Guerre culturelle autour d’Albert Camus

mis en ligne le 18 décembre 2013
1726CamusLe 7 novembre 2013 fut le centième anniversaire de la naissance d’Albert Camus (1913-1960). En France il est, et de loin, l’auteur le plus lu d’après-guerre : depuis des années, L’Étranger et La Peste trônent en tête des chiffres de vente (respectivement première et deuxième place). De 1957 à 1960, Camus a résidé à Lourmarin, village provençal situé à quelque 60 kilomètres au nord de Marseille, où se trouve également sa tombe ; aussi était-il devenu un atout qu’on abattit en septembre 2008 au profit de la candidature de Marseille au grand spectacle de la capitale européenne de la culture 2013. En l’occurrence, l’intitulé Marseille-Provence 2013 désigne un espace qui englobe le lieu d’inhumation de Camus.
Depuis cette candidature, on assiste à une guerre culturelle ininterrompue – aux relents bien souvent grotesques – au sujet de l’interprétation qui se veut à tout coup « exacte » de l’héritage politique de Camus. Chaque parti, chaque courant s’est efforcé et s’efforce de récupérer Camus comme porte-drapeau de sa propre idéologie ou de son courant politique ; d’aucuns au prix d’incroyables contorsions, souvent en dépit d’une vraie connaissance, et parfois enfin au mépris de la stricte vérité.
Cela va des anciens « pieds noirs » d’Algérie d’extrême droite au FN, en passant par les présidents Sarkozy et Hollande – qui s’avouent publiquement admirateurs de Camus – jusqu’à l’autre bout de l’éventail où Camus passe pour l’homme de la « gauche libertaire » (l’historien Benjamin Stora), mais sans se borner là. L’auteur de cet article ne s’exclut pas du lot, puisqu’il s’insère de fait comme bien proche de l’interprète anarchiste et non violent de Camus, Lou Marin. L’intérêt de cette guerre culturelle au sujet de l’écrivain le plus renommé de France réside à mon sens dans le fait que, à travers l’interprétation libertaire de son œuvre et la publication des articles que Camus a fait paraître dans les journaux anarchistes français et espagnols (Solidaridad Obrera, Le Libertaire, Le Monde libertaire, Témoins, Libertés, Défense de l’homme, Révolution prolétarienne), le contenu libertaire véhiculé par Camus a pu largement pénétrer dans l’opinion publique – d’autant qu’il intéresse beaucoup de monde et que cela concerne l’unique domaine de son œuvre qui était resté largement inconnu du grand public jusqu’ici.
À proprement parler, ces efforts ont déjà été couronnés de succès : on est pris au sérieux dans les discussions qui tournent autour de Camus et l’on a établi que son arrière-plan politique libertaire constituait une donnée légitime et non plus une éventualité négligeable 1.

Le conflit à l’occasion du transfert de la dépouille de Camus au Panthéon
Ce lustre de guerre culturelle a débuté sous la présidence de Sarkozy. De concert avec la proposition d’Henri Guaino, conseiller spécial de Sarkozy, c’est au cours d’une conversation privée avec Sarko que le philosophe Michel Onfray lui avait soufflé à l’oreille l’idée d’exhumer Camus de sa tombe de Lourmarin pour le transférer, en tant qu’écrivain national, au Panthéon où il voisinerait avec Victor Hugo, Jean-Jacques Rousseau et Alexandre Dumas. Le médiatique Michel Onfray se présente ouvertement, du reste, depuis des années comme un « libertaire », c’est en cette qualité qu’il est passé maintes fois à la télé. Nul courant ni organisation anarchiste, dont il se tient sagement à l’écart, ne l’a jamais encouragé ou autorisé à parler dans les médias au nom des libertaires – mais quelques-uns se sont sentis flattés, au fil des ans, lorsqu’il a parfois fait valoir à la télévision, en tant que « libertaire », des arguments loin d’être stupides, surtout comme théoricien de l’athéisme.
Or cela a changé ces dernières années. Lorsqu’a paru en 2012 le livre d’Onfray L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Lou Marin l’a critiqué sur le fond dans Le Monde libertaire 2, ce qui a déclenché dans les cercles anarchistes des discussions certes contradictoires, mais dans l’ensemble fructueuses et éclairantes sur les avantages et inconvénients de se présenter comme « libertaire » autoproclamé dans les shows télévisuels – notamment quand il se révélait soutenir Montebourg dans les primaires du PS.
Dans son article, Lou Marin critiquait ainsi le livre d’Onfray. Primo, sa manière de dénigrer (qui vise ouvertement la concurrence) tous les travaux de militantes et militants issus du mouvement anarchiste qui ont paru après la mort de Camus ; secundo, son ignorance délibérée de sources et séminaires d’importance où il ne pouvait pas se poser en vedette – ce fut par exemple le cas du colloque sur Camus libertaire qui se tint en 2008 à Lourmarin ou des Actes du colloque qui en émanèrent ; tertio, le fait qu’il n’avait pas traité de l’influence que les écrits anarcho-syndicalistes de Simone Weil 3 ont exercée sur Camus ; et enfin, quarto, ses spéculations des plus aventureuses, dans les soixante dernières pages de son livre, imaginant ce que serait la position de Camus de nos jours.

Un capitaliste libertaire ?
Ce faisant, Onfray laissait entendre que Camus se ferait aujourd’hui l’apôtre d’un « capitalisme libertaire », chose qui n’est nulle part évoquée et à laquelle on ne trouve dans ses écrits pas la plus minime allusion.
À l’opposé, Camus a toujours approuvé tout au long de sa vie le « socialisme libertaire » ; il a même écrit que « la propriété c’est le meurtre » (radicalisant ainsi la formule de Proudhon, « La propriété c’est le vol ») – tandis qu’Onfray a de façon très fataliste écrit qu’il y a toujours eu de la propriété et qu’elle existera toujours. Cette réclame d’un « capitalisme libertaire » dont Onfray s’est servi dans les médias, et qu’il avait déjà utilisée auparavant en d’autres occasions, explique aussi pourquoi il lui était facile d’accéder à Sarkozy et que ce dernier lui accorda même une audience privée.
Il est donc également caractéristique de la manière d’Onfray de lancer des proclamations ou des projets libertaires en contournant tout débat avec le mouvement libertaire et en s’adressant à des personnalités qui, pour la plupart, ne sauraient recevoir l’aval d’anarchistes. Sarkozy a aussitôt repris sa proposition de transférer Camus au Panthéon, et il s’est décrit dans les médias comme un partisan de Camus en livrant ainsi son interprétation : Camus fut un vaillant porte-parole de la liberté démocratico-capitaliste, donc un représentant du statu quo régnant.
Pour entériner la décision du transfert, il fallait l’accord des enfants de Camus : les jumeaux Jean et Catherine, qui possèdent les droits de succession. Catherine reçut un courrier très fourni de lecteurs et de lectrices des romans de Camus qui approuvaient ce transfert et, après avoir longtemps hésité, elle se prononça en sa faveur (elle est aujourd’hui franchement heureuse qu’on n’en soit pas arrivé là). Néanmoins, quelques intellectuels et exégètes, issus de la gauche jusqu’aux libertaires, adoptèrent un point de vue opposé qu’ils soutinrent publiquement et qu’on ne pouvait déjà plus passer sous silence – il est pourtant douteux que ceci ait pu en fin de compte être décisif dans le veto que Jean opposa à ce transfert. En tout cas, ce dernier employa le même argument que les anarchistes. À savoir que Camus s’est avant tout défini dans les années d’après-guerre en tant qu’adversaire du nationalisme, et qu’il a par exemple activement soutenu des campagnes antinationalistes, telle celle de Garry Davis qui avait publiquement déchiré son passeport en 1948 à Paris pour se déclarer citoyen du monde ; il a donc fait valoir que Camus ne pouvait pas faire un bon héros national. Finalement, ce fut grâce au veto incontournable de Jean qu’échoua le plan Sarkozy-Onfray. Ce qui n’est déjà pas si mal du point de vue anarchiste.

Débats à propos de deux grandes expositions sur Camus et leur échec
On a pourtant vu mieux : l’apothéose et le clou de cette année de promotion de Marseille-Provence en capitale européenne de la culture avaient été planifiés en une grande exposition Camus à Aix-en-Provence. C’est au départ à Benjamin Stora que devait revenir cet extra, comme organisateur de cet événement ; cet historien reconnu de la guerre d’Algérie vient de l’Organisation communiste internationaliste (OCI), dite « lambertiste », qu’il n’a quittée qu’en 1986 4.
Son projet était de concevoir une exposition comportant cinq domaines, où un seul était dévolu au positionnement de Camus sur la guerre en Algérie. On en vint toutefois rapidement à discuter pour savoir si le centre de gravité de l’exposition reposerait quand même sur l’Algérie.
C’est alors qu’on aboutit à un inextricable lacis de décisions et d’intérêts contradictoires où s’entremêlaient divers protagonistes : la direction de la capitale de la culture de Marseille, la député-maire d’Aix, Maryse Joissains, et – encore lui – Michel Onfray. Or il faut d’abord savoir aussi que Benjamin Stora, en tant qu’historien qualifié, est évidemment irrécusable, mais qu’aujourd’hui, s’étant écarté du trotskisme, il ne fait pas mystère d’être publiquement proche du Parti socialiste et du gouvernement de Hollande. Il est bien certain, et la chose s’est plusieurs fois révélée, que cette affaire représente une épine dans le pied de la maire d’Aix. C’est ainsi qu’en 2012 Benjamin Stora a été démis de son poste de responsable de l’exposition sans motif – l’instigatrice en a été la première magistrate d’Aix, femme impossible et bête à manger du foin, qui a par exemple interdit en 2012 une semaine de commémoration pour le cinquantenaire de l’indépendance algérienne à l’initiative de groupements indépendants. Elle fut d’ailleurs soutenue par la direction de Marseille 2013.

Les intérêts des associations d’anciens combattants en Algérie et de l’OAS
Maryse Joissains appartient à cette partie de l’UMP qui est ouvertement favorable à une alliance gouvernementale avec le parti néofasciste de Marine Le Pen, le Front national.
Il est patent, en arrière-plan, que la base électorale de la maire est constituée d’anciennes familles de colons français en Algérie et de leur descendance, qui ont été rapatriés en 1962 au moment de l’indépendance, sont restés pleins de ressentiments à l’égard de leur patrie qui les a abandonnés ; et que l’on compte parmi eux d’influentes associations de vétérans de l’Organisation armée secrète (OAS) qui avaient, du 21 au 25 avril 1961, fomenté un putsch contre de Gaulle, puis perpétré – après que le putsch eut été étouffé – des attentats dirigés contre la politique gaullienne de décolonisation. Aux yeux de la maire et de sa base électorale, Stora était premièrement trop proche du PS, ensuite trop critique vis-à-vis de la politique brutale menée durant la guerre d’Algérie par l’armée française ; car la député-maire persiste publiquement, même aujourd’hui, à défendre la thèse qu’il ne s’agissait que d’une poignée d’insurgés et que l’histoire finirait par lui donner raison !
Mais alors voilà justement que le hasard voulut qu’à Aix ait lieu une présentation du livre d’Onfray sur Camus. Tout de go, la maire vint présider cette manifestation et convaincre sans barguigner Onfray de reprendre l’organisation de l’exposition Camus en lieu et place de Stora qui avait été viré ; ce à quoi consentit Onfray. Le tarif d’Onfray pour cette présentation d’une soirée à Aix fut de 2 000 euros, bien sûr réglés par Joissains.
Et voici Onfray en fâcheuse posture à plus d’un titre. D’une part pour s’être laissé persuader par Maryse Joissains alors qu’il connaissait sa position sur l’échiquier politique – et sans avoir le moins du monde consulté les courants libertaires, ni même Stora. Mais d’autre part aussi parce que les organisations réactionnaires des « pieds noirs » proches de l’OAS se prononcèrent publiquement en faveur d’Onfray contre Stora.
Jean-François Collin, ancien membre de l’OAS et président actuel de l’Adimad, situé à Aix, une association d’aide aux « anciens détenus de l’Algérie française » – c’est-à-dire, principalement, aux partisans de l’OAS –, estima alors que Stora « est vomi par la communauté des Français d’Algérie ».
À son avis, en revanche, Onfray serait « effectivement un réel progrès » 5. Onfray s’était acquis cette réputation entre autres pour avoir prétendu, lors d’un voyage qu’il avait récemment fait en Algérie, dans El Watan (quotidien algérien en français), que l’armée française n’avait plus commis de massacre en Algérie depuis 1945 (massacres de Sétif et Guelma) – et donc sans doute pas non plus pendant la guerre d’indépendance. Ça, c’est fort de la part d’un spécialiste de Camus 6 !
Simultanément, on assista à une nouvelle tempête d’indignation de journalistes et d’intellectuels à propos de la mise à l’écart de Stora, de sorte qu’Onfray, confronté à ce climat délétère, jeta l’éponge au bout de quelques semaines à peine et renonça à diriger l’exposition. Mais ce qui joua un rôle décisif dans l’affaire fut que, en raison de cette lutte de partis (un Stora proche du PS contre une Joissains à l’aile droite de l’UMP) qui a suivi la destitution de Stora, toutes les subventions de l’État (400 000 euros) furent supprimées par la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti. Et l’on sait que tous ces « cultureux » ne savent balancer leurs mirifiques projets que pour y flamber des subventions ; et qu’ils sont structurellement incapables d’organiser par eux-mêmes une telle exposition. C’en était donc fini de la bonne volonté d’Onfray sans subsides étatiques.

Un bon mot pour conclure
Lors d’un premier projet d’exposition, Onfray, qui venait d’être nommé commissaire, s’était aussitôt occupé de trouver une suite à donner, qu’il avait exposée à Joissains et que visiblement il voulait aussi accomplir avec elle ; et du coup il s’agissait de réaliser une Maison de l’anarchie à Aix, forteresse de la droite – il va de soi qu’une fois de plus ce projet, sans consulter les personnes agissant dans les milieux libertaires, s’adressait directement à une maire qui ne sait pas, premièrement, ce qu’est l’anarchie et, deuxièmement, s’attacherait à l’interdire si elle le savait 7.
En tout cas, pour finir, la maire d’Aix a financé seule, à la va-comme-je-te-pousse et à partir des fonds municipaux la petite exposition alibi qui s’est ouverte en octobre 2013 et se poursuit jusqu’à fin décembre – « Camus Citoyen du monde » –, qui a déjà été critiquée dans divers articles comme une initiative assez affligeante 8.

Amédée Pache








1. Voir Albert Camus, Écrits libertaires (1948-1960) rassemblés et présentés par Lou Marin, Éditions Égrégores & Indigènes, Marseille-Montpellier, 2e édition 2013 (1er tirage 2008).
2. Lou Marin, « Onfray contre les libertaires. Michel Onfray contre l’historiographie anarchiste dans son livre sur Albert Camus », Le Monde libertaire n° 1658 du 2-8 février 2912.
3. Lorsqu’il était lecteur chez Gallimard après guerre, Camus s’est chargé de lire et de publier pas moins de huit livres de Simone Weil, parmi lesquels ses écrits politiques et historiques. Voir à ce sujet le livre Simone Weil, L’Expérience de la vie et le travail de la pensée, sous la direction de Charles Jacquier, Sulliver, 1998.
4. Voir Benjamin Stora, La Dernière Génération d’Octobre, Hachette, Paris, 2003.
5. Pour les citations de Collin, voir Benjamin Stora, Camus brûlant, Stock, 2013, p. 28-29 ; voir aussi Macha Séry, « Albert Camus à Aix-en-Provence ; autopsie d’un gâchis », Le Monde du 8 octobre 2013.
6. Voir par exemple Catherine Simon, « Affaire Camus : Onfray quitte la “pétaudière” », Le Monde du 18 septembre 2012.
7. L’information sur le projet d’Onfray et Joissains d’une Maison de l’anarchie m’est parvenue par intermédiaire d’un membre de l’Uppa, l’université populaire des Pays d’Aix.
8. Voir la note 5, l’article de Macha Séry.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Thierry

le 20 décembre 2013
J'attendais un article sur Camus, une fois de plus je lis un article contre Onfray. Personnellement je trouve que nous autres anarchistes avons d'autres chats à fouetter qu'Onfray, d'autres philosophes dont je n'entends jamais parler dans le ML me semblent autrement plus nuisibles, Finkelkraut par exemple.
Curieux de s'acharner sur des amis plus ou moins proches et de ne jamais toucher à nos véritables ennemis .

Frédéric

le 21 décembre 2013
Ce numéro du Monde libertaire comporte plusieurs articles sur Albert Camus. Lisez donc le beau texte d'Arlette Grumo ("Une commune idée de la liberté"), il devrait vous satisfaire.
Je peux comprendre votre agacement à lire des textes dénonçant l'imposture Onfray. Il reste que, sur le sujet de cette exposition, Le Monde libertaire ne pouvait faire l'impasse d'une réaction et d'une analyse. D'autant qu'il permet de réinscrire Camus et sa pensée dans l'actualité, et de montrer combien ils suscitent encore des polémiques, entre tous ceux qui veulent tirer sa couverture à eux.

Thierry

le 22 décembre 2013
L'article d'Arlette Grumo est en effet très beau, comme toujours avec des textes de l'admirable revue A contretemps. On ne cherche pas à faire de Camus un anarchiste, mais, et j'en retiens cette expression magnifique dont je ne sais si elle doit être attribuée à Lou Marin ou Albert Camus, qui pourrait s'appliquer à tous les libertaires : " Compagnons de doutes."