Les dessous ou les buts inavoués du capitalisme français

mis en ligne le 8 janvier 2015
Vraiment leur monde n’est pas le nôtre. Un ouvrage collectif, rédigé par une équipe de journalistes d’investigation, révèle de bien curieux comportements sous le titre Histoire secrète du capitalisme français ou plus précisément, comme l’indique le sous-titre, Le vrai visage du capitalisme français, paru aux éditions La Découverte. De 1945 à 2014, les auteurs soulèvent le voile des Trente Glorieuses, des affaires en sous-main, de la constance de ces patrons, de père en fils Gattaz, profitant de la crise pour remettre en cause les acquis du monde ouvrier et salarié. Un ouvrage à lire par tout militant, tout responsable qui ne peut pas se limiter à une histoire officielle aseptisée.

Faire oublier Vichy et la collaboration économique
Cette mine d’informations sur plus de sept cent pages se divise en cinq parties. La première (1945-1968) montre tout le travail pour faire oublier les attitudes et les compromissions sous Vichy en recyclant les intéressés. Globalement les patrons et les responsables de l’administration restent en place. La collaboration économique a pourtant été une réalité avec des entreprises comme Kuhlmann travaillant pour IG Farben ou Renault accusée, et une des rares condamnées, pour « production avec zèle pour l’ennemi ». Bon nombre de patrons se cacheront derrière la pseudo résistance professionnelle, mais les vrais résistants seront peu nombreux. Au lendemain de la guerre, il faut reconstruire, et l’argent de l’État (6 000 milliards de francs) abondera le redémarrage des entreprises, sous couvert de nationalisations.
Pour lutter contre le « communisme », la CIA et les syndicats américains (ASL) participeront au financement d’officines plus ou moins obscures qui alimenteront des actions du patronat en complément de la constitution de caisses noires comme celle des congés payés du BTP, le 1 % logement, celle de la médecine du travail et la formation professionnelle. Des coopérations bizarres se dessinent entre grand patronat, services secrets, hommes politiques ; la Françafrique en est la meilleure illustration. Elle servira notamment à organiser l’immigration pour fournir une main-d’œuvre bon marché et insécurisée en raison d’un statut en marge de la légalité. Il en sera ainsi dans le BTP et pour les grandes usines comme Renault Billancourt, qui logeait dans un premier temps ses ouvriers dans le bidonville de Nanterre.

Allier État et monde des affaires
La deuxième partie (1969-1981) traite du triomphe du capitalisme d’État et du monde des affaires. Elle souligne toutefois l’inquiétude d’une partie du patronat face à la mobilisation de l’opinion publique en faveur des salariés de Lip en 1973 : « C’est possible. On fabrique, on vend. On se paie ! » Se constituent des syndicats jaunes (CFT), milices patronales comme chez Peugeot, Citroën, financés par les fameuses caisses noires. Leur mission : lutter contre les syndicats revendicatifs, ficher les militants et « casser du gauchiste » (affaire Pierre Overney). Par ailleurs, le lecteur croisera des militants issus du mouvement d’extrême droite Occident tels que Devedjian, Longuet, Madelin, en recherche de respectabilité et de fonctions politiques au sein de la droite institutionnelle, via des officines comme celles de Georges Albertini sévissant déjà sous Vichy. Une fois de plus, l’État est là pour renflouer le capitalisme défaillant en nationalisant le groupe sidérurgique De Wendel. Les scandales vont se succéder dans l’immobilier, notamment à la Défense, dans les Hauts de Seine.
La troisième partie (1981-1988) trouve un patronat vent debout contre l’arrivée de la gauche au pouvoir ; son objectif : la faire échouer, puis l’utiliser. Là aussi les nationalisations ont sauvé bon nombre de fortunes, car les groupes industriels étaient presque tous en difficulté. Ces mêmes patrons mènent une bataille idéologique pour ringardiser le discours et les valeurs de gauche avec la participation d’une partie de responsables dits de gauche. La gauche institutionnelle finit par « parler le libéralisme ».
La dérégulation est en marche.

Faire triompher le libéralisme
La quatrième partie (1988-1997) connaît le triomphe de la mondialisation. Il est de bon ton d’investir aux États-Unis et donc d’adopter la conception libérale des relations sociales. Des restructurations touchent le BTP, la pharmacie, les médias. Les scandales comme celui de l’amiante, la pollution de sites industriels éclatent avec ceux du financement des partis politiques.
La cinquième partie (1998-2014) s’intitule « L’ère des tueurs » et s’ouvre sur la contre-révolution libérale. Sans vergogne s’affichent les accointances grand patronat, classe politique, du sarkozysme triomphant. Denis Kessler (Medef) veut détruire le programme du Conseil national de la Résistance, à l’origine de la Sécurité sociale, des comités d’entreprise et de nombreuses autres acquis sociaux. L’objectif est clair : la vie de l’entreprise doit s’autoréguler, les lois et les normes n’ont pas de sens. C’est-à-dire un retour au XIXe siècle et au patron maître dans son entreprise. Parallèlement la lutte contre la corruption est navrante. Les lobbies font pression pour cacher les conséquences de technologies dangereuses car encore incertaines, telles que le maniement des ondes électromagnétiques. Des liens sont établis entre des groupes industriels et des experts pseudo indépendants chargés de les contrôler. L’argent règne en maître, les rapports salariaux varient de 1 à 250 selon les entreprises, voire de 1 à 400 dans les banques. De nouveaux dispositifs juridiques renforcent le contrôle des entreprises sur l’action publique, le monde à l’envers ! Ainsi les contrats de partenariat public privé enchaînent-ils des budgets publics sur des dizaines d’années et coûtent de 20 % à 30 % plus cher à la collectivité donc aux contribuables. Des contrats léonins comme celui relatif à l’écotaxe rendent très difficile une remise en question, pour le plus grand bénéfice des entreprises.
Cette fresque sur 70 ans met en relief la stratégie d’une classe/caste sociale qui s’appuie sur les pouvoirs publics pour remettre en cause les organisations des salariés, puis les acquis sociaux, et veut gagner la bataille idéologique en faveur du libéralisme. Pas de chance pour elle, nous le savons et nous pourrons encore mieux riposter.

Francis Pian