Au mur, le vieux monde

mis en ligne le 7 novembre 2013
Je vous écris d’un pays du bout du monde, la gare Saint-Lazare, la plus ancienne des gares parisiennes. Dans un quartier à l’époque déjà en pleine effervescence constructive, elle a dû jouer des coudes entre la rue de Rome à l’ouest, la rue d’Amsterdam à l’est, la rue de Londres au Nord-Est, et au sud le percement de l’axe entre Saint-Augustin et la rue Lafayette, qui, devant la gare, prend le nom de rue Saint-Lazare (une portion de l’ancienne rue Saint-Lazare se tortille encore entre la place de La Trinité et la rue de Maubeuge).
Elle est composée de plusieurs bâtiments, pas tous contemporains, plus ou moins raccord ; à l’intérieur surtout. Pour qui y travaille, on apprend petit à petit les culs de sac, les passages entre tel et tel bâtiment à un étage seulement, les changements de niveau d’un bâtiment à l’autre, les raccourcis par certains escaliers donnant sur la salle des pas perdus ou sur un quai, etc. Et puis il y a la zone du trou noir. Une véritable Mer des Sargasses, un Triangle des Bermudes, un truc à vous faire devenir superstitieuse. Car là, on a beau se penser par rapport à tout ce que l’esprit de géométrie nous a appris à maîtriser, on perd ses repères, on s’égare, et on atterrit on ne sait pas où. Or la première fois où l’on se trompe, la mémoire garde à la fois le souvenir du chemin erroné et le souvenir de s’être trompée. De sorte que les fois suivantes, on ne sait plus, à chaque instinct qui vous pousse dans une direction, s’il obéit au souvenir du chemin erroné ou au souvenir de s’être trompé à cet endroit précis ; et à nouveau l’on s’égare. Ainsi, pendant les quatre années où j’y aurais travaillé, les quelques fois où j’ai eu à me rendre de l’autre côté de cette zone, me suis-je perdue à chaque fois ; la dernière exceptée.
Non sans plaisir à dire vrai. Car en discutant de cet endroit singulier avec des collègues choisis, il m’était apparu que nos errements d’âme damnée nous poussaient les uns et les autres en des finistères propres. Moi, j’atterrissais toujours dans de grandes salles aux lourdes boiseries sombres, façon salle de réception ou de conseil d’administration du siècle passé, manifestement inutilisées, dont les hautes fenêtres voilées de poussière donnaient Cour de Rome. Dans le grouillement propre aux gares et à Saint-Lazare en particulier – grouillement des usagers au dehors, des salariés au-dedans – ce gros morceau de vide, hors de portée des voix du bâtiment comme de la ville, qui semblait n’être que pour moi – je n’y ai jamais croisé personne, pas même une autre âme damnée – était assez exaltant. L’affirmation bourgeoise du statut du lieu s’estompait avec l’abandon dans lequel on le laissait, et remontaient de l’enfance des envies de cabanes cachées au fond de la forêt, de Peau d’âne chantante façon Jacques Demi, de « je suis là mais tu ne me trouveras pas », de Robinsonnades (après qu’il eût pris conscience de l’existence des tribus anthropophages peuplant les îles alentours), de repaire pirate ; de refuge enfin, au cœur même du système, d’où tout pourrait être repensé et reconstruit, différemment. Je me suis toujours accordée quelques minutes d’éternité dans ces lieux, avant de revenir en arrière, et, sans même savoir comment, finir par trouver le bureau que je cherchais.
Ce bureau, c’était celui qui nous établissait les billets « en service » lorsque nous avions un déplacement à faire dans le cadre de notre travail. Je ne sais pourquoi, ils l’avaient appelé Tivoli, comme la célèbre villa près de Rome aux riches jeux d’eau. C’est le seul service de la SNCF que j’ai connu qui n’ait pas eu pour nom un acronyme imprononçable, fait de lettres censées avoir un sens dans l’organisation de la Vieille Dame. Acronymes dont la valse est devenue incessante avec l’accélération des restructurations. Moi-même, sans changer fondamentalement de service ni de fonctions, j’ai dû porter les couleurs d’un JCO, puis d’un JPM qu’il est devenu urgent de rebaptiser JMP au bénéfice d’une mini-révolution de palais, puis d’un IDS qu’à nouveau les fausses nécessités du changement ont transformé en IDP (à bien distinguer, je vous prie, du service voisin DPI). Et lorsqu’au bénéfice d’un nouveau rattachement nous avons tenté de prendre nous-même l’initiative en invitant tout le monde à nous appeler FIDJI (qui respectait pourtant le code interne des lettres dans la logique acronymique), c’était une audace trop grande, que l’on a tôt fait de nous refuser en nous imposant un DFIJ totalement abscons.
Ne serait-il pas réjouissant, pourtant, de donner aux services des noms de lieux connus, invitant à composer la SNCF selon une géographie à la fois physique et rêveuse ? Et puis ça rendrait les organisations plus stables, car une fois appris cette Carte de Tendre d’un système avant tout technicien, aux milliers de toponymes, plus aucun cheminot ne voudrait la voir chambouler tous les quatre matins…
Quoi qu’il ne soit, un jour où je m’y étais prise un peu tard et où je ne pouvais attendre le retour de mes billets par le courrier interne, je suis allée voir la collègue du service général qui assurait le pointage des demandes et des retours, pour la prévenir que j’allais chercher mes billets directement à Tivoli. C’était une femme grande et solide, aux appuis sûrs, la tête bien campée sur de larges épaules, enveloppées d’une extrême gentillesse comme d’un châle ample et fluide. Je me hasardai donc à lui demander, à elle qui traversait régulièrement LA zone, si elle n’avait pas quelque secret de navigatrice à me livrer pour atteindre la destination sans se perdre. Avec un sourire entendu, elle me dit alors qu’après s’être perdue elle aussi, elle y avait mis bon ordre en balisant le parcours.
Ainsi me livra-t-elle l’endroit de tel couloir à partir duquel je devais regarder sur les murs de petits bouts de post-it d’une certaine couleur avec « Tivoli » discrètement inscrit, et une flèche. Et c’était vrai ! À partir du moment où l’on commençait à perdre ses repères, je vis le premier post-it, très discret, puis le second, puis le troisième. Aussi sûrement qu’un chemin de Grande Randonnée, le parcours était balisé à chaque bifurcation délicate, et j’arrivai à Tivoli sans encombre du premier coup ; pour la première fois.
Au retour, fascinée par cette appropriation personnelle des lieux, faite d’une intelligence toute concrète, je regardai en détail les murs, et j’y vis de multiples traces manifestement codées, qui m’apparurent comme autant de balisages de tous ces collègues qui, par la nécessité de leurs fonctions, avaient bien dû trouver le moyen de traverser la zone en évitant les dangers – ou les tentations ! — de l’errance. Car dans les sociétés hiérarchiques, si l’on peut excuser un capitaine qui perdrait un galion à peine baptisé, le simple marin à qui l’on confie la plus petite barque pour la corvée d’eau douce, en devient comptable presque sur sa paye ; et qu’il n’aille pas lambiner en route !
Cette Mer des Sargasses, ce Triangle des Bermudes, où le souvenir entretenu de mes premières erreurs me ramenait toujours vers le repaire du Flying Dutchman comme une âme damnée condamnée à ne jamais mourir, était en réalité un bras de mer, un estuaire, en delta, ou je ne sais quelle étendue lagunaire, sillonnée par des marins expérimentés, plus malins que le Malin, qui avaient su disposer le long de leurs passes et de leurs chenaux, des amers remarquables à leurs yeux mais discrets à ceux d’autrui. Formaient-ils une confrérie secrète ? Ou bien se contentaient-ils de se reconnaître dans un implicite lui-même codé ? Je ne sais. Car peu de temps après, mon service a déménagé le long d’une autre gare, dans un autre lieu, mais qui avait été restructuré par des gestionnaires immobiliers qui n’ont que faire de laisser dans les bâtiments des espaces improbables pour l’infini des rêves.
Aujourd’hui, la gare Saint-Lazare a été vendue aux marchands du temple. Des travaux pharaoniques l’ont éventrée au seul profit de la sacro-sainte consommation. La dernière fois que je me suis aventurée dedans, des travaux assourdissants emplissaient de bruit et de poussière les approches de ma Mer des Sargasses, de mon Triangle des Bermudes. Je n’ai pas osé partir à la recherche du repaire de mes errances, de peur de découvrir que les vaisseaux du Roi auront fini par arraisonner même le Flying Dutchman, et envoyer son équipage maudit faire de la PLV (promotion sur le lieu de vente) dans une trop probable zone commerciale.
Depuis lors cependant, dans la ville ou dans ses bâtiments, je ne peux m’empêcher de jeter des coups d’œil furtifs aux murs, espérant y trouver des traces de nos individualités par l’indication de leurs destinations, qui formeraient des chemins, des passes, des chenaux, pour un archipel à recomposer ensemble. Mais je n’y vois pour l’heure que revendications violentes de territoires, alternativement par les pubs et les tags, figures de la domination en positif/négatif l’une de l’autre ; sans rêveries.

Cettia Cetti
Groupe libertaire Louise-Michel