Socialiser tout le salaire : est-ce encore le salariat ?

mis en ligne le 25 septembre 2013
Dans un livre paru en 2012, Bernard Friot propose l’instauration d’un salaire universel financé par des cotisations à des caisses sociales prélevant l’ensemble du PIB. Ce salaire universel est attribué automatiquement à tous dès la majorité avec un premier niveau de qualification. Il est inconditionnel et dure toute la vie. La qualification est attribuée à la personne et non pas au travail ou au poste occupé. Elle est inaliénable. Friot envisage quatre niveaux de qualification allant de 1500 euros à 6000 euros net par mois. Le passage d’une qualification à une autre se fait au moyen d’épreuves qui ne sont pas liées à l’école. Les modalités de ses épreuves, la prise en compte des diplômes et de l’expérience, la composition des jurys sont à délibérer. À la différence du revenu inconditionnel de base, le salaire universel suppose la suppression de l’emploi et de son marché, c’est-à-dire la définition par le capital de ce qui possède une valeur ou non en termes d’activités. Les salariés ne sont plus obligés de vendre leur force de travail puisqu’ils touchent de toute façon un salaire.
La disparition de l’emploi conduit à l’anéantissement du chômage, du plein-emploi, du temps partiel et surtout de la notion d’employeur. Le salaire est distribué par les caisses sociales et non par l’entreprise. Celle-ci est désormais simplement composée de collectifs de qualifiés copropriétaires d’usage de l’outil de travail. L’entreprise embauche et pour ce faire doit être attractive en l’absence de marché du travail. Elle peut aussi licencier mais la personne concernée garde son salaire et sa qualification. La cotisation sur la valeur ajoutée comprend également une part attribuée à l’investissement. L’affectation de celui-ci est déterminée démocratiquement. Le salaire universel implique la suppression de la propriété lucrative, du crédit et de la notion de revenu. Seule subsiste, en plus du salaire universel, une épargne d’usage non ponctionnée sur le travail d’autrui mais indexée sur la hausse nominale du PIB auquel chacun participe.
Friot tient une terminologie très réfléchie dans laquelle le terme de salariat ne devrait pas être laissé aux mains du capital au nom de ce que les luttes passées ont permis de conquérir sur ce terrain. Le salariat a toujours constitué une source intolérable de subordination pour les anarchistes. Son abolition constitue un objectif historique du mouvement ouvrier. Un but aujourd’hui oublié mais qui a motivé les combats d’autrefois même si ceux-ci n’aboutissaient qu’à des aménagements. Mais Friot n’adhère pas au modèle de l’autogestion et de l’association libre des producteurs. Dans son projet, il ne remet pas en cause le pouvoir, la hiérarchie et la division des tâches dans la production. C’est donc bien aussi pour cela que le maintien du terme de salariat – au sens de subordination – est important pour lui.
Empreint d’économie marxiste, Friot semble penser qu’à partir du moment où la définition par le capital de la valeur sera supprimée l’essentiel sera fait. En un sens c’est exact car l’exploitation économique aura disparu. Mais le pouvoir subsistera au sein des collectifs de travail. Friot s’appuie sur le modèle de la fonction publique d’État. Mais quiconque est fonctionnaire sait bien que la mise hors marché n’implique pas forcément la coopération et n’empêche pas la volonté de dominer voire d’écraser autrui à travers la hiérarchie, l’organisation et le désir de pouvoir. Celui-ci n’est pas qu’une affaire économique. C’est toute l’histoire de la bureaucratie, de l’État et de l’élite managériale. Friot compare le salaire universel au suffrage universel. Or, si celui-ci est un progrès par rapport aux tyrannies, nous anarchistes savons à quel point il est aussi source de grandes illusions. Curieusement le projet de Friot n’est pas autre chose qu’une sorte d’abolition du salariat au nom même du salariat par la transmutation du terme en son sens contraire. Un salaire totalement socialisé, est-ce encore du salaire ? Mais s’il ne va pas au bout des choses, il est clair que son schéma est révolutionnaire et émancipateur ne serait-ce que par la complète inversion du rapport de forces qu’il nécessite. Ses propositions offrent un point d’appui important pour repartir à l’offensive et sortir des luttes de défense d’acquis dans lesquelles le mouvement social est enfermé. Ce d’autant plus que ce ne sont pas des élucubrations abstraites. Son modèle se base sur la résultante du rapport de force entre travail et capital depuis la naissance du mouvement ouvrier : cotisations, mutualisations, syndicats, caisses sociales, retraites socialisées, conventions collectives, fonction publique, etc. Le salaire universel n’est pas utopique : il est en partie déjà là. Mais sa réalisation, si elle est peut-être souhaitable, ne dispensera pas de se poser la question de la division des tâches, des hiérarchies et plus largement du pouvoir, et cela bien au-delà de la sphère économique.


Alexis
Groupe George-Orwell de la Fédération anarchiste



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Anonyme@anonyme

le 11 mai 2014
Friot propose en effet des idées intéressantes,
mais je suis assez sceptiques devant sa vision des "qualifications" comme ils les appellent. En effet il propose des "épreuves".
Premièrement: quelles épreuves? Cela est assez flou.
Je pense que le passage d'une qualification à une autre doit se faire selon les besoins de la personne (A chacun selon ses forces, à chacun selon ses moyens, pas vrai?).
Une personne âgée et/ou en mauvaise santé ne touchera pas le même revenu qu'un individu jeune et célibataire ou qu'une mère ou un père de famille nombreuse.
Ce revenu devrait être ajusté aux besoins, comme cela peut-être comparable avec les aides sociales.
Je suis en tout cas tout à fait d'accord avec l'auteur de cette article qui souligne le fait que l'abolition du salariat et du capitalisme ne veut pas dire que tout les problèmes seront résolu... Dans ce système, la tyrannie et la hiérarchie peuvent toujours exister.