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Littérature
par Patrick Schindler le 12 mars 2022

Le rat noir de mars

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Début mars, le Rat noir vous emmène à la recherche « D’un costume dans la terre », avec Ioanna Karystiani. Puis, « Une lampe entre les dents » dans l’Athènes de Chirstos Chryssopoulos. Suivre ensuite « L’Itinéraire de Paris à Jérusalem », en compagnie de Chateaubriand. Petit tour dans « Le spleen de Paris » baudelairien. En cavale, avec « L’Astragale » d’Albertine Sarrazin. Dans la même trempe, suit l’incroyable histoire d’Hird Soyer « Née enfant du diable ». Puis, les « Années glorieuses » de Bernard Testa. Enfin « Anima », un polar du Libano-québécois, Wajdi Mouawad. Ames sensibles, s’abstenir !

« Aujourd’hui, j’ai permis au soleil de se lever plus tôt que moi »
Christoph Lichtenberg

Ioanna Karystiani : Un costume dans la terre




Ioanna Karystiani est née en 1952, à La Cannée (Crète) dans une famille d’Asie Mineure. Elle fait ses études de droit avant de devenir dessinatrice de BD dans plusieurs revues, dont le journal communiste Rizospastis et des revues théâtrales. Elle est également l’auteure de plusieurs romans et nouvelles.




Dans les premières pages d’Un costume dans la terre (éd. Seuil, traduit du Grec par Michel Volkovitch, Ioanna Karystiani nous présente son héros, Kyriakos Roussias, 43 ans. D’origine crétoise, il vit à Frederick, aux environ de Chicago. Immunologue, il travaille pour un laboratoire de recherche sur le sida. Le jour de son anniversaire, Kyriakos est très contrarié. Il a égaré son fétiche, une chaîne de baptême avec sa croix en or : seul vestige de son passé crétois. Hormis une marraine qui l’a fait venir aux Etats-Unis et sa mère « cette taiseuse crétoise », qui ne lui rend que rarement visite outre-Atlantique. Célibataire endurcit, peu doué pour la vie en couple, Kyriakos vient de rompre avec Ann, sa petite amie. Perturbé, il se laisse aller « à repêcher ses souvenir et se vautrer dans des problèmes non résolus ». C’est alors qu’il prend la décision de retourner vingt-huit ans après, dans son village natal. Il doit savoir ce qui s’est exactement passé un certain jour de 1949, entre son père et son cousin qui « pris d’un coup de folie, ont déterré les armes familiales dans le respect du fameux sens de l’honneur crétois ».
Juillet 1998, Plateau de Pagomenos. Canton de Skafia. Altitude 970 mètres. 450 habitants, 36 degrés à l’ombre. Karystiani retrouve enfin, les chers paysages de son enfance « Sécheresse. Champs moissonnés. Jachères. Peaux séchant sur des étendoirs, Crânes de béliers sur des clôtures. Un chien sur le toit, un autre sur un balcon, un troisième dans la benne d’un camion. Chaînes de montagnes. Sommets d’un autre monde. Vent, lumière, odeurs comme nulle part ailleurs ». Mais avant de se rendre chez sa mère, il ne résiste pas à l’envie de se rendre sur la tombe de son père. Père qui, avant d’être assassiné, lui avait interdit de remettre un pied au village. Son père « avec sa bouche en forme de mitrailleuse, ses yeux en forme d’obus, ses mains en grenades. Bref : un père mitraillette » ! Passé difficile à comprendre, à avaler. Aussi, Karystiani part en quête d’éclaircissements auprès des rares témoins du jour fatal. Du moins ceux qui veulent bien parler dans ce pays de sourd-muets !
En marge d’une intrigue rudement menée, Ioanna Karystiani nous offre de magnifiques pages trempées de l’indicible beauté des paysages crétois. De cette Crète « située aux confins des territoires grecs et qui semble échapper éternellement à la Grèce ». Hors sentiers battus, elle nous emmène à la découverte du caractère si spécial de ses habitants, tous plus ou moins cousins. Souvent revêches, taiseux et prêts à déborder, comme le lait quand il commence à bouillir !
Christos Chryssopoulos : Une lampe entre les dents




Christos Chryssopoulos est né à Athènes en 1968. Boursier à la faculté de littérature américaine de Thessalonique, il devient conférencier de l’Université de l’Iowa, puis chercheur à celle de Chicago. Il séjourne ensuite en Suisse. Aujourd’hui, il publie des articles dans des revues littéraires grecques. « Ses œuvres reflètent le désenchantement de toute une génération grecque ».



Un soir humide de décembre 2011, Christos Chryssopoulos scrute les rues d’Athènes. Regard acéré, Une lampe entre les dents (éd. Actes Sud, traduction Anne-Laure Brisac) ! Athènes, la ville où tout peut arriver. Dans laquelle des ferrailleurs parcourent chaque jour des dizaines kilomètres, pour vendre en banlieue ce qu’ils trouvent de valable dans les poubelles du centre. Athènes, ses rues « remplies de spectres qui hantent la ville ». Clochards, SDF qui « écrivent une phrase orpheline sur un bout de carton, comme s’ils se confessaient aux dalles de béton ». Auxquels on accorde parfois quelque menue monnaie. Mais, que sait-on de ce que ressent un SDF quand la reçoit ? SDF qui vont et viennent. Sans but, désorientés. Qui « tentent de se rendre invisibles dans une ville morte, où la police au lieu de les protéger, les harcèle et les terrifie ». Un jour, Christos Chryssopoulos engage une conversation avec l’un d’entre eux. Un ancien assistant-plombier handicapé qui essaie de survivre avec ses 260€ mensuels de rente, qu’il touche poste-restante. Christos nous entraine dans son quotidien de misère et de solitude. Cependant, Athènes « où nous vivons au sens propre, au milieu des ruines », « Athènes, la ville des violences sans violence » nous réserve aussi d’heureuses surprises. Christos Chryssopoulos nous invite à en regarder quelques-unes à travers ses superbes photos en noir et blanc, qui enjolivent les pages de ce petit recueil. Coins cachés de la capitale grecque, éloignés des passages réservés aux « touristes de masse ». Où, les laissé pourcomptes tentent de s’adapter et d’inventer chaque jour de nouvelles combines pour survivre. Comme ces individus spécialisés dans le guet des conducteurs pour les aider à se garer, en échange de quelques miettes de monnaie ! Athènes et ses zones abandonnées après la gabegie des Jeux olympiques de 2004. Athènes, ses boutiques fermées durant la crise… Athènes.
En postface, six mois après la première version d’Une lampe entre les dents, Christos Chryssopoulos a décidé de la compléter durant un mois d’aout, en plein été « Lorsque les gens dans la rue sont peu nombreux et semblent exténués, dans une ville qui nous ignore et nous agresse. Une ville où même les arbres ont l’air démoralisés » … Mais, loin de nous pousser à la déprime, ce petit livre nous livre avec une grande douceur, les clés pour regarder la ville autrement. A ouvrir les yeux et voir ce que trop souvent par réflexe, nous refusons de voir !

Chateaubriand : Itinéraire de Paris à Jérusalem



François-René, vicomte de Chateaubriand est né en 1768, à Saint-Malo. Issu de la noblesse bretonne, il s’inscrit dans la mouvance royaliste. Plusieurs fois nommé ambassadeur auprès de divers souverains, ministre des Affaires étrangères sous la Restauration. On le comptera même dans le camp des ultraroyalistes sous le règne de Charles X. Mais, laissons de côté peu sympathique de sa personne, ainsi que ses écrits politiques. Car parallèlement à sa position idéologique, apparait une autre dimension du bonhomme : son goût de la poésie et des voyages. Ce n’est pas pour rien que Chateaubriand est considéré comme l’un des précurseurs du romantisme français. Nous allons nous en rendre compte à travers bien des passages de son « Itinéraire de Paris à Jérusalem ». On peut aussi le remarquer dans d’autres passages de ses « Mémoires d’outre-tombe », lesquelles nous racontent son enfance et son adolescence au sein de la noblesse malouine.




Dans son introduction à Itinéraire de Paris à Jérusalem (éd. Folio) [note] Jean Mourot nous explique sous quel angle Chateaubriand envisagea ce voyage. Principalement « Pour voir des Grecs morts et ce que sont devenues Sparte et Athènes ». Voyage de 332 jours (sans compter ceux qu’il passa en bateau) qu’il entreprit en juillet 1806, et décida de prolonger ensuite jusqu’à Jérusalem, « quitte à braver tous les dangers ». Le préfacier rajoute une raison beaucoup plus vénale : Chateaubriand avait également le dessein de rejoindre au plus vite, Nathalie de Noailles en Espagne [note] . Ce qui explique pourquoi ce voyage ressembla un « véritable marathon ». Au retour, Chateaubriand envisagea la publication de son « Itinéraire » comme complément de ses « Martyrs », écrits deux ans auparavant. Son voyage paru une première fois en 1811. Il connut deux autres versions augmentées de références historiques qui deviendront une véritable référence historique et géopolitique. Chateaubriand y dénonce, entre autres, le despotisme exercé par les Ottomans à Constantinople, en Grèce et en Palestine. Nous avons droit ensuite aux trois préfaces successives que Chateaubriand destinait à chacune de ces versions. Dans la troisième, il répond principalement aux « chicanes de ses premiers critiques ». Il s’y déclare fier d’avoir été le premier à « serrer la main suppliante de la Grèce » et à plaider sa cause auprès des souverains d’Europe. Il ignorait encore que Lamartine suivrait grosso-modo ses pas seulement vingt-six ans plus tard et que son récit de voyage deviendrait lui aussi, une autre référence sur « Les affaires d’Orient » se plaçant plus d’une fois en contradicteur de Chateaubriand [note]. L’un comme l’autre prétendra qu’en écrivant leurs mémoires de voyage ils n’avaient aucunement l’intention de les publier !
Avant tout, Chateaubriand nous explique pourquoi il a traversé l’Italie (Vérone, Venise, Rome) sur les chapeaux de roue : il l’avait déjà visitée ! C’est donc « le cœur vaillant » qu’il s’embarque avec Julien, son domestique pour la Grèce. Belles pages marines relatant leur traversée durant laquelle il pense souvent à Ulysse, tandis qu’ils longent Corfou, Céphalonie ou Zante, avant d’atteindre la Morée [note] , occupée par les Turcs. A son grand étonnement, ces derniers l’accueillent « assez chaleureusement ». L’aga lui conseille même de traverser le pays tranquillement « puisqu’il l’en a débarrassé de ses 400 bandits, auxquels il vient de faire couper la tête » ! Avant de s’y engager, Chateaubriand nous en raconte longuement l’histoire avant de nous inviter à le suivre à travers les montagnes du Péloponnèse. Il remarque que ses habitants grecs « à force de voir passer des voyageurs, commencent à connaître la valeur de leurs antiquités ». Il s’arrête chez son premier khan [note] , « vieux Turc qui méprise ces chiens de Chrétiens » et qui vit au milieu de ses chèvres. Suivent une bonne série d’anecdotes plus piquantes les unes que les autres sur le contexte du pays à l’époque. Il tient absolument à faire un détour par Sparte « J’interrogeais vainement sur les moindres pierres, ces Grecs des montagnes qui se prétendaient les vrais descendants des Lacédémoniens ». Mais il est très déçu, comme il le sera par Argos qui pourtant dans l’antiquité était si « Féconde en grands crimes et grandes vertus ». Il nous livre encore ses réflexions sur l’antique Mycènes et Corinthe dont il nous raconte l’histoire, tout en ne comprenant pas « l’indifférence des Grecs modernes face à leur histoire ». Devant l’île de Salamine, il ne peut s’empêcher d’évoquer Thémistocle durant la bataille contre les Perses. Il longe la Voie sacrée pour pénétrer dans l’Athènes moderne « à l’aspect champêtre, gisant parmi ses décombres ». Mais, une fois encore, il nous compte l’histoire [note] de l’Athènes antique. Evoque bien sûr, ses grands philosophes, poètes et dramaturges, Socrate, Eschyle, Sophocle. Puis, la décadence et la chute des Grecs, les ravages causés par les Perses, les Goths, les Chrétiens, les Ottomans et les Vénitiens. Au passage, Monsieur « de » Chateaubriand embarque quelques morceaux de marbre « quelques petits riens, (sic) », avant de reprendre la mer pour Constantinople. Il longe les îles des Cyclades « espèce de pont jeté sur la mer pour joindre la Grèce d’Asie à la véritable Grèce », avant d’accoster à Smyrne et d’y ressentir les « premiers charmes de l’Asie ». Nous avons une fois encore droit à l’effrayante histoire de la ville. Il désire ensuite se rendre à Troie par la route. Il en est empêché par la présence des rebelles de Roumélie qui s’avancent jusqu’aux portes de Smyrne. Arrivé à Constantinople, il nous décrit « son Grand bazar, sa foule, ses porteurs, ses marchands, ses mariniers » et une fois encore, ne peut résister à nous raconter son histoire ancienne, la byzantine et la moderne. Chose qu’il fait à ravir !
Etape suivante : Jérusalem. Toujours accompagné de son fidèle Julien et de Jean, son nouveau drogman [note] qui remplace le premier. Ils longent les côtes de Lesbos, de la Syrie. Passant à Rhodes, nous avons droit à son histoire, elle aussi tourmentée, avant que Chateaubriand dans un passage très poétique ne nous en décrire sa flore. Il débarque à Jafa [note] , terre de Palestine qui, après des années de domination égyptienne est, elle aussi tombée sous le joug Turc. Anecdote amusante : Chateaubriand ainsi que ses serviteurs et son escorte sont obligés de se déguiser en pèlerins pour échapper au racket. Un Chateaubriand « bible en main », comme s’en moquera Lamartine dans son Voyage en Orient qui veut tout voir des lieux mythiques. Le tombeau de Rachel, Bethléem, la Grotte de la nativité, bref tout ! Il traverse ensuite le désert de Judée « écrasé par le soleil et survolé par les aigles, entouré de solitude ». Tant bien que mal, sa caravane échappe aux incessantes attaques des Bédouins et des « Arabes querelleurs qui prostituent leurs femmes, leurs fils et leurs filles aux voyageurs, à la honte de Mahomet ». Chateaubriand n’en est pas moins subjugué par leur beauté. Parvenu sur les rives de la Mer morte, il nous offre un savoureux cours sur la composition de ses eaux « dans lesquelles on flotte sans avoir appris à nager ». Il nous raconte au passage ses légendes, entre autres, celle de la chute de Sodome et Gomorrhe. La magie du Jourdain « qui inspire une terreur secrète et le mystère ». Puis, nous avons droit à la visite de Jérusalem, ville saccagée 17 fois, puis à l’histoire de son occupation successivement, par les Egyptiens, les Hébreux, les Grecs, les Païens, les Romains, les Arabes, les Mauresques, les Gothiques, et avant les Ottomans, par les Rois francs et les Croisés. Ouf ! Au sujet des Croisés, Chateaubriand, le « Chrétien royaliste » nous inflige alors un long discours on ne peut plus réactionnaire et partisan, fustigeant au passage les « Sarrazins », puis de la même manière, les Ottomans [note] . Nous avons droit ensuite à un petit cours d’économie sur le prix de la vie dans la ville des « trois religions » et sur les difficultés qu’ont les moines chrétiens à y survivre, sans ressource à part la générosité des rares pèlerins. Jérusalem étant alors sous domination et contrôle du Pacha de Damas, « qui pratique régulièrement le racket dans toute la Palestine ».
Dans la dernière partie, Chateaubriand veut se rendre en Egypte par voie de terre. Il en est empêché par les « beys » indépendants, ceux du pacha de la Porte, de la Basse Egypte et par des Albanais révoltés qui, belliqueux, se disputent les bords du Nil. Il s’y rend donc en vaisseau. Les immenses plages égyptiennes lui font penser à celles qu’il a vu dans les lagunes de Floride. Il atteint enfin Le Caire, après avoir remonté ne Nil en felouque, longé le désert de Lybie, mais les eaux n’étant pas assez en basse saison (décembre), il se résout à n’admirer les pyramides que de loin. Il nous décrit ensuite les rares monuments qui subsistent dans une Alexandrie désertée à cause des combats. Il s’embarque donc, non s’en essuyer de terribles tempêtes en mer. Passe Tunis, aperçoit les « résidus » d’une Carthage, ville elle aussi à l’histoire tourmentée. Il nous raconte ses grandes heures. Celles d’Hannibal contre Scipion l’Africain, celles qui connurent l’invasion des Vandales, des Arabes, avant d’être dévastées par les Croisés.
Au terme de son périple, il ne nous dit pas grand-chose des villes andalouses traversées (Grenade, son Alhambra). Nous ne saurons rien de sa rencontre avec Nathalie de Noilles [note] à Madrid. Mais il nous quitte, rassasiés de références érudites et de ses discours partisans, mais heureusement émaillés de magnifiques description des paysages de ces pays traversés. Nombres d’anecdotes historiquement très intéressantes pour connaître l’état d’esprit d’alors, non seulement celui de leurs habitants, mais aussi celui de leurs ses occupants !

Charles Baudelaire et Le Spleen de Paris




Incontournable Charles Baudelaire.




Incontournable Spleen de Paris (éd. Librio). Comment se dire « rassasié » de cette cinquantaine de petits poèmes en prose, écrits à partir de 1857 et parus pour la plupart dans différents journaux. Spleen de Paris ou spleen de Charles Baudelaire après son procès intenté aux Fleurs du mal en 1857 ? Lequel, suivi d’une condamnation, laissera un goût amer au « poète damné ». Mais comme Baudelaire a toujours une réponse poétique à tout : « Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a sût trouver dans une seconde, l’infini de la jouissance ». Dans son introduction au Spleen, il explique à son ami Arsène Houssaye que, si son recueil « n’a ni queue ni tête puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement ». Du pur Baudelaire ! Son intention est de rendre compte de « l’Horrible vie, horrible ville », peuplée d’une foule d’individus aussi « différents que solitaires et désenchantés ». Ville remplie de courtisanes, de bandits, d’amours déçues, de pleurnicheries. De « Femmes sauvages à jeter par la fenêtre, comme une bouteille vide ». Et pourtant, Baudelaire de crier : « Je t’aime, ô capitale infâme ! ».
Ville dans laquelle pourtant Baudelaire déchante lorsqu’il fait respirer un excellent parfum à son chien : celui-ci semble fâché : « Ah ! misérable chien, je vous aurais offert un paquet d’excréments que vous l’auriez flairé avec délice et peut-être dévoré ». Ce chien lui fait penser alors à un public auquel « Il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies » ! Plus loin, Baudelaire nous explique comment les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats. On apprend aussi ce que le diable et le poète se disent à propos de dieu lorsqu’ils se croisent. Nombres de ces poèmes en prose tournent encore, autour de la dichotomie riches/pauvres. Comment rendre un pauvre heureux pour un instant ? Comment un petit de pauvre possède un joujou bien plus vivant que tous les siens ? Mais nous atteignons des sommets de cynique ironie quand Baudelaire nous explique pourquoi « il faut assommer les pauvres » ! Mais les derniers mots reviennent au poète. Quand les passagers d’un navire qui aperçoivent la terre ferme disent « Enfin ! » alors que le poète lui, inconcevablement triste de quitter cette mer « d’une incomparable beauté et si monstrueusement séduisante » s’écrie : « Déjà » !

Albertine Sarrazin : L’astragale



A sa naissance en 1937, Albertine Sarrazin est « déposée » à l’Assistance publique d’Alger. De santé fragile, elle est adoptée deux ans plus tard par un couple sans enfants. Elle suit sa scolarité dans des établissements religieux. A dix ans, victime d’un viol par son oncle, la famille adoptive déménage en France. Interne au lycée, Albertine commence à écrire dans des carnets à spirale. Indisciplinée, elle est envoyée en maison de correction jusqu’à sa majorité. Elle s’enfuit à Paris avec une camarade. Se prostitue et vole dans les magasins. Arrêtée, elle se retrouve à la prison de Fresnes où elle écrit des poèmes et passe son bac par correspondance. Elle s’évade à l’âge de 19 ans, mais se casse « l’astragale », en sautant d’un bastion de dix mètres. C’est ainsi que le hasard va mettre sur son chemin Julien Sarrazin qui la cache et la soigne. La suite de l’histoire rocambolesque ! Plus tard, tandis qu’elle pige entre deux cavales de prison, elle rencontre un journaliste qui adresse L’astragale et La cavale, aux éditions Jean-Jacques Pauvert, qui l’éditent sans hésiter une seconde. Première femme à raconter sa vie de prostituée, de délinquante et son expérience en prison, ses livres remportent un immense succès populaire. Mais fragilisée par ses huit années passées en prison, par l’alcool et le tabac, mal anesthésiée lors d’une opération des reins, elle meurt à l’âge de 29 ans. Alors même que le couple Sarrazin enfin « rangé des voitures » venait tout juste de s’installer dans une petite maison située dans la banlieue de Montpellier.




Pourquoi relire L’astragale (éd. Le livre de Poche) ? Tout simplement parce qu’il existe des récits magiques. De ceux qui ne prennent pas une seule ride au fil du temps. De ceux dont les premiers mots vous agrippent pour ne plus vous lâcher « Le ciel s’était éloigné d’au moins dix mètres. Je restais assise, pas pressée. Le choc avait dû casser les pierres, ma main droite tâtonnait sur les éboulis ». En effet, en sautant d’un mur de dix mètres en pleine nuit pour s’échapper de prison, Albertine vient de se briser l’astragale [note] . Elle parvient malgré tout à se trainer jusqu’à la route nationale et s’affale au beau milieu. Un poids lourd l’aperçoit dans le fuseau de ses phares. Le chauffeur s’arrête mais refuse de l’emporter, craignant les ennuis. Il stoppe un des rares automobilistes qui passent par là en pleine nuit. Heureusement, « la nuit tous les chats sont gris ». Gris comme Julien, l’automobiliste, un repris de justice, lui aussi en planque. Il accepte de s’occuper d’Albertine. Solidarité oblige. En attendant les premiers soins, il l’amène chez sa mère. C’est ainsi que l’histoire d’Albertine commence. Mais il serait malvenu de lui voler la parole puisque c’est elle va nous la raconter, avec ses mots à elle. Récit autobiographique puissant, majestueux qu’elle « écrit avec son sang ». Avec ses mots de délinquante. Albertine et ses mots de prostituée « de circonstance ». Albertine et ses souvenirs d’amours féminines en prison. Albertine, toujours « la rage au grand cœur ». Celle des affranchis. Ces affranchis qui dans les années 50, comme Albertine et Julien, sont obligés de vivre à la marge et sous de fausses identités, leur amour singulier et pourtant indéfectible. De planque en plaque. D’attente en attente. Pas une minute pour souffler. Et nous lecteurs, sommes soumis au même régime ! L’Albertine Sarrazin de l’astragale, ou la Jean Genet au féminin !

Hird Soyer : Née enfant du diable


Hind Soyer est née en Algérie, en 1972. Après avoir traversé une enfance et une adolescence plus que chaotiques, écartelée entre trois continents, c’est armée d’une force et d’un courage qui pourraient sembler impossibles à certains, qu’elle finit par sortir du cauchemar et atteindre son but : l’émancipation. Devenue, après toutes ces péripéties, ingénieure, elle se reconvertit en professeure des écoles. Ayant enfin trouvé son équilibre, elle élève ses quatre gamins et se consacre parallèlement à la littérature.




Née enfant du diable (éd. L’Harmattan), son roman autobiographique, démarre très fort. Par une phrase assassine que lui balance sa mère en pleine nuit : « Tu es moche, méchante, sans intérêt. Si seulement tu n’avais pas existé, la vie aurait été merveilleuse pour moi ». Quels sont ces mots atroces prononcés au beau milieu de la nuit ? D’où proviennent-ils ? Sont-ils le simple écho d’un cauchemar ? Comment savoir ? Elle ne peut pas le demander à sa mère qui à coup sûr lui répondrait « Mais, qu’est-ce que tu racontes ? Tu es folle ! » Pourtant, « pas si folle la guêpe ». Hind sait parfaitement de quoi cette mère est capable. Cette mère qui la laisse, consentante, se faire violer la nuit par ses nombreux amants ! Nous aimerions, nous aussi lecteurs, en avoir le cœur net ! Patience… Nous allons y voir de plus en plus clair dans les chapitres suivants.

Flashs back crus qui vont nous aider à reconstituer petit-à-petit le puzzle qu’est l’adolescence d’Hind. Hind, suspendue aux bons vouloir de ses trois pères différents. Un Algérien, un Français et un Brésilien. Balancée au gré des vents du Sahara, du pampéro et des brises landaises. Bringuebalée de l’Algérie à la France. De la France au Brésil. Du Brésil à l’Algérie. Une Algérie dans laquelle « pour les filles comme moi, il n’y a pas d’autres alternatives que d’être pute ou femme mariée ». Surtout lorsque l’on est une enfant issue d’un viol ! Alors, comment à continuer à vivre, à avancer dans la vie avec tout ce background à porter sur le dos ? Avec une mère « Qui tourne en rond, brasse du vent, vent du rêve à qui veut bien la croire. Une mère cinéaste, écrivain. Aventurière. Spécialiste des Indiens d’Amazonie. Géologue, spécialiste des animaux tropicaux. Botaniste, zoologiste, entomologiste : Docteur en mythomanie, spécialisée en manipulation » ! Mère castratrice et méchante. Mais surtout, comment une mineure âgée d’une quinzaine d’année peut-t-elle arriver à s’échapper de telles griffes ? Comment sans papiers quitter une Algérie-prison sans papiers et sans l’accord obligatoire de son père géniteur ? « Le chemin sinueux de ma jeunesse était semé d’obstacles mais aussi, de belles récompenses ». Mais heureusement, tout le long des routes dangereuses, il y a des contre-poisons. Les romans de Zola. Les trois frères issus de trois lits. Dont un mort et les deux autres, adorables. Le premier « aussi sauvage qu’une panthère d’Amazonie » et le second « aussi doux qu’un doudou » ! Et puis, toutes les bonnes rencontres. Aussi bien en Algérie qu’au Brésil ou en France. Les copines prostituées ou femmes battues. Femmes de tous les métiers. Femmes de ménage, cuisinières, tenancières ou marchandes ambulantes « au milieu des chiens galeux ». Et puis, il y a l’amoureux. Le chercheur d’or. Le copain punk Un vrai de vrai. Anarchiste, crête rose, perfecto qui provoque les skinheads, ridiculise les racistes, « ces fachos, ces imbéciles » ! Et tous les autres. Forces bénéfiques assez fortes pour renverser la vapeur d’une adolescence saccagée ?

Car comment espérer un jour vivre une « vie normale » quand on trimballe tout ça avec soi ? Il est des jeunesses sacrifiées. Aux plaies qui cicatrisent plus ou moins bien. Des équilibres fragiles. A moins qu’un jour un ami ne vous dise : « - Le moment est peut-être venu pour toi d’écrire ton histoire ? » - « Non, mon histoire est trop triste et remplie de haine » - « Justement, c’est une histoire d’amour, de courage, le tout saupoudré de belles rencontres » - « Je veux bien essayer, mais à une condition » … Quelle condition ? Une condition qui a été respectée puisque chaque chapitre de ce livre poignant d’Hind Soyer est chapeauté par les circonvolutions de son ami Stéphane Sangral, « psy, poète et philosophe » …

Bernard Testa : Nos années glorieuses
Originaire du Forez près de Saint Etienne, après des études de philosophie à Paris-I Sorbonne, Bruno Testa entre dans le journalisme. Tout d’abord au Dauphiné Libéré (1981-1985), puis au Quotidien de la Réunion (1987-1990).




On pourrait qualifier son roman autobiographie Nos années glorieuses (éd. Le Pommier), d’histoire simple. Ou bien : d’une histoire de prolos. D’un couple d’immigrés italiens et de leurs quatre enfants dans un petit village de la banlieue ouvrière de Saint-Etienne et ce, dans les années 1950. Deux filles : Roseline 10 ans et Patricia, 9. Deux fils : Ugo, 7 ans et le petit frère, 4. Leur père qui se résume à « un pas dans les escaliers ». Un père qui, lorsqu’il rentre des 3/8 dans son usine « éteint toute joie » sur son passage. Qui ne sait dire à ses gosses que « C’est l’heure de se coucher ». Une mère castratrice. Qui ne laisse toucher aucun objet à ses enfants, de peur qu’ils les cassent. Heureusement, il y a les voisins. Madeleine, la mercière d’à côté chez laquelle « on peut se déguiser », une « marrante » dans son genre. Qui sait clouer le bec aux démarcheurs importuns « Mais pourquoi me voulez-vous tout ce bien, puisque vous ne me connaissez même pas » !
Mais hélas, il faut quitter ce petit monde et déménager pour aller dans un appartement de la cité. Apprendre à y vivre, ou plutôt à y survivre avec les autres gamins d’immigrés cité, « mal dans leur peau ». Et ce, soit : parce que leur père boit, soit : parce que leur mère est morte » ! Il y a l’école « qui ne sert à rien puisque de toute façon chaque gosse sait qu’il finira à l’usine du coin ». Les coups de poings à la récré. Et heureusement, il y a aussi Le tour de France. Le cinéma du quartier. Avec des buvettes tout autour. Dans lesquelles « les ivrognes bafouillent devant le match de foot ». Ceux qui meurent d’une cirrhose. Ceux qui meurent plus doucement. La politique : « soit on est du côté des Russes, soit contre les Américains » ! La politique, qui elle non plus ne sert à rien, « quand on se lave le cul dans une cuvette et qu’on chie dans un pot de chambre » ! Il y a encore, les baignades dans le canal « où tous les égouts se déversent » et les maigres champs « où il est possible de faire toutes les conneries imaginables ». C’est donc dans cet univers codé que grandissent ces gosses d’immigrés. Cernés les traditions ancestrales et liberticides qui cependant vont bien être obligées de s’adapter avec l’arrivée du « confort moderne ». La première télé dans la cité, le formica dans les cuisines « qui donne l’impression d’être riche à eu de frais ». Les Tupperware qu’on peut vendre pour mettre un peu de beurre dans les épinards. Les yéyés et puis… la pilule. Mais comment les vieux Napolitains, eux, vont-ils vivre ces changements ?

Wajdi Mouawad : Anima




Wajdi Mouawad quitte le Liban, son pays natal, en 1978 âgé de dix ans à cause de la guerre civile. Sa famille émigre en France, puis à Montréal (Québec) en 1983. Parallèlement à ses études, il rejoint une troupe de théâtre. Poussé par son professeur de français, il entre à l’Ecole national du théâtre du Canada et en sort, diplômé en 1991. Auteur de plusieurs pièces de théâtre, il écrit également des romans. Dont Anima (éd. Babel) qu’il écrivit « à un rythme varié » durant une dizaine d’année, entre 2002 et 2012.
Wajdi Mouawad quitte le Liban, son pays natal, en 1978 âgé de dix ans à cause de la guerre civile. Sa famille émigre en France, puis à Montréal (Québec) en 1983. Parallèlement à ses études, il rejoint une troupe de théâtre. Poussé par son professeur de français, il entre à l’Ecole national du théâtre du Canada et en sort, diplômé en 1991. Auteur de plusieurs pièces de théâtre, il écrit également des romans. Dont Anima (éd. Babel) qu’il écrivit « à un rythme varié » durant une dizaine d’année, entre 2002 et 2012.




Anima, le roman de Wajdi Mouawad commence par cette phrase « Ils avaient tant joué à mourir dans les bras l’un de l’autre, qu’en la trouvant ensanglantée au milieu du salon, il a éclaté de rire, convaincu d’être devant une mise en scène, quelque chose de grotesque, pour le surprendre cette fois, le terrasser, l’estomaquer, lui faire perdre la tête, l’avoir ». Or, ce n’est pas une mise en scène. Lorsqu’il rentre chez lui, Wahhch Debch découvre rapidement que Léonie, sa compagne est bien morte, assassinée au beau milieu du salon, un couteau planté au beau milieu du ventre. Wahhch Debch n’a alors plus qu’une obsession : retrouver l’assassin de la femme qu’il aimait et du bébé qu’elle portait dans son ventre. Non par pure vengeance, mais pour voir à quoi il peut bien ressembler celui qui a été capable de ça.
Grande originalité, les témoins de sa quête vont être tous les animaux qui vont croiser sa route. Nous nous glissons alors tour à tour, dans la peau aussi bien, d’un corbeau, d’un chat, d’un chien, d’une fourmi, d’une araignée, d’une moufflette, d’une souris, d’un serpent, d’un chimpanzé, d’un rat, d’une chauve-souris, d’une abeille, d’un cheval, ainsi que dans celle d’une luciole ! Animaux doués de « parole, d’instinct et souvent de raison » qui vont nous décrire avec leurs mots, la folle randonnée de Wahhch. « Les humains sont seuls, ils ne voient pas les yeux des bêtes tournés vers eux. Ils n’entendent pas notre silence qui les écoute ». Wahhch, ce jeune homme or [note] . Ceci expliquant sans doute cela ? Son incroyable poursuite va nous mener dans les coins les plus reculés de la du Québec, du fin-fond du Missouri jusqu’à son terme, à Animas, dans le désert du Nevada. Nous allons y croiser, des paysans rustres et fortement alcoolisés, des Indiens aux vertus philosophiques, des Indiennes consolatrices. De ces Indiens « qui ne refusent jamais l’hospitalité à un homme blessé car « Un homme blessé n’est pas comme les autres » ! Mais cette quête va être également pour Wahhch l’occasion d’en connaître plus sur ses origines.
Anima : un roman-polar percutant. Fresque violente. L’occasion aussi d’en apprendre beaucoup sur les heures les plus sombres. Celles des guerres civiles contemporaines. Notamment, celles de la guerre de Sécession ou celles du massacre de Sabra et Chatila. Pages pour la plupart d’une insupportable cruauté (mais comment n’en serait-il pas autrement ?), rachetées par de belles envolées lyriques aux teintes les plus rares comme « Le safran du bonheur et le turquoise des extases » …

Patrick Schindler, individuel FA Athènes






PAR : Patrick Schindler
individuel FA Athènes
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1

le 17 mars 2022 09:45:16 par max pelgrims

Albertine Sarrazin, mon idole ! merci de la mettre en lumière. Trop vite oubliée. Pourtant sa rage, sa sensibilité... son écriture est sublime.