmi les instances organisatrices de la manifestation.
♦ Dans le chapitre VIII consacré à la « stratégie d’action », notre camarade Davranche a cédé à la facilité : il a tout simplement repris les thèses de Gaetano Manfredonia [note] – ce en quoi il a eu tout à fait raison, je dois le dire. Manfredonia établit une classification distinguant le type insurrectionaliste, le type syndicaliste et le type éducationniste-réalisateur. Davranche se contente d’évoquer les limites de chacun d’entre eux.
L’intérêt de la thèse de Manfredonia est qu’elle permet de dépasser l’opposition entre « plateformisme » et « synthésisme », devenue dès lors caduque. Mais curieusement, si Davranche semble concéder que la thèse de Manfredonia permet le dépassement du « synthésisme » (p. 70), il ne dit rien concernant le «plateformisme »… C’est dommage car il aurait pu saisir l’occasion de montrer une certaine hauteur de vues sur cette question.
♦ Le chapitre sur le mode d’organisation m’a semblé intéressant parce que Davranche va au-delà des aperçus habituels.
— La première forme d’organisation qu’il évoque est le « type informel » – qui n’est pas synonyme d’absence d’organisation. L’idée de base est que toute organisation est fatalement « bureaucratique » – c’est le mot qu’emploie Davranche – mais en vérité à l’époque où ce courant dominait (1880-1900) on considérait que toute organisation était « autoritaire ». Le principe qui régit ces organisations réside dans le fait de « s’associer et de se séparer au gré des luttes, des affinités et des envies personnelles ». Je pense qu’il aurait été utile de souligner que c’est précisément ainsi que Kropotkine envisageait les choses.
Davranche fait remarquer de manière judicieuse que la limite de ce type d’organisation, c’est que « sans structure pour transmettre une mémoire et un savoir faire, on est contraint de perpétuellement recommencer les mêmes débats et les mêmes faux-pas ». Malheureusement, ce défaut ne se limite pas aux organisations de type informel, on le retrouve aussi dans les organisations « formelles » où on a parfois l’impression qu’on redécouvre l’eau chaude tous les quatre ou cinq ans.
— L’organisation de type réseau est présentée comme une forme minimale de structuration dont No Pasaran fournit un exemple.
— L’organisation de type « Alliance bakouninienne » selon Davranche, est une forme qui n’est « jamais pleinement assumée », ce qui est absolument faux car les « plateformistes » et les « especifistas » latino-américains s’en réclament sans détour, sous l’appellation d’« ADS » (« Alliance pour la démocratie socialiste ») présentée comme une organisation « plateformiste » avant l’heure, ce qui est selon moi un anachronisme. En revanche Davranche nous dit que l’Alliance syndicaliste [note] s’en réclamait, ce qui est faux, le modèle bakouninien n’était absolument pas dans l’esprit de ses fondateurs, même si la réalité du terrain a conduit par la suite à de réelles similitudes. Davranche souligne avec raison les limites de ce type d’organisation : elle est peu visible et les militants risquent d’être accaparés par leur activité syndicale. Mais c’est une question qui se pose dans toute organisation dont les militants sont actifs dans le mouvement ouvrier : la direction du Parti communiste s’en plaignait déjà dans les années 30 !
— Davranche souligne à juste titre le paradoxe de l’organisation anarcho-syndicaliste. En adoptant une forme syndicale, l’anarchisme « délimite clairement son caractère de classes », mais alors il court deux risques : s’il élargit trop son recrutement, une distance se crée entre le noyau anarchiste et la base qui est simplement adhérente ; ou alors s’il restreint sa base d’adhésion, « le syndicat reste squelettique » (p. 81).
Mais je ne pense pas que ce soit la bonne façon de voir les choses.
Une organisation anarcho-syndicaliste se crée lorsqu’une base anarchiste très importante a intégré le mouvement ouvrier et y est extrêmement active. C’est le cas de la CNT en Espagne : à partir de 1907 les anarchistes espagnols, déjà très nombreux, décidèrent d’entrer en masse dans le mouvement syndical. Trois ans plus tard la CNT était créée. Il n’y a pas de hasard.
On ne crée pas une confédération anarcho-syndicaliste, ex nihilo, avec quelques dizaines de militants. La création de la CNT française en tant qu’héritière de la CGT-SR coïncida à peu près avec le mouvement de scissions qui frappa la CGT après la guerre. De nombreux syndicats en avaient ras-le-bol des communistes et cherchaient une structure d’accueil. Un certain nombre de ces syndicats frappèrent à la porte de la CNT française nouvellement constituée. Les militants de la FAI espagnole qui contrôlaient les adhésions demandaient aux syndicats de la CGT s’ils étaient anarchistes. Bien entendu ils ne l’étaient pas, et ils allèrent voir ailleurs, pour créer la CGT-FO. La CNT française resta, comme dit Davranche, « squelettique ».
— Le chapitre sur le « plateformisme » est extrêmement décevant. Selon la Plateforme, apprend-on, « un congrès régulier fixe les grandes orientations de l’organisation et mandate un « comité exécutif » pour les mettre en musique. Mais c’est la même musique dans l’organisation « synthésiste » que je connais, sauf que le « comité exécutif » s’appelle autrement.
De même l’avantage du « plateformisme », dit encore Davranche, est que des orientations définies collectivement encadrent l’intervention politique. Les « synthésistes » n’exprimeraient pas les choses avec les mêmes mots, mais là encore je ne vois pas la différence. Chez les « plateformistes », « le comité exécutif est clairement identifié » – mais c’est la même chose chez les « synthésistes », qui l’appellent autrement –, et il dispose d’« une trésorerie régulière pour financer l’action et l’expression fédérale » – mais où a-t-on vu que les « synthésistes » n’ont pas de trésorerie et ne peuvent pas financer des activités ? On n’a pas beaucoup vu ni l’argent, ni les militants « plateformistes » dans la préparation des Rencontres internationales de Saint-Imier en 2012, en dehors de leur droit d’inscription. Peut-on imaginer une organisation « synthésiste » sans trésorerie capable de financer une structure d’édition (dynamique, en plus), une radio, un journal, etc. ?
Davranche souligne les dérives autoritaires possibles du modèle « plateformiste » lorsque celui-ci fait une fixette sur l’« unité théorique » et l’« unité tactique » et qu’il prétend « régenter l’opinion des groupes locaux ». Mais c’est précisément le constat que font les « synthésistes » à chaque fois qu’une organisation «plateformiste » pointe le nez.
Un point qui n’est pas abordé, c’est celui de l’application obligatoire des décisions lorsqu’elles sont prises. Les « plateformistes » latino-américains semblent partisans de cette option. Qu’en pense notre camarade Davranche ? En effet, je me souviens d’une interview d’Alternative libertaire par la NEFAC, une organisation nord-américaine disparue depuis, datant de 2003, dans laquelle on pouvait lire que chaque groupe local d’AL était autonome [note] – ce qui ne diffère guère de l’organisation « synthésiste ». Qu’en est-il aujourd’hui de l’UCL?
Le seul point d’achoppement entre « plateformisme » et « synthésisme » réside dans la question de la responsabilité collective, que le « synthésisme » refuse. Pour Davranche, la responsabilité collective réside dans le fait que « chaque militant.e se sente responsable de l’organisation ». J’avoue ne jamais avoir compris l’opposition au principe de responsabilité collective, qui me semble fondé sur un malentendu. Personnellement, j’adhère aux idées que Pierre Besnard a développées sur la question [note] : selon lui, la responsabilité collective et le fédéralisme, intiment imbriqués, loin d’abolir liberté et responsabilité individuelles, les consacrent et leur attribuent force et réalité.
— Si le chapitre sur le « plateformisme » m’a déçu, celui sur le « synthésisme » aussi. L’organisation «synthésiste » se manifeste par le fait qu’elle n’exige pas d’unité théorique et tactique, ce qui fait qu’elle peut ratisser plus large, nous dit en substance Davranche, qui omet de préciser que cette organisation est pourtant régie par des principes de base qui définissent parfaitement bien le cadre théorique et pratique dans lequel elle agit, la question d’unité théorique et tactique n’étant que des mots ronflants qui n’ont pas beaucoup de sens pour des organisations microscopiques.
La limite de l’organisation « synthésiste », selon Davranche, c’est « l’autocensure qu’elle s’impose pour ne fâcher personne » !!! Davranche n’a évidemment jamais assisté à un congrès d’une organisation «synthésiste »… Autre défaut du « synthésisme » : l’absence d’« innovation théorique ». Si Davranche avait voulu réellement faire une critique du « synthésisme », il aurait trouvé un autre argument, parce que cette critique-là est vraiment mal placée : il suffit de faire le bilan des publications de l’organisation « synthésiste » française. J’aimerais savoir quelles « innovations théoriques » le courant dont Davranche se réclame a apportées. Les critiques que fait Davranche du « synthésisme » semblent intégralement reprises des arguments simplistes et des idées reçues qui circulent dans les textes des groupes proches de «Anarkismo.net ».
Pour conclure sur le débat « synthèse/plateforme », le reproche qu’on pourrait faire à Davranche est de ne pas avoir pris du recul : dans Dix questions…, il se trouve bien en dessous de ce qu’il a pu dire par ailleurs en 2007 [note].
Et en 2003 un militant d’Alternative libertaire déclarait à une organisation nord-américaine que le texte de la « Plateforme » est « maintenant obsolète ou inadapté aux réalités politiques que nous connaissons en France actuellement ». Je pense qu’on pourrait dire la même chose de la « Synthèse » de Sébastien Faure dont il serait très facile de démontrer, 90 ans après sa rédaction, qu’elle est dépassée et que notre organisation « synthésiste » nationale ne l’applique absolument pas.
— Le dernier type d’organisation que Davranche mentionne est l’« especifismo », un concept typiquement latino-américain forgé par les camarades de la Fédération anarchiste uruguayenne et repris dans le reste de l’Amérique latine. Il s’agit simplement de la notion d’organisation spécifique adaptée à l’Amérique latine.
♦ Le dixième chapitre est consacré aux « révolutions passées », et il y a un onzième chapitre consacré à quelques figures marquantes, mais je vais m’en tenir là.
Conclusion
Les critiques et les réserves que j’ai formulées ne retirent rien à l’intérêt des Dix questions sur l’anarchisme de Guillaume Davranche. Elles montrent simplement l’extrême difficulté qu’il y a à expliquer l’anarchisme en 110 pages, d’une manière simple et pédagogique, en ayant recours alternativement au thématique et à l’historique. Elles montrent aussi qu’il n’y a pas une seule manière d’expliquer l’anarchisme.
Le livre de Davranche vient heureusement s’ajouter à une liste assez longue de petits ouvrages de présentation de l’anarchisme – autour de 150 pages – à laquelle les Éditions du Monde libertaire ont donné leur part, ce qui montre qu’il y a dans le public un réel intérêt pour la question. En introduction, l’auteur précise bien qu’il voulait « sortir des sentiers battus de la muséographie classique, avec compilation de textes canoniques », mais qu’il voulait également éviter de « donner une image brouillée par l’adjonction de constructions intellectuelles dénuées de réalité collective ». Il a parfaitement réussi.
Guillaume m’a demandé de faire un compte rendu de son livre, que j’ai lu avec grand intérêt. L’estime que je lui porte m’interdit de rédiger vingt lignes incolores et insipides et de passer à autre chose. J’ai bien conscience qu’en 115 pages on ne peut pas tout dire, et que les questions traitées ne peuvent pas être largement développées. J’ai simplement voulu apporter ici mes propres digressions sur son texte, mais aussi souligner un certain nombre de points sur lesquels il me semble discutable et fautif : un débat politique fraternel, en somme.
René Berthier
24 janvier 2020 lien pour lire la réponse de G. davranche
BIBLIOGRAPHIE SUR L’ANARCHISME
La plupart des ouvrages ci-dessous sont consultables au Centre International de Recherches sur l’Anarchisme de Marseille: ahttps://bibliotheque.cira-marseille.info/opac_css/
Textes courts parus aux Éditions du Monde libertaire, Éditions Libertaires et apparentées :
• Pour un anarchisme du XXIe siècle, Fédération Anarchiste, 30 juin 2018, 56 p.
• L’impasse électorale et le projet anarchiste, éditions du ML, 60 pages.
• Agir pour l’anarchisme, éditions du ML, 94 pages
• L’anarchisme aujourd’hui, un projet pour la révolution sociale. Union régionale Rhône-Alpes de la Fédération anarchiste (2000), 46 pages.
• « Un autre anarchisme est possible » de André Bernard, Éditions libertaires, 129 pages.
• Défaites-vous de vos idées reçues sur l’anarchisme / s.n. Groupe Louise Michel. http://www.groupe-louise-michel.org/Defaites-vous-de-vos-idees-recues
• Formes et tendances de l’anarchisme, René Furth, éditions du Monde libertaire, 80 pages
• Le petit livre noir : l’anarchisme mode d’emploi, Éditions libertaires, 124 pages.
• Qu’est-ce que l’anarchisme ? / Commission propagande de la Fédération Anarchiste, 24 pages.
• Réflexions sur l’anarchisme, Édition du Groupe Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste, Volonté Anarchiste 61 pages.
• Plaidoyer pour l’anarchisme / Robert-Paul Wolff Volonté anarchiste, 47 pages.
• Réflexions sur l’anarchisme / Maurice Fayolle Édition du Groupe Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste - Volonté Anarchiste 61 pages.
Autres éditeurs :
• L’anarchisme aujourd’hui. Jean BARRUÉ. Les Amis de Spartacus coll. « Cahiers Spartacus », Série B, n° 157, 84 p. •
• Où en est l’Histoire de l’Anarchisme ?, Éditions du CIRA, Marseille, 1984, 74 pages.• L’anarchisme en Europe, Gaetano Manfredonia, coll. Que sais-je ?, pages.
• L’ Ordre moins le pouvoir: Histoire et actualité de l’anarchisme, Normand Baillargeon, Agone, 155 pages.
• Les nouveaux anarchistes ; de l’altermondialisme au zadisme, Francis Dupuy-Déri, Éditions Textuel, 160 p.
• L’Anarchie dans le désordre, A. Thibault Isabel, Éditions Autrement, 180 pages.
• Comprendre l’anarchisme, Marcelino Vera et Maxime Forestier, Éditeur : Max Milo, 124 pages.
• L’anarchie-Théories et Pratiques Libertaires, Véronique Bergen, Collection : La Petite Bédéthèque Des Savoirs, 88 pages.
• L’anarchie, une histoire de révoltes, Claude Faber, Essentiels, 63 pages.
• Introduction à la philosophie écologique et politique de l’anarchisme, Atelier de Création Libertaire, 82 pages .
• Comprendre l’anarchisme, Marcelino Viera, Maxime Foerster, Max Milo éditeur, 124 pages.
• Ce que pensent les anarchistes sur la révolution et l’organisation de l’économie dans la société future [« Anarchisme et marxisme-léninisme », congrès de Carrare], Espoir (supplément), Toulouse, 1968, 24 p. [CIRA-L]
• L’increvable anarchisme Louis Mercier-Vega Editions Analis, 152 pages.
• De l’espoir en l’avenir - propos sur l’anarchisme et le socialisme, Noam Chomsky, éditions Agone, Marseille, collection « contre-feux », 2001, 120 pages.
• Pour un nouvel anarchisme, René Schérer, Editeur : Cartouche, 185 pages.
• L’anarchisme a-t-il un avenir ? histoire de femmes, d’hommes et de leurs imaginaires ; [actes du] colloque international, Toulouse, 27-29 octobre 1999 / Colloque international “L’anarchisme a-t-il un avenir ?” (27-29 octobre 1999; Toulouse)?
Ouvrages plus conséquents:
• Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social, édition Atelier de Création libertaire.
• Philippe Pelletier, L’Anarchisme, vent debout ! Idées reçues sur le mouvement libertaire, Éditions Le Cavalier Bleu, coll. « idees recues », 254 pages.
• Gaetano Manfredonia, Histoire mondiale de l’anarchie, Paris / Issy-les-Moulineaux, Textuel / Arte éditions, 2014, 290 pages.
• Tomas Ibanez, Fragments épars pour un anarchisme sans dogme, Rue des Cascades, 382 pages.
• Claude Guillon, Comment peut-on être anarchiste ?, Paris, Libertalia, 2015, 448 pages.
• Jean Préposiet, Histoire de l’anarchisme, édition revue et augmentée, Tallandier, 510 pages.
• James C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme, éditions LUX, collection Instinct de liberté, 234 pages.
• Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme : de Proudhon à Deleuze, Biblio essais 378 pages.
• Alexander Berkman, Qu’est-ce que l’anarchisme ? Nouvelle édition revue. Préface d’Emma Goldman, éd L’Echappée, 392 pages.
PAR : René Berthier
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L’insurrection de Cronstadt, moment charnière de la Révolution russe (4e et dernière partie)
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L’ Internationale syndicale rouge (18e partie)
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L’ Internationale syndicale rouge (6e partie)
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Nito Lemos Reis
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Recension et commentaire du livre de Reiner Tosstorff, The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937
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