Face au réveil des nations, finissons-en avec le patriotisme

mis en ligne le 19 février 2015
1766PatriotismeÀ l’heure où la mondialisation et le capitalisme se développent de plus en plus, dévastant toute culture sur son passage au profit d’une hégémonie libérale, à l’heure où la crise financière frappe encore une grande partie du monde et fragilise toujours plus les populations déjà à genoux face à ce colosse capitaliste, nous ne pouvons que faire l’effroyable constat du ravivement en ces temps de crise du sentiment national et des identités régionales. Là où nombreux seront ceux qui trouvent refuge dans les bras d’une mère patrie, d’un État-nation ou d’un tout autre fantasme collectif, il est temps de redessiner à nouveau le camp anationaliste.
Alors qu’Emma Goldman, anarchiste féministe, avait déjà critiqué sévèrement le patriotisme en rendant compte de son influence sur la militarisation, elle posait cette question : « le patriotisme se définit-il par l’amour pour un morceau de cette terre où chaque centimètre carré représente des souvenirs précieux, chers à notre cœur, et qui nous rappelle une enfance heureuse, joyeuse, espiègle ? ». Au-delà de la critique des dérives militaristes du patriotisme, c’est justement à cette problématique qu’elle a soulevée que nous tenterons de répondre : Quelle est l’entité sollicitée par le patriotisme ? Est-ce le peuple, l’unité, le souvenir, l’identité ? Et quelle est cette identité ?
Quand nous regardons l’histoire de France et la formation de la nation française, c’est une question pleinement légitime que se demander d’où provient cette identité collective. Ernest Renan l’a notamment fait dans son très célèbre essai Qu’est-ce qu’une Nation ?. Comment les Burgondes, les Francs, les Wisigoths et toutes les peuplades qui par la suite furent réunies peuvent aujourd’hui se sentir français ? Comment et pourquoi, par exemple, alors que certains nous affirment une profonde identité bretonne qui existerait depuis des siècles et des siècles, aujourd’hui la majorité des Bretons auraient un sentiment français ? Que s’est-il passé entre la période d’un duché de Bretagne indépendant et son appartenance au Royaume de France pour qu’aujourd’hui dans la République française une majorité des Bretons ait adopté ce sentiment français ? Un seul élément s’en dégagera d’une immense évidence, et c’est bien celle du pouvoir, de l’exercice d’une autorité, d’un État, d’un gouvernement au-dessus des populations. La géographie française aujourd’hui n’a été découpée que par la conquête, par le mariage de nobles, d’arrangements entre puissants, loin des intérêts des populations, qui n’étaient ni plus ni moins leurs propriété. Un État s’est ainsi constitué petit à petit au-dessus des têtes de ceux qui se verront imposer des maîtres différents, des gouvernements, pour en arriver à imposer une nation et une nationalité.
Jean-Jacques Rousseau viendra appuyer cela par sa philosophie politique dont il tirera la conclusion que le peuple ne peut pas vivre sans autorité et que l’autorité trouverait sa légitimité dans le peuple. Que deviendrait la population française si demain la France et son pouvoir n’existaient plus ? Que deviendrait l’identité française si demain l’école française venait à disparaître, si le drapeau ne continuait pas à flotter, si un discours patriotique ne cessait d’être répété, si les commémorations des « morts pour la France » n’étaient pas perpétuées, si l’on ne rabâchait plus des discours sur la bravoure des soldats à l’étranger, des ouvriers qui travaillent pour le bien national ou des entrepreneurs patriotes qui créeraient richesse et fierté de la nation ? Mais toute la question peut est être retournée et nous pourrions nous demander ce que deviendrait l’État français qui perpétue ce patriotisme dans la population s’il n’arrivait pas à maintenir ce culte de la nation et ne trouvait plus la « confiance » des Français. À toute époque, l’endoctrinement et l’invention d’un imaginaire collectif pour unir les gens ont servi à maintenir en place un pouvoir. Nous pourrions avec facilité citer les jeunesses hitlériennes, tout autant que les Balillas ou la matraque patriote totalitaire que subissent les Nord-Coréens. La IIIe République française en est encore un exemple, vivant dans un esprit revanchard et dans une germanophobie affolante : le pouvoir a toujours su construire l’identité et la diffuser pour se justifier, pour y trouver toute sa puissance, pour le malheur de la grande idée d’Étienne de La Boëtie selon laquelle le tyran n’a du pouvoir que parce que nous lui en donnons.
Unifier, autour d’un imaginaire collectif, pour servir l’intérêt d’un pouvoir qui se trouve légitimité par la docilité et la fidélité, voilà tout l’intérêt de la nation. On aura remarqué avec un certain brin d’ironie jusqu’où cette absurdité de la soumission au pouvoir et aux frontières qu’il crée peut nous amener, quand, au moment du débat sur le redécoupage des régions françaises, certaines populations de département sont attachées au découpage actuel pour des raisons « identitaires » alors que ceux-ci ont été uniquement créés dans un dessein pratique et administratif. Regroupez une population, mettez une frontière autour d’eux, laissez-les s’organiser administrativement, et vous voilà avec une identité et une union ! Quelle magie, toujours bonne à soumettre au pouvoir.
L’identification d’un ennemi intérieur ou l’appui sur une tradition plus ou moins abstraite sauront toujours appuyer ce phénomène de création d’identité et d’union. Charles Maurras nous servira un exemple sur un plateau d’argent quand, dans sa théorie du nationalisme intégral, il prônera un nationalisme français sur trois piliers : la nécessité de la monarchie comme unité nationale pour un bien commun, le rejet total des quatre « États confédérés » (juif, franc-maçon, métèque et protestant) et l’église catholique comme ciment de la société. Lui qui se trouvait dans l’inspiration de Renan, lui qui avait perdu la foi avant de devenir catholique et royaliste « par raison », le voilà à vouloir créer depuis la poussière une nation par l’emploi de procédés fédérateurs, au nom de l’union, pour un imaginaire. Imagination, c’est ce qu’il a quand il voulait inventer un roi aux Français, lui inventer une religion et des ennemis intérieurs à éliminer. Quelle légitimité à ce qu’une population doive endosser le nom de leurs propriétaires, ducs, seigneurs, vassaux, rois ? Quelle légitimité à ce qu’une religion leur soit imposée au nom de l’union, alors qu’on pourra voir avec amusement que même Dominique Venner, autre penseur d’extrême droite, lui critiquera la destruction des cultures des peuplades vivant par le passé en actuelle France et dont les traditions religieuses ont été détruites au profit du catholicisme ? Ce conflit entre identitaires, nationalistes et autres extrêmedroiteux nous révélera encore cette immense absurdité qu’est cet imaginaire collectif que l’on crée et détruit à volonté, en se réclamant d’une telle période de l’Histoire, de tel régime, de telle identité, de telle peuplade, montrant au grand jour que l’identité est tout aussi variable que le pouvoir et tous les malmenages que certaines populations aient pu subir.
Michel Bakounine, anarchiste de renom et un des pères du communisme libertaire, tout comme Emma Goldman, a publié un texte au sujet du patriotisme, qu’il considérait comme naturel, mais purement animal et que nous devions l’écarter de nous. Il se trompait : parce que le patriotisme n’a rien de naturel, il est purement et simplement artificiel, superficiel. Il comparaît dans son argumentation comment une meute de chiens, assimilée à un groupe patriote, avait beau se diviser en fonction d’une hiérarchie et se combattre entre eux au sein de la meute, mais lorsqu’un étranger entrait sur le territoire commun, la meute s’unissait, comme patriote, pour repousser cet ennemi extérieur. Nous lui concéderons cette analyse très pertinente : la nation ne peut exister sans un ennemi, au risque que les conflits internes la détruisent, mais il oublie un paramètre plus que fondamental qui est la taille de cette meute. Autant il est tout à fait naturel d’être attaché aux siens, à sa famille, aux gens que l’on a connus, à nos souvenirs, à nos lieux de vie, les lieux que nous avons connus et côtoyés, autant s’identifier à une population de 65 millions d’autres personnes semble totalement dépasser le cadre d’une quelconque nature, qui ne peut qu’être le produit d’une construction sociale purement liée à l’organisation du pouvoir et d’un imaginaire collectif. Cela dépasse totalement le cadre de la pensée humaine : sauriez-vous quantifier 65 millions ? Arrivons-nous déjà à imaginer ce que peut représenter un million ? Le sociologue Gellner nous le confirmera : auparavant, et ce pendant la majorité de l’histoire de l’humanité et même de l’histoire de France, aucun sentiment national n’existait, uniquement un rattachement à la localité et à ce que chacun pouvait connaître. L’attachement était local, à l’échelle de la famille, des connaissances, voire de la ville, pour cette population pour la plupart analphabète et isolée. Mais le patriotisme et le nationalisme sont bien des constructions à part entière du pouvoir.
Voilà l’arnaque immense du patriotisme et de l’instrumentalisation de l’identité ! Voilà comment le pouvoir manipule et divise les gens en croyant les unifier, uniquement au profit d’un accroissement de puissance d’une collectivité qui ne fait que favoriser, d’enrichir et de donner le plein pouvoir à leurs maîtres ! Devons-nous être fiers de la nation ? Alors qu’il n’y a seulement que les maîtres et les puissants qui ont des pays, parce que ce sont les tyrans, les rois, les ducs, les princes et autres têtes à couronne (et à guillotine) qui ont créé et inventé ces patries après avoir soumis les hommes. Je vous le dis, les prolétaires et les gueux que nous sommes tous n’avons pas de patrie, les patries leur appartiennent au gré de leurs mariages et de leur envie, et nous ne sommes que le bétail qui fait partie de leur exploitation et qui les enrichissent : le patriotisme n’est que la fierté de notre condition de soumission face à la tyrannie de l’État. Et la nation ne saurait être qu’une entité abstraite nous empêchant d’atteindre notre pleine liberté par cet immense mensonge.

B.
Groupe J.-Déjacque