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par René Berthier le 26 juin 2022

États-Unis : le fossé religieux (3e partie)

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Article extrait du Monde libertaire n°1840 de juin 2022
Revoir la 1e partie c’est ici et pour la 2e partie

Benjamin Franklin écrivit à la fin de sa vie au président de Yale :
Quant à mon opinion sur Jésus de Nazareth, que vous souhaitez particulièrement connaître, je pense que le système de morale et sa religion, tels qu’il nous les a transmis, sont les meilleurs que le monde ait jamais connu ou qu’il puisse connaître; mais je pressens qu’ils ont connu différents changements corrupteurs, et j’ai (...) quelques doutes concernant sa divinité; bien que ce soit une question sur laquelle je ne dogmatiserai pas, ne l’ayant jamais étudiée, et je pense qu’il est inutile de m’occuper de cela maintenant puisque l’opportunité viendra bientôt pour moi de connaître la vérité sans beaucoup de peine.

Si les fondateurs des États-Unis d’Amérique étaient opposés à ce que le catholicisme puisse avoir un contrôle sur l’État, ils n’avaient pas d’objection de principe à ce qu’une religion soit choisie pour recevoir des subsides de l’État et bénéficie de sa protection en échange d’un certain degré de contrôle par le pouvoir.
Ainsi, la Virginie s’était établie sur la base de l’Église d’Angleterre ; le Massachusetts et d’autres États sur le congrégationalisme ; le Maryland, éphémèrement, s’était fondé sur l’Église de Rome. Certaines parmi les treize colonies américaines étaient fortement influencées par le presbytérianisme écossais, d’autres par le congrégationalisme issu des églises puritaines du XVIIe siècle ; les baptistes se développaient ailleurs ; les luthériens allemands commençaient à se faire entendre ici, les quakers là, sans parler des calvinistes hollandais.
Cependant, si les protestants dans leur ensemble ne voulaient pas voir s’établir le catholicisme comme religion d’État, chacune des obédiences protestantes voulait éviter que les autres le soient également. Autrement dit, chacun se méfiait de tous les autres. Aussi n’y eut-il pas beaucoup d’opposition lorsque des amendements à la Constitution interdirent au gouvernement fédéral d’établir une Église officielle, ce qui n’empêcha pas les États, individuellement, de maintenir leurs traditions pré-révolutionnaires. Aujourd’hui encore, en vertu du premier amendement, les États pourraient encore reconnaître une religion officielle, en théorie. En pratique ce ne serait pas envisageable dans la mesure où la population des États-Unis n’a désormais plus rien à voir avec celle, essentiellement anglo-saxonne, de la fin du XVIIIe siècle.




Le problème dans une alliance avec Dieu, c’est que si vous n’en respectez pas les termes, sa colère s’abattra sur vous. Cela apparaît très clairement chez l’un des fondateurs de l’évangélisme américain, Jonathan Edwards (1703-58). Dans un de ses prêches) [note], il prévient ses ouailles qu’il ne fait pas bon être un incroyant (c’est-à-dire pas d’accord avec lui et avec son interprétation de la parole de Dieu) car celui-là est exposé à tout moment à la destruction. Le prêcheur donne une leçon terrifiante fondée sur les citations de l’Ancien Testament : il parle de la vengeance divine, du poids de l’indignité, de la puissance divine, de son omnipotence terrible, des tourments, de la souffrance, de la férocité du Tout-Puissant, des cadavres des hommes qui ont transgressé la loi divine, de l’horrible misère, etc. Rien à voir avec le christianisme version angélique genre “aimez-vous les uns les autres”, “tendez l’autre joue” et “priorité aux humbles et aux déshérités”.
Lorsque Jonathan Edwards fait référence à la Bible, ce n’est pas pour évoquer des faits passés : c’est un avertissement pour ses contemporains. Les références permanentes à la Bible faites par les protestants américains sont destinées à illustrer le présent. La Bible est le document dans lequel on puise pour trouver des explications du présent.

Il y a un paradoxe dans l’histoire des débuts des États-Unis, qu’on présente comme un pays à la pointe de la modernité : en réalité, les premiers colons anglais qui débarquèrent étaient des intégristes protestants qui fuyaient l’Europe des Lumières. Les premiers arrivés ont d’une certaine façon imprimé leur marque sur le pays que les immigrations ultérieures (Irlandais, Italiens, etc.) n’ont pas complètement modifiée.



Pèlerins allant à l’église. George Henry Boughton, 1867

L’autre paradoxe est que les héritiers de ceux qui accusaient l’Église catholique de vouloir réintroduire le “Moyen Âge” dans les colonies américaines sont ceux qui aujourd’hui développent le discours le plus obscurantiste, celui des premiers arrivés. Des hommes comme le télévangéliste Pat Robertson et ses semblables se prennent pour des prophètes qui sont en ligne directe avec le bon Dieu et n’ont rien à envier aux chasseurs de sorcières.
Quand un fondamentaliste protestant comme Pat Robertson déclare que le féminisme “encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la magie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes”, on ne peut pas s’étonner qu’il proclame, après la réélection de George Bush en 2004, que ce dernier “a la faveur du ciel”. Tout l’argumentaire servant à justifier la politique américaine, et en particulier sa politique internationale, est fondé sur des références religieuses. Le discours de George W. Bush n’était pas fondamentalement différent de celui de Ben Laden.

On n’est plus dans un cas de figure où on peut parler de séparation de l’Église et de l’État, ni de mainmise de l’État sur les Églises ou l’inverse. Il s’agit d’une mainmise globale du religieux sur le politique. La problématique de l’intégrisme protestant américain est que ces gens-là sont convaincus d’avoir contracté une nouvelle « Alliance » avec Dieu, analogue à celle des anciens Juifs avec Yaveh.
Beaucoup plus que les catholiques, les protestants ont constitué une sorte de typologie fondée sur l’imitation de la Bible. Le peuple anglais est le “peuple élu” comme l’étaient anciennement les Hébreux. Le roi Henry VIII est le nouveau “Moïse” qui a libéré son peuple des “papistes”, eux-mêmes assimilés aux “Cananéens”. Cette typologie a été reprise par les Américains dans leur lutte pour l’indépendance, mais il y a eu un transfert. Désormais, c’étaient eux le peuple élu, George Washington était le nouveau Moïse et les Anglais les Cananéens.

Aujourd’hui encore, beaucoup d’Américains se considèrent comme le peuple élu. La Bible n’est pas seulement un texte religieux fondateur d’une religion, c’est un document dans lequel on cherche les recettes pour régler les problèmes de la vie d’aujourd’hui. Alors que la plupart des catholiques lisent la Bible en la considérant d’un point de vue plutôt métaphorique, les évangélistes américains et la plupart des protestants y voient la réalité : la Bible raconte la vie d’aujourd’hui. C’est une approche absolument identique à celle des fondamentalistes musulmans avec le Coran. En vérité, au niveau de la structure mentale très peu de chose sépare les uns des autres.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si les croyants d’aujourd’hui, qu’ils soient ou non électeurs de George W. Bush, ou de Donald Trump, ou de tout autre candidat, ne se soumettent pas à la volonté divine, les mêmes malheurs terribles survenus aux Hébreux dans les temps bibliques s’abattront aujourd’hui sur les pècheurs américains. C’est Dieu qui édicte la loi et le peuple élu de Dieu, c’est-à-dire le peuple américain par l’intercession de son président – est chargé de la faire respecter.

René Berthier

1) “Their foot shall slide in due time” (Leur pied glissera le moment voulu). Dans ce verset, la vengeance de Dieu menace les méchants Israélites incrédules, qui étaient le peuple de Dieu, qui vivaient sous le régime de la grâce, mais qui, malgré toutes les actions merveilleuses de Dieu à leur égard, restaient sans guide, sans discernement en eux.


PAR : René Berthier
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