Histoire > Paris 17 octobre 1961 : « Ici on noie les Algériens »
Histoire
par Elan noir • le 19 octobre 2020
Paris 17 octobre 1961 : « Ici on noie les Algériens »
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Un contexte de violences croissantes
Alors que les négociations d’Évian avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) ont démarré le 20 mai 1961, le FLN semble en train de perdre la bataille en Algérie.
La « septième wilaya », la Fédération de France du FLN qui a beaucoup de forces (150 000 adhérents), tente d’ouvrir un second front par des sabotages et attaques contre des objectifs économiques, militaires ou politiques ciblés. Sont particulièrement visés les agents de la FPA (Force de police auxiliaire), harkis de la préfecture de police de Paris, unité formée de supplétifs algériens musulmans créée pour lutter contre la Fédération de France du FLN.
Les violences policières sont croissantes et meurtrières et des groupes « anti-terroristes » sont prêts à se faire justice eux-mêmes.
Une partie de l’entourage de De Gaulle envisage une sortie de la situation par l’indépendance de l’Algérie. Mais le premier ministre Michel Debré, qui avait participé activement à la venue du Général au pouvoir en 1958 en pensant qu’il défendrait jusqu’au bout l’Algérie française, envisageait de son côté une partition, avec une enclave côtière où seraient regroupés les Européens.
La responsabilité de la politique algérienne lui avait été retirée au profit d’un « Comité des affaires algériennes ». Mais il conservait la responsabilité du maintien de l’ordre en France.
Il s’appuie sur Maurice Papon, préfet de police de Paris, Roger Frey, ministre de l’Intérieur et Bernard Chenot, ministre de la Justice, avec l’objectif de déclencher une guerre à outrance contre le FLN et les Algériens de France et tenter d’empêcher une issue rapide des négociations.
5 octobre 1961
Maurice Papon, ancien fonctionnaire de Vichy, impose un couvre-feu réservé aux seuls FMA (Français musulmans d’Algérie) : interdiction de circuler dans les rues de Paris et de banlieue de 20 H 30 à 5 H 30 ; fermeture à 19 H des débits de boisson tenus et fréquentés par les FMA ; interdiction de circuler à plusieurs, des policiers ayant été assassinés par des groupes de 3 ou 4 hommes.
Il le justifie ainsi : « Cette mesure est prise dans le but de mettre un terme sans délai aux agissements criminels des terroristes algériens ».
17 octobre 1961
Le FLN appelle à braver massivement le couvre-feu en convergeant dans 3 secteurs de Paris : l’Étoile pour les Algériens de la banlieue ouest, les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain pour ceux de la banlieue sud et les Grands boulevards pour ceux des banlieues nord et nord-est.
En ce mardi soir pluvieux se pressent dans les rues plusieurs dizaines de milliers d’Algériens, avec femmes et enfants. Le FLN, qui ne pouvait ignorer le contexte d’extrême-violence, encadre totalement les manifestants depuis leurs lieux d’habitation, contrôlant l’absence d’armes, pour une action massive qu’ils annoncent non-violente.
De son côté Maurice Papon, avec l’aval de Roger Frey et Michel Debré, prépare un véritable massacre et une vaste chasse à l’homme. Les métros, les autobus, les grandes salles de concert, les hôpitaux, les gymnases sont réquisitionnés.
Il interdit la présence de tout journaliste , qui devront se contenter des informations fournies par la préfecture.
Deux témoignages, parmi d’autres :
→ Paru dans l’Ouvrier algérien en France de novembre 1961, organe de l’« Amicale générale des Travailleurs algériens » explique le traquenard :
« Pont de Neuilly, 17 octobre, 20 h 15. – Trois barrages successifs de flics, entre le métro et le pont. Un quatrième barrage préventif de harkis. 6 000 manifestants, venus des bidonvilles de Nanterre et Gennevilliers.
Des cars prennent position dans les rues adjacentes. Un signal a été donné et les flics stationnés dans ces rues ouvrent délibérément le feu, durant 31 minutes très exactement [confirmé par le journaliste Jacques Derogy], laissant sur le pavé une centaine de corps, morts ou blessés.
Un groupe de 200, hommes, femmes, enfants, se réfugie dans un chantier de construction rue Jean Jaurès et rue Bellini, à Puteaux. Les flics découvrent la retraite et font feu. Un autre groupe, se dirigeant sur Courbevoie, est pris en chasse par des civils munis de manivelles, certains armés de revolvers. D’autres préfèrent foncer, en voiture, sur la foule. Avenue De Gaulle, entre Puteaux et Courbevoie, l’autobus 161 fonce sur les frères, laissant derrière lui un tableau effroyable. Au pont de Charlebourg, à Colombes, un autre conducteur de l’autobus 161 fait de même, après avoir demandé aux passagers de s’accroupir !
Quant aux frères qui se trouvaient encore çà et là, la police les jeta dans la Seine. Certains, qui tentaient de regagner la berge en nageant, furent mitraillés, le reste emporté par le courant »
→ Georges Azenstarck, photographe de L’Humanité, a vu, depuis le balcon du journal, les cadavres s’entasser dans la rue “comme des sacs à patates”, et des Algériens trainés, morts ou vifs dans un camion. Il a pu prendre des photos, qui ne seront pas publiées dans L’Humanité par crainte d’une saisie :
« J’étais frappé par la dignité des manifestants qui défilaient pacifiquement, dignement, sans banderole, avec femmes et enfants. Ils avaient mis leurs plus beaux costumes. Ils étaient fiers de défendre leurs droits de Français du département d’Algérie. Soudain, on nous appelle. Il se passe des choses très graves sur le boulevard Poissonnière, juste devant le journal.
L’horreur fut à son comble quand nous vîmes des policiers traîner sur le sol des corps d’Algériens inertes. Ils les traînaient par les bras, par les vêtements, par le col, puis ils les entassaient les uns sur les autres à même le sol, devant le portail du n° 5 du boulevard Poissonnière, à l’enseigne d’un journal qui s’appelait Noir et Blanc et qui faisait partie de l’immeuble du cinéma le Rex »
14 000 manifestants sont arrêtés,
Certains sont jetés dans la Seine, beaucoup entravés pour n’avoir aucune chance de survivre. On repêchera plus tard des dizaines de cadavres.
Le premier bilan officiel de la préfecture fait état de 2 morts.
Les jours suivants de véritables ratonnades policières dans les foyers d’Algériens feront encore d’autres victimes.
Les médias
→ Le Figaro, sous le titre "Violentes manifestations de musulmans algériens hier soir à Paris" : "Il y a eu des heurts, mais grâce à la vigilance et la prompte action de la police, le pire - qui était à craindre - a été évité"
→ Paris-Jour, journal en grand tirage, en une : " 20 000 Algériens maîtres de la rue à Paris durant trois heures ! Ils ont pu défiler en plein cœur de la capitale sans avoir demandé l’autorisation et en narguant ouvertement les pouvoirs publics et la population"
→ Le Parisien libéré : "Paris envahi par les meneurs et les tueurs"
→ Le Monde : "C’est le terrorisme musulman qui est à l’origine de ces drames"
→ L’Aurore : "Lâcheté habituelle des meneurs qui mettaient les femmes et les enfants en avant"
→ France-soir se réjouira le 20 octobre : « Ray Charles pourra chanter ce soir. Après le passage du service de désinfection, le Palais des sports a retrouvé son aspect habituel ».
Seuls Libération et l’Humanité dénoncent les exactions de la police.
Après 30 ans de silence, « La bataille de Paris » de Jean-Luc Enaudi
L’historien Gilles Manceron explique le silence qui a entouré ce pan de l’histoire, occulté pendant une trentaine d’années :
« Le silence qui a entouré le 17 octobre 1961 pendant près de trois décennies n’a rien d’énigmatique . Trois facteurs ont contribué à la "dissimulation du massacre" : la négation et la dénaturation immédiates des faits de la part de l’État français, prolongées par son désir de les cacher ; la volonté de la gauche institutionnelle que la mémoire de la manifestation de Charonne contre l’OAS en février 1962 recouvre celle de ce drame ; et le souhait des premiers gouvernants de l’Algérie indépendante qu’on ne parle plus d’une mobilisation organisée par des responsables du FLN qui étaient, pour la plupart, devenus des opposants. Trois désirs d’oubli ont convergé. Ils ont additionné leurs effets pour fabriquer ce long silence »
En 1991 l’historien Jean-Luc Énaudi écrit La bataille de Paris, livre qui lance recherches et témoignages sur ces événements. Historiens, journalistes, politiciens vont s’intéresser à ce qui s’est réellement passé : le chiffre officiel passe à 32 morts, bien en deçà des 389 recensés par Jean-Luc Énaudi.
Ne pas oublier
Le 20 mai 1998, Jean-Luc Énaudi publie une tribune dans Le Monde, « Octobre 1961 : pour la vérité, enfin », dans laquelle il écrit :
« Il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Papon. » Papon l’attaque alors en justice. Au terme d’un procès auquel participent de nombreux témoins, Jean-Luc Enaudi est relaxé.
Par leur témoignage deux archivistes, Brigitte Lainé et Philippe Grand, ont joué un grand rôle dans l’historiographie du massacre. Ils ont été mis à l’écart par la suite, on leur reprochera une entorse au secret professionnel, malgré le soutien de nombreux chercheurs dans le monde signant une tribune de Libération du 6 mars 1999 :
« Brigitte Lainé s’est dépensée sans compter pour nous, les utilisateurs des Archives, et son geste devant le tribunal relève tout aussi directement de sa conscience professionnelle. Il est indécent qu’on puisse même songer à réprimer un tel comportement. Nous tenons donc à ce que ce témoignage de notre soutien soit connu, et que Brigitte Lainé reçoive des Archives de France non des brimades mais des louanges. »
Dans 17 octobre 1961 : l’ampleur du massacre des Algériens à Paris, article du journal Le Matin d’Algérie du 15 octobre 2020 signé de Jean-Louis Mohand Paul, parisien d’origine kabyle, avance une estimation proche d’un millier, tenant compte des cadavres jetés dans des fosses communes, par exemple à Créteil, et du fait que le FLN a enterré ses morts de son côté, non recensés par l’administration française.
Le nombre exact de morts ne sera sans doute jamais connu ; mais nous n’oublierons jamais.
Élan noir
PAR : Elan noir
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1 |
le 23 octobre 2020 19:46:20 par Luisa |
Merci pour cet article nécessaire !
- 60 ans après la guerre d’Indépendance, Algériens, Algériennes, qu’avez-vous fait de cette Indépendance ??