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par Patrick Schindler • le 22 janvier 2022
Une fin de janvier pour le rat noir
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Fin janvier, le Rat noir vous propose de commencer par un petit voyage en Grèce. Dans l’île de Skyros avec May, le sulfureux roman de Joy Coulentianos. Puis, dans l’Athènes de Niki, l’héroïne du roman de Christos A. Chomenidis. Redécouvrir ensuite, les Nouveaux poèmes de Rainer Maria Rilke. Flashback sur les années 1930/1940 : tout d’abord au Moyen-Orient, avec La Cage aux faucons d’Ammemarie Schwartzenbach. Puis, dans le delta de l’Elbe, avec La leçon d’Allemand de Siegfried Lenz. Dans le Paris des lycéens résistants, avec Ivan Denys. Et terminer avec une courte nouvelle de Patrick Schindler.
« Aujourd’hui, la lyre est brisée – ou du moins toutes ses cordes flottent ;
On a tellement tiré dessus dans tous les sens »
André Gide, Interview imaginaires
Joy Coulentianos : May
Joy Coulentianos est née à Boston en 1926. Après des études de sociologie puis, après-guerre, aux Beaux-Arts de Paris, elle rencontre le sculpteur Costas Colentianos et devient sa compagne. Le couple s’installe à Skyros, une des îles des Sporades. Joy y entreprend une étude pour le CNRS sur le carnaval de l’île. Elle y écrit surtout May, ce roman initiatique qui lui vaut un grand succès dans les milieux littéraires athéniens.
Le Rat Noir prête toujours une oreille attentive aux bons conseils d’Odile de la librairie Lexikopoleio d’Athènes. Ici, May, de Jay Coulentianos (éd. La Bibliothèque). Dès les premières pages, nous sommes plongés au milieu d’une îles des Sporades, dans l’univers onirique de May. Nous n’en sortirons plus.
Son histoire nous est racontée par Hattie, sa grande sœur ethnologue, qui la protège. Car May a besoin d’être protégée. En effet, après avoir vécu une belle histoire d’amour avec son mari, un écrivain célèbre qui doit son succès au roman qu’il avait avant de rencontrer May, celle-ci doit survivre à sa mort brutale et prématurée. Après des mois de léthargie, petit-à-petit, May revient à la vie « il faut bien survivre », comme lui assène sa grande sœur, Hattie. Mais c’est alors que May s’aperçoit avec effroi, qu’elle a sensiblement le même destin que l’héroïne du roman à succès de son défunt mari. Troublant. Elle tombe progressivement dans l’alcoolisme. N’a plus qu’une obsession : savoir ce que les Grecs font du corps des morts, lorsqu’ils ne se sont pas dissous en terre. Très inquiète pour sa santé physique et mentale, Hattie va essayer par tous les moyens, de ramener May à la raison. Nous assistons à leurs passionnants échanges métaphysiques. Mais, May arrive toujours à échapper à la vigilance de sa sœur, à la recherche de l’impossible et d’une sexualité compulsive. Eros/Thanatos. Voilà, en quelques lignes, pour l’intrigue.
Ce roman bien mené est aussi l’occasion de nous faire découvrir les habitants de cette île des Sporades. Femmes fatalistes et soumises. Hommes sensuels et sulfureux, habitués des tavernes. La plupart d’entre eux ayant une face cachée. Encore habités par les contes et légendes anciennes, peuplés de nymphes et autres créatures mythologiques. Perpétuation les traditions mortuaires ancestrales. Le tout entrecoupé de très beaux passages lyriques, entre deux descriptions des merveilles insulaires. Finalement, Hattie parviendra-t-elle à sauver May de sa folie ? Un livre vif, envoûtant, au style aussi mordant que pénétrant !
Christos A. Chomenidis : Niki
Christos A. Chomenidis est un romancier grec, né à Athènes en 1966. Il étudie le droit à l’Université de la ville, puis à Moscou, et enfin la Communication à Leeds. Après avoir travaillé un temps comme avocat, il se consacre entièrement à la littérature.
Autre petite merveille de littérature grecque, conseillée par Odile : Niki, de Christos A. Chomenidis (éd. Viviane Lamy, traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, préface de Costa Gavras).
En début de volume, l’auteur prend le soin de nous expliquer que c’est sa propre mère qui lui a inspiré le personnage de Niki. « Maintenant que je suis morte, je suis libre de vaguer à travers les soixante-dix années de ma vie ». Niki va donc nous les raconter. Elle commence par l’histoire de ses parents. Anna, une mère originaire de Messénie, marquée par les mœurs et coutumes sud-Péloponnésiennes, mais devenue militante communiste. Antonis, son père « au sourire de dauphin », originaire, lui, d’Asie Mineure. Marqué au fer rouge par les événements de 1922, la reconquête de Smyrne par les Turcs. Grandeur et décadence d’une famille réfugiée à Athènes. Devenu soutient de cette famille, Antonis va pratiquer tous les métiers. Copieur de partitions, vendeur de tapis et même, donneur de sperme pour aristocrates stériles ! Un temps voyou, ce qui va le mener en prison. C’est là, qu’il va être converti au communisme par un prêtre défroqué « comme il aurait tout aussi bien pu entrer en religion » ! Puis, par quel hasard, va-t-il se voir propulsé de la case prison à celle de député du KKE (PC grec) ? Comment va-t-il rencontrer Anna et dans quelles conditions va naître Niki en 1938 ?
Car c’est à partir du moment où elle entre en scène que Niki nous raconte son parcours peu banal. Dès l’âge de trois mois, elle est déportée avec ses parents et d’autres communistes, dans une île des Cyclades. Récupérée par sa grand-mère paternelle, elle passe les années de l’occupation italienne, puis allemande, dans cette famille issue de la bourgeoisie. Pages remplies de savoureuses anecdotes. Nous y croisons entre autres, Metaxas, la Callas, les dirigeants du KKE, des résistants de l’EAM-Elas ou encore, la faune des tavernes du Pirée. Après la libération, Niki reconnaitra-t-elle seulement ses parents ? Retournera-t-elle vivre avec eux durant la « terreur blanche », qui va toucher plus de 5 000 militants de gauche ? Si oui, dans quelles conditions ? Devront-ils subir de nouveaux exils, de nouvelles années de prison, vivre dans la clandestinité ? Quoi qu’il en soit, lorsque Niki atteint l’âge de la puberté, le récit change de ton. C’est à travers son journal que nous pénétrons dans l’intimité de cette jeune fille grecque, mais surtout jeune fille de parents communistes « se cramponnaient l’un à l’autres comme à une planche de salut » qui veulent la garder sous leur autorité. Niki réussira-t-elle à leur échapper ? Voilà donc, grosso modo, le destin de Niki. Destin qui, contrairement à celui de ses parents, tient plus de la tragi-comédie que de l’épopée.
Le grand atout de ce roman est entre autres, le regard que pose Christos Chomenidis sur chaque époque que traversons, renforcé par un nombre impressionnant de références historiques. La politique menée dans les Balkans et en Turquie dans les années 20 ; le régime de Metaxas ; l’histoire du KKE « rongé par les querelles intestines entre liquidateurs, fractionnistes et crypto-trotskistes » au début des années 30. Et des enfants des militants du parti. Car, « Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents communistes » !...
Rainer Maria Rilke : Nouveaux poèmes
René Karl Wilhelm Johann Josef Maria Rilke est né en 1875, à Prague (Autriche-Hongrie). Dix ans plus tard, il est envoyé en pension dans des écoles militaires d’où il est renvoyé pour inaptitude physique. Il dégotte un emploi de journaliste dans la presse germanophone et écrit ses premiers poèmes. Il entreprend ensuite des études d’histoires de l’art et de philosophie et rencontre Lou Andreas-Salomé. Leur amour enflammé va se transformer progressivement en amitié. Elle durera jusqu’à la fin de leur vie. Durant un voyage en Russie, ils rencontrent Léon Tolstoï. Puis en 1900, Rilke fait la connaissance de Clara Westhoff, ancienne élève d’Auguste Rodin, auquel il consacre une biographie. Devenu son secrétaire, il écrit son premier roman inspiré par Paris et sa misère, considéré comme le premier roman moderne de langue allemande. Après une brouille avec le sculpteur, Rilke voyage en Europe et en Afrique. Il abandonne peu à peu la prose pour se consacrer à la poésie. Il se trouve à Berlin lorsque la guerre éclate en 1914. Comme d’autres intellectuels allemands, il éprouve d’abord un certain enthousiasme avant de s’exiler en Suisse et de s’enfermer dans un silence presque complet
Pourquoi relire les Nouveaux poèmes de Rainer Maria Rilke ? Cette réédition, avec une nouvelle traduction de Lionel-Edouard Martin (édition bilingue en deux tomes chez Publi.net) nous y incite. Elle nous propose de poser un regard neuf sur cette « deux centaines de poèmes » qui, selon le traducteur « exaltent la nature et l’exploration de l’âme ». Rainer Maria Rilke et sa façon particulière de regarder le monde, comme des « mendiants vendent le creux de leurs mains ». L’enchantement retrouvé. Petit aperçu :
Naissance de Vénus : « Cou tendu comme l’est un rayon / et comme un plant de fleur où s’élève la sève / les bras également se tendaient, tels les cous / de cygnes prospectant en quête du rivage. »
La presqu’aveugle : « Ses yeux clairs, réjouis portaient une lumière / qui venait du dehors comme en ont les étangs »
Orphée, Eurydice, Hermès : « Et son état de trépassée / en elle à foison foisonnait / tout comme est plein le fruit de la douceur et de sombre / tout emplie elle était de sa mort gigantesque / et trop récente encor pour qu’elle y rien comprit. »
Les fous : « Et ils ne disent mot car les murs qui séparent / ont été retirés de leur sens, et les heures / où on les comprenait / s’amorcent et s’en vont. »
Au salon : « Ils ont assez de tact pour nous laisser en paix / vivre la vie ainsi que nous la concevons / - qu’ils ne comprennent pas. Ils ont voulu fleurir / Fleurir, c’est être beau ; nous nous voulons mûrir / c’est-à-dire être sombre et prendre de la peine. »
L’île. Mer du nord : « Depuis qu’ils sont enfants : rien ne s’applique à eux / tout est trop grand, trop rude et leur vient trop d’ailleurs / et ne fait qu’aggraver leur solitude encore. »
Le cadran solaire : « Monte un rare frisson de pourriture moite : de l’ombre du jardin – où des gouttes s’écoutent / l’une, l’autre tomber. »
La cage aux faucons d’Ammemarie Schwartzenbach
Annemarie Schwarzenbach est née à Zurich en 1908, dans une famille de la haute bourgeoisie, proche de l’extrême-droite. Lesbienne revendiquée, elle ne songe qu’à la fuir. En 1927, elle commence à écrire des articles pour la presse helvétique, se lie d’amitié avec Erika (sa compagne) et Klaus Mann, et s’engage dans la lutte antinazie. Après la prise du pouvoir par les nazis, tandis que le cabaret antifasciste, le Pfeffermühler (Le moulin à poivre), d’Erika est transféré à Zurich, Annemarie Schwarzenbach commence une série de voyages en Orient. En 1935, elle épouse à Téhéran, le diplomate Achille Clarac, ouvertement homosexuel « afin de ne plus dépendre de ses parents ». Après la déclaration de la guerre, elle retourne en Orient où elle tombe dans la dépendance aux drogues dures et fait plusieurs séjours aux Etats-Unis. Perpétuellement en exil, elle regagne la en Suisse en 1942, et meurt prématurément des suites d’une chute de bicyclette. Elle fut surnommée par Roger Martin du Gard, « l’ange inconsolable ».
Annemarie Schwarzenbach commence à écrire ses nouvelles, tout en participant au cabaret antifasciste le Pfeffermüler d’Erika Mann, transplanté à Zurich après la prise de pouvoir par Hitler. Ce qui lui vaut de graves ennuis avec l’extrême-droite suisse et déclenche la guerre entre elle et ses parents pronazis. Pour ne pas tomber dans la dépression, elle décide de prendre la tangente et de partir en Orient. Elle y fera plusieurs voyages, prête à assumer « l’inconfort et la solitude ». En Turquie, en Syrie, en Palestine, en Iraq et en Perse où elle se joint, en 1935, à l’équipe du Professeur Erich Schmit pour effectuer des fouilles. A son retour, aussi bien Erika que Klaus Mann [note] l’encouragent à terminer le recueil de ses dix-huit nouvelles orientales, sous le titre La cage aux faucons. Malgré l’intervention de Stefan Zweig et de Thomas Mann, il est refusé par les éditeurs. Il ne sera publié qu’en 1989, amputé de six de ses nouvelles qui ont disparu, dont la nouvelle-titre. C’est cette histoire que nous raconte Nicole Le Bris dans l’introduction de cette nouvelle édition (chez Payot). Recueil de courtes histoires entre autobiographie et fiction qui, au premier abord ne semblent pas avoir de rapport les unes entre les autres, mais ne manquent pourtant pas de cohérence. Aussi, « revient-il au lecteur de faire de cette mosaïque de texte, son propre roman », nous invite Nicole Le Bris.
Petit aperçu. La première nouvelle Printemps, est une scène de la vie quotidienne d’un couple. Un colonel en mission et sa femme qui s’ouvre ainsi : « Mais qu’est-ce que tu as contre le désert ? » – « Rien. Mais je suis contente quand je peux ne pas y penser. » Les récits suivants évoquent plusieurs situations rencontrées par Annemarie Schwarzenbach ou par ses héros, lors de son voyage en Orient. L’un d’entre eux décrit les rapports hiérarchiques entre un supérieur raciste et son subalterne algérien qu’il hait « parce qu’il a été nommé officier, mais surtout parce qu’il est d’une beauté éclatante, radieux. Les plus beaux yeux d’Alep. » Un autre, suit des touristes Italiens « repus d’une Europe aux plaisirs surannés », qui viennent « chercher un peu d’exotisme dans le désert ». Puis, une équipe d’archéologues perdus dans le désert et qui assistent par hasard, aux dernières heures d’un jeune soldat de 23 ans, condamné par la Malaria, « héros vaincu qui ne s’avoue pas vaincu ». Nous suivons ensuite des immigrés juifs fuyant le nazisme, en Palestine. Enfin, un commissaire de navire qui drague une passagère et lui avoue durant le dîner : « C’est difficile pour moi de t’aimer parce que tu ressembles à un garçon et que tu ne regardes jamais les gens en face. » L’homosexualité, omniprésente dans cette nouvelle et plus discrète dans d’autres, est sans doute une des raisons pour lesquelles, (avec son antinazisme suggéré), les éditeurs germanophones refusèrent d’éditer le livre d’Annemarie Schwartzenbach. Plus ou moins soumis qu’ils étaient alors, aux désidératas des nazis du troisième Reich, et notamment à la vigilance toute particulière d’un certain Joseph Goebbels, ministre de la Propagande !
Deux autres nouvelles nous présentent un tableau des Bédouins. Dans la première, une gérante d’hôtel, femme de fort caractère, met un point d’honneur à se mêler de leurs affaires. Dans l’autre, une tribu migrante de Bédouins se joue des frontières et se retrouve en Syrie, amputée de ses traditions séculaires par l’administration française. Quid des récalcitrants ? Plus loin, une nouvelle évoque un couple de Russes. Le mari dénonce sa femme adultère dans une petite annonce. Une autre nous montre la condition ce ces immigrés italiens exploités par leurs compatriotes en Orient et abandonnés à leur sort par les autorités fascistes. Suit, l’histoire d’un autre Italien, envoyé en mission en Perse pour y transporter du bétail européen dans une ferme expérimentale. Puis celle d’une baronne intrépide et indépendante de la haute société perse qui s’éprend du fils d’une des plus grandes familles de Perse. Annemarie Schwartzenbach nous dépeint ensuite, les amours tumultueuses d’un Américain qui tombe amoureux pour un soir, d’une Colombienne de passage et se marie avec elle sur un coup de tête. Mais comment s’en débarrasser dès le lendemain matin ? Enfin, elle nous décrit les désillusions d’un militaire qui s’était imaginé son voyage en Perse comme étant la chance de sa vie, mais se trouve refoulé par les vagues du désert et refuse d’accepter l’échec.
Les cinq textes qui concluent le volume sont celles parues en feuilleton dans divers revues et journaux suisses. L’histoire d’un patron de café, un réfugié arménien humain et généreux, qui tente de s’interposer entre le racisme des Européens et celui des Musulmans. Celle d’un jeune migrant juif roumain sans passeport qui essaye d’atteindre la Palestine, via la Turquie. Sujet particulièrement sensible à l’époque. Plus loin, la mise en avant du racisme rampant dans les équipes d’archéologues allemandes sous le Troisième Reich, avec pour seul argument que « les juifs sont différents ». Puis l’évocation d’un massacre de réfugiés chrétiens dans une mission de pères lazaristes à Ourmia et enfin, celle d’un descendant de Cheik Bédouin qui s’éprend d’une danseuse légère anglaise et veut l’enlever.
En refermant La cage aux faucons, on se dit que chacune de ces nouvelles auraient bien mérité de devenir autant de romans, si seulement Annemarie Schwarzenbach n’était pas morte aussi jeune, et aussi bêtement !
Siegfried Lenz : La leçon d’Allemand
Siegfried Lenz, né en 1926 en Prusse-Orientale est l’un des écrivains allemands de la littérature d’après-guerre les plus connus. Fils de douanier, il est enrôlé après le bac dans la marine allemande, mais déserte. Fait prisonnier par les Britanniques au Schleswig-Holstein, il leur sert d’interprète. Il étudie ensuite la philosophie et la littérature à Hambourg, devient journaliste, avant de devenir un « écrivain indépendant », mort en 2014.
La leçon d’Allemand de Ziegfried Lenz, un des « romans fétiches » du Rat noir. Il raconte l’histoire du jeune Siggi Jepsen, enfermé en 1954, dans une prison pour délinquants sur une île au large d’Hambourg. Son crime ? Avoir rendu une feuille blanche à son professeur d’Allemand, lors d’un devoir qui avait pour thème : « les joies du devoir » ! Et comme il avait trop de choses à dire sur le sujet, finalement, Siggi n’a rien dit. Une fois consigné dans sa cellule, il s’engage alors à tout dire. Tout raconter. De son enfance de fils du policier de Bleekenwarf, passée dans le Watt, le pays des marais du delta de l’Elbe à l’extrême nord de l’Allemagne. De ce « sens du devoir » qu’il n’a que trop connu, en observant son père. Ce père qui se met à l’appliquer contre les vents et les marais d’une région bien spéciale et éloignée du pouvoir central. On est sous le règne du Reich. Reich qui, un beau jour, décide d’interdire aux peintres, considérés comme décadents, de peindre. Dans le collimateur du policier zélé : Max Ludwig Nansen, son ami d’enfance. Max obéira-t-il aux lois du Reich et à son représentant à Bleekenwarf ? Interdire à un peintre de peindre ! Et si Max trouvait la solution : ne plus peindre que des tableaux invisibles !...
C’est cette histoire que le jeune Siggi va nous raconter, scrupuleusement, durant sa punition, sans nous épargner aucun des détails. Sous haute surveillance du directeur de l’établissement pénitentiaire modèle et de son armada de psychologues pour enfants. Siggi décrit d’abord pour notre plus grand plaisir, son pays noyé dans une nature sauvage. Son vieux moulin abandonné, les marais balayés par les vents de la mer du Nord. Pays dont les habitants parlent « le Plat », un dialecte de bas allemand. Tous taiseux et « pensifs comme des hérons à l’affut de poissons ». Son père, sa mère, Hilke, sa grande sœur sauvageonne, Klaas, son grand frère rebelle. Seule exception : le peintre Max, qui passe son temps tandis qu’il barbouille, à bavarder ou plutôt à se chicaner avec un personnage imaginaire. En alternance, Siggi en arrive à cette fameuse journée de 1943, où en pleine guerre, il accompagne son père donner à Max l’ordre de Berlin. Et les conséquences qui vont en découler. Ceci, durant les trois mois et demi que Siggi s’est donné pour achever sa punition, « son devoir ».
Tout le charme du roman tient dans la virtuosité du récit que fait le jeune puni. Il oppose, les plus merveilleux passages d’une enfance (digne des plus beaux contes d’Andersen ou d’ETA Hoffmann ou des toiles de Brueghel l’ancien ou encore, des personnages de la Comedia de Arte), à une réalité parfois insoutenable. Rudesse des mœurs locaux et de la guerre obligent. Lenz emprunte un style nonchalant au regard jeté par un enfant sur le monde qui l’entoure. Le jeune Siggi auquel pas un détail n’échappe. Ceux concernant le docteur du village : « on aurait dit qu’il avait appris à marcher la tête rentrée à force de se la cogner à des poutres basses ». Un paysan : « On aurait dit que son haleine le précédait de loin ». Une petite fille : « Elle avait un visage vieux et triste, ses courtes nattes pointaient à l’horizontale, on aurait dit des queues de rat ». Un critique d’art : « Ses cheveux soyeux et ondulés, ses lunettes à monture en corne, le teint cireux, bref, on aurait dit un ver blanc avec des yeux en fer de lance ». Une description subtile de tout un petit monde à part qui, en cette fin de Reich, ne sait plus bien s’il attend, pour les uns sa victoire et pour les autres, sa débâcle. Roman d’une puissance phénoménale, capable dans sa folie, de renverser plus d’une digue du Watt !
Ivan Denys : lycéen résistant
Ivan Denys est né à Paris en 1926. A quatorze ans, élève de 3ème au lycée très bourgeois Janson de Sailly sous le gouvernement de Vichy, il n’hésite pas à participer à une manifestation interdite pour la commémoration du 11 novembre 1918. S’en suivra un engagement sans faille dans la résistance parisienne, lycéenne et estudiantine. Ivan Denys, agrégé de lettres classiques, a reçu la médaille de la Résistance.
Dans Lycéen résistant (éditions Signe et Balises), Ivan Denys nous explique que ce sont ses enfants qui l’ont poussé à témoigner. Témoigner de son entrée dans la résistance dès le début de l’Occupation allemande. « 1940. Je rentre en troisième au très bourgeois « Grand lycée », Janson de Sailly. Je n’ai pas encore quatorze ans. Cette rentrée se fait dans une autre ville que la mienne. Paris est devenue une ville allemande. Dans le métro, dans les rues jusqu’au quartier populaire du Point-du-jour, c’est un grouillement d’uniformes vert-de-gris. Dans ma classe, pour la plupart, les élèves refusent de parler politique ». Or, le gouvernement Vichy a décidé d’ignorer la commémoration du 11 novembre. « Une circulaire de je ne sais trop qui, interdit aux élèves de se rendre place de l’Etoile, ou à quelque manifestation que ce soit, sous peine d’être renvoyés du lycée ». Pendant la récréation dans la cour des grands, quelques élèves sont cependant fermement décidés. Le mot d’ordre se diffuse comme une trainée de poudre : « Nous irons à l’Etoile ! ». Indignés, Ivan Denys et son copain Philippe Guimiot en sont.
Dans le chapitre suivant, Ivan Denys arrête un peu le cours de l’histoire pour nous parler de son enfance d’avant-guerre, en suisse et de son adolescence à Paris, entouré de femmes au caractère bien trempé. Puis, les années troubles. Les manifestations fascistes de 1934, celles du Front populaire. Difficile pour un petit garçon de s’y retrouver. Puis, placé chez des cousins normands durant 39/40, l’année vulgaire. Son retour dans le Paris occupé dans un appartement vétuste avec sa mère et sa grand-mère. Le début des privations, l’absence de chauffage, etc.
Ivan Denys revient ensuite, à la fameuse manifestation du 11 novembre. Lui et son copain échapperont-ils à la police française et allemande ? Qu’adviendra-t-il des 1.401 participants, arrêtés à l’Etoile et sur les Champs-Elysées ? Quel va être l’impact de l’évènement sur Ivan, comment va-t-il réagir aux premières mesures antisémites tombant comme à Gravelotte jusqu’à la rafle du Vel d’hiv ? Ivan et ses copains continueront-ils à braver les interdits ? Risqueront-ils le pire ? Echapperont-il au STO ? Ces jeunes résistants finiront-ils par s’armer ? Si oui, combien d’entre eux, FFI ou FTP devront tomber ? Comment encore accepter après la Libération, le spectacle insoutenable des premiers déportés arrivant gare de l’Est ?
Autant de questions auxquelles Ivan Denys répond, méthodiquement, sobrement, mais efficacement. Une efficacité d’ancien résistant ! Mais nous allons aussi, au fil de ces pages-témoignage riches d’enseignement, croiser une foule de personnages, d’intellectuels (Tristan Tzara, Paul Eluard, etc.), de résistantes et de résistants dont l’histoire n’a seulement retenu que quelques noms. Alors que la majorité des combattants anonymes ont tout autant contribué par leur engagement, par leur persévérance et par leur courage, à nous débarrasser du poison nazi.
Une petite nouvelle de Patrick Schindler
« Si les hommes avancent ou reculent,
Les livres ne bougent que sous nos doigts »
C’est du moins ce que l’on prétend. Pourtant, un soir d’hiver, enfermé dans la librairie Lexikopoleio d’Athènes, je pus m’apercevoir que les livres peuvent aussi bien être « habités ». Tandis que je musardais au premier étage de l’établissement à la recherche de la perle rare, je me fis bêtement enfermer dans la librairie par une Odile, pressée de rentrer chez elle, après une journée de labeur. J’entendis claquer la porte du bas. Je me précipitais au rez-de-chaussée. Trop tard. Elle venait de baisser le rideau de fer. Panique. Résolu face à la fatalité, je décidais de faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je remontais à l’étage de la littérature francophone et m’installais dans un fauteuil, oublié dans un coin. Le début de soirée fut plutôt calme. Minuit sonnant, il en fut tout autrement. S’agissait-il d’un rêve éveillé ? Je me pinçais le bras jusqu’au sang : dans un brouhaha devenu général, sortait de chaque volume, un à un, un minuscule petit personnage.
Sur l’étagère de Littérature classique, un petit François Villon, tout ébouriffé, tenait un petit Rabelais par le bras. Visiblement un peu gris, ils apostrophaient en ces termes un petit Montaigne qui devisait tranquillement avec un petit La Boétie « Eh ! Vous deux, là-bas, qu’est-ce que vous foutez ? Vous forniquez ou quoi ? ». Très choquée, une mini Christine de Pizan se penchait vers eux en les traitant de « sales pochetons phallocentriques ». D’un peu plus loin, me parvint l’écho d’une querelle. Un petit Jean de La Fontaine et une demi-portion de Molière, se traitaient réciproquement de « lèche-cul de Louis le quatorzième ». Une miniature de Voltaire, sortie survoltée de son Micromégas tentait d’arracher la perruque d’un mini Jean-Jacques Rousseau, l’invectivant « Ton contrat social : de la belle foutaise, de la branlette intellectuelle, oui ! ». Plus loin, une petite Flora Tristan devisait tranquillement avec un mini Charles Fourrier. Derrière eux, une réduction de Pierre-Joseph Proudhon traitait un petit Karl Marx de « fucking bastard de philosophe de la misère » ! Indifférente, Louise Michel lançait, une à une, des croquettes à un petit chat qui s’était laissé enfermer dans la librairie, certainement persuadé de passer la nuit au chaud.
L’étagère de Littérature moderne était, elle aussi, passablement agitée. Un minuscule Gustave Flaubert hurlait de son « gueuloir » à un petit Guy de Maupassant, une recette pour transformer son petit conte Une vie, en un grand roman. Une figurine de Jean Cocteau écoutait, lascive, l’œil opiacé, un Marcel Proust vautré sur un divan qui lui lisait les passages les plus croustillants de son Sodome et Gomorrhe. Un petit Mallarmé, autosatisfait semblait comme enfermé dans sa coquille de mystères. Un modèle réduit de Guillaume Apollinaire lançait des petits cailloux dans ce qu’il prenait pour la Seine. A ses côtés, une réduction d’Antonin Artaud, déchainée, la mèche folle, tentait maladroitement de les rattraper avec sa canne de St Patrick. Indifférent, un mini Franz Kafka cognait comme un fou sur la couverture de son Château. Sur l’étagère du dessous, un avorton de Louis Ferdinand Céline criait à qui voulait l’entendre, « qu’il en avait marre que tout le monde le méprise » et qu’il avait décidé de faire un autodafé de ses pamphlets antisémites. Un petit Emile Zola accompagné d’un petit René Crevel avaient rejoint les miniatures de Stefan Zweig, Klaus Mann et Gustav Régler dans le rayon germanophone. Leurs dix mains l’applaudissaient à tout rompre, prêtes à y jeter la première allumette !
L’étagère dévolue à la littérature contemporaine n’échappait pas plus au raffut généralisé. Une petite Margueritte Duras, en pull à col roulé et jupe plissée, essayait de faire un croque-en-jambe à une petite Margueritte Yourcenar, la traitant de « sale pimbêche ». Un mini Jean Genet furibard, poursuivait en hurlant un Jean-Paul Sartre le menaçant de lui « péter la gueule pour l’avoir traité de saint et de martyr ». Simone de Beauvoir, sans bandeau, cheveux aux vents, essayait de le calmer. Mais, elle se prit les pieds dans le tapis posé devant son Deuxième sexe, sur lequel était lovée, une petite Violette Leduc, qui lui lançait un regard enamouré. A côté de sa tête était posée une vieille valise, qui semblait dater de l’Occupation et dans laquelle, un petit Maurice Sachs pas gêné farfouillait allégrement. Il en sortait des morceaux de porcs, des patates et des plants de tabac qu’il jetait en l’air, sous les yeux d’un Victor Serge émacié qui en était tout retourné. Sur le rayon du dessous, un mini Boris Vian regardait, éclaté, un petit Albert Camus manœuvrant le volant d’une voiture de sport imaginaire, poussant comme un gosse des « vroum-vroum » d’enfer. Une petite Françoise Sagan survoltée, se tournée vers le rayon anglophone tendait un rail de coc à une petite Virginia Woolf qui s’apprêtait à sauter dans le vide. Plus loin, Miguel Torga, José Saramago László Krasznahorkai, Pier Paolo Pasolini, Erri de Luca, Saul Bellow, simulaient une grande rencontre internationale de littérature.
Je jetais un œil sur la pendule. Déjà cinq heures du matin. Je n’en revenais pas. Comme le temps avait vite passé. Je ne voulais rien perdre de ce spectacle unique. J’emboitais donc le pas à la petite Yourcenar, bien décidée à quitter cet étage de fous. Toute jupe au vent, elle descendit la rampe à califourchon pour se rendre au plus vite au rez-de-chaussée y retrouver ses chers classiques grecs. Elle semblait y chercher quelqu’un, ou quelque chose. Caressait du bout des doigts un recueil de la belle Sapho. Puis, jetait un œil sur les auteurs antiques, sages comme leurs images et semblait intriguée par la quatrième de couv du Thémistocle d’un certain Olivier Delorme. Sur le rayon des Grecs contemporains, c’était la même hystérie qu’à l’étage. Un petit groupe d’agités, parmi lesquels je reconnus Sikelianos, Delta, Dragoumis, Karyotakis, Papadiamandis, Palamas, Papadiamndopoulos et autres, s’étripaient sérieux. Ils s’arrachaient des mains, un Grand prix de « poésie posthume ». Sur le rayon du dessous, un petit Albert Cohen était assis à califourchon sur les genoux d’un mini Constantin Théotokis. Ils se goinfraient de Pasticcio dolce corfiote. Un tout petit Nikos Kavvadias racontait, comme pour l’endormir, l’histoire du petit mousse du cargo Pythéas à un Cavafy, qui avait l’air beaucoup plus intéressé par l’album qu’un mini Yorgos Ioannou tenait entre ses mains, contenant les marins musclés de Yannis Tsaroukis. Plus bas, autre son de cloche. Un petit Nikos Kazantzakis expliquait à mini Stratis Tsirkas qu’il trouvait son Cités à la dérive, trop intello. Ce dernier le traitait de « vieux con de nationaliste ». Perdu au milieu du tumulte général, un pauvre mini Nikos Kokantzis cherchait désespérément dans chaque rayon, une certaine, Gioconda. Totalement indifférent aux cris poussés par un mini Alexandros Panagoulis, menotté et clamant, lui, son innocence. Petros Markaris lui collait aux basques, voulant à tout prix, lui fourguer un polar dans la poche, « pour qu’il se sente moins seul en cellule ».
Mais, tout-à-coup, comme dans la fin d’un rêve, le silence se fit général : Sylvain était déjà en train de remonter le rideau de fer de la librairie. Comme par magie, tout ce petit monde se bouscula et se précipita regagner sa place. Seule, se retrouva prise au piège, la pauvre Yourcenar. Elle eut tout juste le temps de sauter dans son Œuvre au noir. Sylvain, plus qu’étonné de me trouver devant lui, me lança un « Ben, Patrick, mais qu’est-ce que tu fais là ? ». Je lui expliquais qu’Odile m’avait oublié à l’étage et enfermé pour la nuit. Il éclata de rire « Ça arrive aussi parfois à un des chats de la rue. Mais au moins, tu n’as pas eu le temps de t’ennuyer ? Tu as vu le Rat noir sortir de la bibliothèque ? » Vous pensez bien que je ne lui ai pas raconté que c’est bien autre chose que j’en avais vu sortir ! Mais, pas question de déflorer le secret des Sabbats nocturnes de la Lexikopoleio…
Patrick Schindler, individuel FA Athènes
PAR : Patrick Schindler
individuel FA Athènes
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