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par Elan noir • le 19 novembre 2018
La mort est dans le pré
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Article extrait du Monde libertaire n°1799 d’octobre 2018
Comment la cogestion État/Syndicats a industrialisé les campagnes.
Comment les derniers paysans tentent-ils de résister, 60 ans plus tard.
Les champs du départ
Après la seconde guerre mondiale, plus de 2 millions de paysans reprennent le modèle d’agriculture familiale : plusieurs générations sous le même toit, modernisation réelle mais lente.
L’histoire de son industrialisation démarre seulement en 1958, avec l’État gaulliste qui veut l’intégrer à l’économie capitaliste. Le slogan « Nourrir la France ! » occulte le fait que dès 1948 l’autonomie alimentaire est atteinte et on commence à exporter du blé.
Un comité d’experts, présidé par l’économiste libéral Jacques Rueff et par Louis Armand, président de la communauté européenne de l’énergie atomique, remet un rapport sur « la suppression des obstacles à l’expansion économique ». Pour l’agriculture, les objectifs sont :
● Devenir exportatrice, les devises permettant d’obtenir les matières premières industrielles.
● Acheter tracteurs, machines agricoles, engrais, pesticides pour développer l’industrie.
● « Dégraisser » massivement en ruinant les « petites » fermes (prix bas, subventions ciblées)
● Recycler les paysans ruinés en ouvriers bon marché pour les usines
● Contenir les revendications salariales par diminution du coût de la part alimentaire.
C’est la disparition d’un paysan sur deux qui est visée : objectif atteint en 2003 où 1 million d’exploitations ont disparu ! En langage administratif : « On ne peut se dissimuler que le progrès des rendements tendra à accentuer la contraction des effectifs de main d’œuvre ».
Pour la mise en pratique, sont adoptées 2 lois d’orientation agricole (1960, 1962) : spécialisation des cultures, mécanisation, intrants chimiques, agrandissement des surfaces gérée par les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), IVD (Indemnité viagère de départ) ...
Les aides sont réservées à l’ « exploitation modèle » de 2 UTH (Unité de travail homme), donc un couple.
Dans les années 1990, le modèle ne conservera que le « chef d’exploitation », sa compagne étant censée travailler à l’extérieur pour compenser le fait qu’à mesure que le chiffre d’affaire augmente, les revenus diminuent, malgré la PAC européenne.
La loi de 2006 fait place au « chef d’entreprise », qui valorise ses produits sur le marché international, intervient sur les « marchés à terme », gère la « Bourse du carbone »...
De Gaulle et les frères JAC
Pour faire accepter ce « dégraissage » il est nécessaire de donner aux paysans le sentiment qu’ils sont les « acteurs du changement » : « La politique agricole doit être mise en place en collaboration avec les organisations professionnelles agricoles ». Or, particulièrement dans les régions sous influence catholique, la JAC (Jeunesse agricole catholique) encadre de jeunes agriculteurs « progressistes ». Créée en 1933, elle a pour mission de rechristianiser les campagnes et atteint 20 000 « jacistes » à la veille de la guerre.
Le régime de Vichy inspire la Hiérarchie catholique : « Le retour aux traditions chrétiennes, l’identification du devoir patriotique et du devoir chrétien, se retrouvent en harmonie avec la Révolution nationale du maréchal Pétain ». La JAC s’en inspire en choisissant comme thèmes annuels successivement : « Le Foyer », « Le Travail », « La Patrie ».
À la Libération, une « nouvelle JAC » : l’éducation religieuse s’accompagnera d’une réflexion sur le progrès technique. Son secrétaire général, René Colson est sensible aux propositions pour la « Reconstruction et modernisation de la France » : il publie Motorisation et avenir rural. En avril 1951, il écrit dans Témoignage Chrétien : « Il y a un million de paysans en excédent ». La JAC organise des « semaines rurales » dans les campagnes avec interventions de techniciens agricoles, marchands d’engrais... Animés par des « jacistes », se multiplient des CETA (Centre d’études de techniques agricoles) qui sont « la pointe avancée de la progression technique en agriculture » (Paul Houée, Les étapes du développement rural).
Michel Debatisse, secrétaire général JAC en 1956, va être l’artisan de la cogestion avec l’État en devenant en 1958 secrétaire général du CNJA (Cercle national des jeunes agriculteurs) : « On s’est servi de la JAC pour structurer la CNJA ». Des fonds sont versés par l’État pour l’aide à la formation, permettant à Debatisse de créer l’IFOCAP (Institut de formation des cadres paysans) en 1959. Le CNJA participe à toutes les structures agricoles au même titre que la FNSEA et échange mensuellement avec Edgar Pisani (« les palabres ») à qui De Gaulle avait dit : « N’oubliez jamais que vous n’êtes pas le ministre des agriculteurs, mais le ministre de l’Agriculture de la France ». Plus tard, Pisani fera son autocritique : « Je me suis trompé. Pour produire plus et moins cher, les techniques dont nous disposons nous conduisent à altérer ou détruire le capital naturel hérité du passé et à compromettre l’avenir ».
Michel Debatisse sera secrétaire de la FNSEA en 1971 puis ministre de l’Agriculture en 1979...
Jérôme Laronze, le dernier des paysans ?
Le 20 mai 2017 Jérôme Laronze, éleveur de 38 ans, est tué par les gendarmes. Suivons le témoignage d’un agriculteur voisin, Hugues Berger : « Nous étions tous deux révoltés par l’industrialisation de l’agriculture. Jérôme élevait des vaches avec des produits de la ferme, les soignait avec des plantes, n’utilisant ni pesticides ni engrais de synthèse ».
Depuis 2003, il a repris la ferme de ses parents et dispose d’un troupeau d’une centaine de bovins.
Comme beaucoup, pour éviter la paperasse, Jérôme déclare la naissance de ses veaux une fois par an, alors que l’État impose un délai de 7 jours après chaque naissance.
2014 : un contrôle de la DDPP (Direction départementale de protection des populations) lui impose la « limitation de mouvement » (interdiction d’abattage et de vente) puis engage une « procédure d’élimination » au nom du « bien-être animal », pour avoir refusé de prendre à sa charge des tests ADN établissant la filiation de ses veaux.
Avril 2016 : condamnation de Jérôme à 3 mois de prison avec sursis pour avoir « mal géré son troupeau » : en difficulté à cause de l’interdiction de vente, il privilégie l’alimentation de la partie du troupeau « en règle ».
Juin 2016 : des agents de la DDPP, assistés de gendarmes, venus contrôler l’identification des animaux, les parquent entre la clôture et une rivière, affolant les bêtes dont plusieurs se noient.
11 mai 2017 : 3 agents de la DDPP et 6 gendarmes, rejoints par des pompiers, interviennent pour un « recensement avant saisie ». Menacé d’un enfermement en psychiatrie, Jérôme s’enfuit.
Après une traque de 9 jours, une patrouille aperçoit dans un chemin Jérôme, endormi dans sa voiture. Il démarre et tente de s’échapper : les gendarmes tirent « dans les pneus », 3 balles l’atteignent...
« Je suis en colère contre l’État qui élimine les agriculteurs. J’ai espoir que la mort et les mots de Jérôme sortent le monde agricole de sa torpeur et reprenne son combat là où Jérôme l’a laissé », Hugues Berger.
« L’hyper-modernisation n’apporte rien aux agriculteurs, sinon l’humiliation et des brimades. Mon cas est anecdotique, mais illustre l’ultra-réglementation qui conduit à une destruction des paysans », Jérôme Laronze.
Hors normes et hors capitalisme
« L’État gère la colère en éliminant ceux qui la portent : hôpital psychiatrique ou balles des gendarmes. Jérôme Laronze s’est retrouvé seul dans son combat vital. Nous connaissons désormais les ennemis, les gestionnaires et co-gestionnaires administratifs, industriels ou politiques de la vie rurale. Ils nous humilient depuis des générations. Nous allons nous organiser pour tenter de retourner cette honte vers ceux qui veulent nous la faire subir », Collectif Hors-Norme.
Dès fin 2017, plusieurs rencontres nationales entre collectifs « Hors-norme » de diverses régions préparent des actions de soutien lors des contrôles, la rédaction d’un guide d’autodéfense, la recension de témoignages, et affirment : « La multiplication des normes n’a en rien empêché les scandales sanitaires et les pollutions. Elle a encouragé une industrialisation croissante des exploitations agricoles, laissant comme choix aux paysans : s’endetter, dépendre de plus en plus de l’administration ou mettre la clé sous la porte ».
Un an après la mort de Jérôme Laronze, les collectifs occupent les locaux des DDPP de plusieurs départements : « Vous imaginez dans vos bureaux que le travail de la terre entre dans des cases et des tableaux. Le troupeau c’est toute une vie et vous n’avez aucun scrupule à la foutre en l’air parce qu’un papier a été mal rempli ».
« Les normes administratives et industrielles sont à l’origine de la quasi-totalité des désastres sanitaires, écologiques et ruraux : appauvrissement de la diversité végétale et de la faune, concentration animale, destruction des relations homme/animal, destruction de l’humus végétal, dégradation sanitaire des aliments, uniformisation des génotypes. ».
S’adressant au zadistes, ils soulignent les risques actuels de restauration de l’« État de droit » sur la ZAD : « À Notre Dame des Landes comme ailleurs, seul un territoire en lutte peut s’opposer à la normalisation industrielle agricole. L’État n’est pas légitime pour s’imposer comme intermédiaire dans les choix et relations de vie commune, il en est le plus grand destructeur. Les conflits sont réglés par les lois et l’argent plutôt qu’entre les personnes concernées, nous empêchant de nous comprendre et créer notre société ».
Une phrase du texte, que nous pouvons reprendre à notre compte :
« Nous sommes la société, l’État est le parasite ».
Élan noir
→ Aux Éditions du bout de la ville :
Le ménage des champs – Chronique d’un éleveur du XXIème siècle, Xavier Noulhianne
Le paysan impossible – Récit de luttes, Yannick Ogor
→ Émissions de Radio Libertaire sur le site http://trousnoirs-radio-libertaire.org/ :
30 octobre, 20 novembre, 11 décembre 2017 avec Xavier Noulhianne
26 mars 2018 avec Yannick Ogor
→ Site des collectifs Hors norme : http://luttesagricoles.info/
PAR : Elan noir
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