Retour sur le pouvoir vu par Michel Foucault

mis en ligne le 30 janvier 2014
Michel Foucault (1926-1984) apporte incontestablement un grand nombre d’éclairages sur la question du pouvoir. Il est cependant étonnant que ce philosophe – érudit, cultivé, grand lecteur – n’ait pas utilisé ce qu’en dit l’anarchisme. En effet, comme l’a bien étudié Salvo Vaccaro, Foucault « ne cite pas l’anarchisme, même pas comme toile de fond ou comme objet-cible de polémique » 1.
Pourtant, le pouvoir est la problématique centrale de l’anarchisme. Un grand nombre de théoriciens anarchistes ont formulé des choses intéressantes sur la question, à tout le moins incontournables, qu’on soit d’accord ou non avec eux. À commencer par Godwin, Stirner, Proudhon, Bakounine, mais on peut y ajouter les contemporains comme Gustav Landauer, André Prudhommeaux, Noam Chomsky ou Friedrich Liebling…
On peut donc s’interroger légitimement sur les raisons de cet « oubli » par Foucault, pour comprendre, pour avancer dans l’histoire des idées et – disons-le – par esprit de justice. Michel Foucault sait pourtant que l’anarchisme existe. Il y fait même quelquefois référence, non sans approximations. C’est un aspect déjà connu et qui a été plus ou moins bien traité, notamment par Salvo Vaccaro.
On pourrait approfondir l’analyse de ce côté-là, mais, à force, on buterait toujours sur des raisons méconnues ou conjoncturelles qui expliqueraient le choix philosophe. Il faudrait, par exemple, évoquer le poids du marxisme au sein de l’Académie et des milieux politiques à cette époque, qu’un Foucault non marxiste devait cependant tenir compte, ou encore la volonté pour un personnage de se distinguer…
Il semble donc, à ce stade, plus pertinent de voir quelles en sont les raisons dans la théorie elle-même. Il ne s’agira là que de quelques pistes de réflexions, à creuser.

Les risques de la théorie des micro-pouvoirs
L’un des points centraux de la théorie foucaldienne est celle des micro-pouvoirs. Selon elle, le pouvoir est partout, et il se trouve notamment (d’abord ?) à de petits niveaux. Ce n’est pas faux, mais on peut se demander si, à force d’être partout, le pouvoir ne serait pas nulle part, finalement. C’est-à-dire qu’il ne serait plus au cœur du social et du politique, et qu’il ne serait plus la catégorie pertinente de l’analyse.
La définition de qu’on entend par « pouvoir » est l’un des premiers problèmes 2. Sans rentrer dans le détail, faute de place, rappelons que Proudhon, par exemple, se garde de confondre le « pouvoir » avec la « puissance » prise dans le sens de « capacité », sans quoi les individus et les collectifs révoltés resteraient éternellement impuissants. En fait, le vocabulaire constitue un véritable enjeu comme on l’a vu avec les slogans tels que « Tout le pouvoir aux soviets » ou encore « Le pouvoir est au bout du fusil » dont on a vu les dégâts en Russie, dans les pays de l’ex-tiers-monde ou ailleurs.
La théorie foucaldienne introduit en fait une double perspective. D’une part, le pouvoir relèverait d’abord de l’individu. Du moi plus toi. Nous serions, chacun et en première instance, des monstres en puissance. C’est possible, tout comme nous pourrions aussi être le contraire. La réalité humaine est d’ailleurs faite des deux, ce qu’affirment clairement les principaux théoriciens anarchistes 3. En cela, ils s’opposent aussi bien aux religions (le péché originel, l’être humain naturellement mauvais – ou encore intrinsèquement prédateur chez les écologistes profonds) qu’à la gauche rousseauiste (« l’homme est un être naturellement bon […], la société le déprave et le pervertit ») 4.
Mais ainsi, alors que le pouvoir est, comme le salariat, la résultante d’une organisation sociale (économique, culturelle, genrée…), le poser comme un mal quasi ontologique nous mène aux portes du métaphysique et du religieux : une sorte de version post-moderne du péché originel.
Concrètement, individuellement, socialement et politiquement, la théorie du micro-pouvoir peut se traduire chez la personne par une culpabilisation (mea culpa, mea maxima), et par une démarche de type confessionnel : du genre comment être bon, ne pas être méchant, ne pas avoir du pouvoir.
D’autre part, si le pouvoir est surtout micro, voire d’abord micro selon les différentes exégèses foucaldiennes, un tel postulat conduit à minimiser, sinon à relativiser, le macro-pouvoir : celui de l’État et du patronat, pour le dire caricaturalement mais vraiment. Plus spécifiquement, le pouvoir de ceux – et, de plus en plus, de celles (Angela Merkel encore, Laurence Parisot avant, Cristina Kirchner, Michelle Bachelet à nouveau, Christine Lagarde à la tête du FMI, entre autres femmes, et en ne se contentant que du présent…) – qui sont à la tête des États et des grandes entreprises. Qui dominent, pilotent, dirigent, gèrent tout le système hiérarchique en cascade situé en dessous…
Concrètement, individuellement, socialement et politiquement, cela peut se traduire par l’abandon de la contestation contre le macro-pouvoir, contre les dirigeants et les dirigeantes qui se trouvent en haut, autrement dit l’abandon de la lutte directe contre l’État – exprimée en tant que telle – donc l’abandon de la nécessité de s’organiser et de se fédérer pour cela.
Symétriquement, cela revient à confier la lutte contre le pouvoir micro à de petits espaces (d’abord domestiques…), à des petites structures, à des petites luttes, ponctuelles, éclatées, disparates, sans liens entre elles autres qu’occasionnels. Ou bien des liens concrétisés intellectuellement, voire abstraitement, par les nouveaux théoriciens qui en parlent (Toni Negri en étant le prototype avec sa « multitude »), et qui les incarnent ipso facto, en attendant d’êtres guidés par eux si on veut être un peu caustique ou lucide.

De l’intérêt académique d’être post-moderne
L’intérêt pour Foucault rencontre également l’intérêt pour Nietzsche chez une partie de l’intelligentsia. On peut se demander si ces approches actuelles n’ont pas également pour fonction de promouvoir, ou de réhabiliter, un certain nombre de fonctions récupérables par le capitalisme libéral-libertaire. Celui-ci admet en effet toutes les « machines désirantes » (Deleuze et Guattari) susceptibles d’alimenter le marché de la consommation, sans jamais remettre en cause la production (produire quoi, comment, pour quoi et pour qui ?).
Le primat donné à l’émotionnel et à l’intuitif sur la raison et sur l’analyse légitime l’abandon des « grands récits » (la Bible, le Coran, Marx, Freud…), certes, mais aussi l’abandon des idéologies structurées et contestatrices. Le tout permet d’en finir avec l’idée même de révolution, au mieux reléguée au niveau de « micro-révolutions ». La vogue actuelle de Foucault et de Nietzsche s’explique doublement, au-delà du puissant attrait provoqué par leur style vigoureux et leur aspect décapant. Intellectuellement, leur philosophie donne une bouffée d’oxygène face au conservatisme mais aussi face au marxisme qui fut longtemps hégémonique dans les milieux militants ou académiques. Sociologiquement, elles apportent une légitimité et une visibilité à quelques penseurs au sein de l’Académie, où les places sont chères, dans les milieux militants, bien souvent conformistes et acculturés, et dans le grand public, qui n’est pas toujours éclairé.
En outre, la spéculation philosophique des auteurs post-anarchistes et post-marxistes interprète les mouvements sociaux actuels plus qu’elle ne les analyse sociologiquement. Leur rhétorique, non exempte de jargon, vise une légitimité dans un monde académique qu’ils dénoncent par ailleurs mais dont ils retirent des avantages, plus symboliques que financiers, au demeurant, et d’autant plus niés que ceux-ci restent euphémisés.
Leur volonté de surmonter le « sujet », et de jeter aux poubelles de l’histoire les sujets considérés comme dépassés (la classe ouvrière, le prolétariat, les syndicats, les organisations…), consacre en fait le sujet existant par excellence dans la tradition : le philosophe, voire le sociologue ou l’historien philosophe, dont la présence se fonde sur la supériorité de son discours.

De la convergence avec la logique libérale
La survalorisation de la différence, des minorités, des luttes émiettées, prétendument inclassables selon la logique de la lutte des classes, telle qu’elle est véhiculée par la théorie foucaldienne, a deux implications.
D’une part, elle permet de dénoncer tout discours énonçant des normes, des modèles, des valeurs universelles et, par conséquent, tout discours de proposition claire, tout programme. À noter que le refus en bloc de l’universalisme a pour corollaire le culte du différencialisme, du culturalisme ad hoc, voire de l’indigénisme en soi. Bien entendu, une telle posture contente aisément les nouveaux dirigeants des pays dits émergents qui veulent leur part du pouvoir aux côtés des pays dits occidentaux, et qui recherchent une légitimité culturelle.
D’autre part, de façon plus paradoxale et redoutable, cette approche converge avec la rhétorique néo-libérale, social-libérale et libéral-libertaire qui privilégie la fragmentation, les mesures au cas par cas, la dislocation des protections sociales d’ensemble. D’où le succès de la French Theory dans le berceau même du néo-libéralisme : les États-Unis d’Amérique.
Notons également que le principe américain qui fait démarrer la lutte des classes – ou plutôt l’ersatz de la lutte des classes – dans la cuisine, la salle de bains ou la chambre, en vertu de cet autre adage post-moderne redoutable selon lequel « tout est politique », caractérise bien une façon de militer qui plaît beaucoup. Ne serait-ce que parce qu’elle fait l’économie de l’organisation élargie et qu’elle rentre dans la logique du life style.
Sur un registre proche, réduire le nombre de douches, manger des carottes biologiques, rouler en vélo et dépasser son genre (sexué) seraient le summum de l’engagement (le summum et non pas un point de départ), attitude d’ailleurs parfaitement recyclable par le capitalisme vert. L’anarchisme lui-même n’échappe pas à la question du life style comme l’a brillamment critiqué Murray Bookchin, ce qui lui a attiré les foudres des radicaux néopuritains.

De la convergence avec le « choc des civilisations »
Si à ce refus de l’universalisme s’ajoute une critique de l’occidentalisme considéré comme une essence et confondu avec le modernisme, cela peut aussi déboucher sur une critique de la science qui serait à la fois « moderne » et « occidentale ». A contrario, un tel rejet permet une revalorisation des traditions non occidentales ou anti-scientistes, voire antitechnologiques s’il s’y glisse un peu d’écologie profonde. On peut, à ce propos, se demander si Michel Foucault qui, par ailleurs, néglige souverainement la géographie comme il ignore l’anarchisme, mais qui ne plonge pas pour autant dans l’écologie, ne se rapproche pas de cette thématique avec sa notion de « bio-pouvoir » (notion de surcroît souvent mal comprise et mal utilisée : mais c’est un autre débat).
Or c’est exactement sur ces bases-là – critique de la raison, de la science, de l’Occident, promotion des cultures contraires – donc sur le fond des choses, que Michel Foucauld a soutenu Khomeiny et la révolution iranienne 5. Ceux qui attribuent cette position hallucinante à un dérapage explicable par la vieillesse ou par la méconnaissance de la situation iranienne font non seulement injure à l’intelligence du philosophe, mais aussi erreur sur toute la ligne. Et, malheureusement, dès l’arrivée de Khomeiny aux commandes, le pouvoir – micro ou macro – fut partout, et la justice nulle part.
On pourrait enfin estimer que Foucault ne s’est pas référé à l’anarchisme dans son analyse du pouvoir non pas par ignorance ou méconnaissance de celui-ci mais bien, au contraire, parce que l’anarchisme pose une critique gênante du pouvoir : dans la nature de celui-ci, et dans les moyens d’y répondre. Il ne s’agit pas de tout rejeter chez Foucault, mais de garder notre esprit critique, de contextualiser et de remettre en perspective, quitte à sortir des sentiers battus.








1. Vaccaro Salvo (1997) : « Foucault et l’anarchie », La Culture libertaire, Lyon, A.C.L., 474 p., p. 123-138, p. 126.
2. Sur ce point précis, cf. Pelletier Philippe (2013) : Anarchisme, vent debout ! Idées reçues sur le mouvement libertaire, Paris, Le Cavalier bleu, 258 p., chap. « L’anarchisme est impuissant car il ne veut pas du pouvoir ».
3. Rousseau Jean-Jacques (1755) : Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes.
4. Proudhon : « Nous sommes bons ou mauvais suivant les circonstances ; ce qui prouve que par nous-mêmes nous sommes indifférents » (Carnet IX, 1851), à la fois « animal et ange » (Carnet VIII, 1851). Kropotkine : « La nature humaine a deux sens contraires : la tendance étroitement personnelle et la tendance sociale » (L’Éthique, 1921). Malatesta : « L’homme n’est pas parfait, tout le monde en convient  » (Anarchisme et liberté, 1920). Albert Camus : « L’homme foncièrement bon ? Naturellement, il ne l’est pas, il est pire ou meilleur » (Réflexions sur la guillotine, 1957). Gaston Leval : « L’homme n’est ni la quintessence du bien ni l’incarnation du mal. Mais il est à la fois, et simultanément, l’un et l’autre. L’homme possède, poussées à l’extrême, toutes les possibilités, bonnes et mauvaises, de la nature » (Éthique et sadisme, 1949).
5. Mandioso Jean-Marc (2010) : Longévité d’une imposture, Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres, Paris, Encyclopédie des nuisances, 132 p.