Bons baisers d’une Turquie en révolte

mis en ligne le 13 juin 2013
1710ValereGezi Park et Taksim : épicentre politique
Le centre d’Istanbul subit une dynamique de gentrification accélérée, en particulier dans les quartiers anciens de la ville où habitaient les pauvres, les immigrés, les Kurdes et les Roms. La rénovation urbaine vise à nettoyer ces quartiers des populations susceptibles de faire fuir les touristes. Un nouveau centre-ville attirerait les investissements étrangers pour le transformer en centre financier et culturel. Les amis entrepreneurs de l’AKP, parti au pouvoir depuis onze ans, sont favorisés dans ces opérations de modernisation. Par exemple, le gendre de Erdogan s’est vu confié la rénovation du quartier central de Tarlabasi.
Gezi Park (« parc de la promenade » en turc) reste le seul îlot vert de la mégalopole, au sein du quartier de Taksim. Il doit être rasé afin de laisser place à la réplique d’anciennes casernes militaires de l’empire ottoman pour accueillir un centre culturel, un centre commercial et un musée de la ville. Une nouvelle mosquée devrait également y voir le jour. Quelques arbres ont été abattus illégalement fin mai. Défendre le Gezi Park est alors devenu un enjeu symbolique fort. Des contestataires pacifiques et écologistes dormaient dans des tentes sous les arbres. Un mouvement de soutien et de contestation s’est mis en place et s’est intensifié via les réseaux sociaux pour en promouvoir la conservation. D’autres projets mégalos sont prévus, comme la construction du plus important aéroport d’Europe (sorte de super-Notre-Dame-des-Landes), le chantier d’un troisième pont, passant au-dessus du Bosphore, relié à une nouvelle autoroute périphérique (85 000 hectares de forêts protégées menacés), d’autres centres commerciaux et la « plus grande » mosquée du monde sur la colline de Camlica surplombant la ville.

« Lorsque le pouvoir met en danger la vie, la vie devient résistance. »
La place Taksim incarne le rendez-vous emblématique des manifestations de la société civile et un haut lieu de mémoire. Le 1er mai 1977, une trentaine de manifestants y ont été tués sans que les circonstances ne soient encore élucidées. Depuis 2010, le défilé de la fête des travailleurs a été à nouveau autorisé. Cette année, il a été interdit en raison des travaux en cours. Des fortes tensions étaient déjà perceptibles, mais rien n’annonçait alors le soulèvement de masse du 31 mai 2013.

D’Istanbul à l’ensemble du pays : répression et propagation des révoltes
Au pouvoir depuis 2002, le gouvernement d’AKP, issu du mouvement islamiste de Mili Gorus (Vision nationale), a su marier les politiques néolibérales avec un conservatisme basé sur la religion et le nationalisme. Il s’est révélé rapidement être un gouvernement autoritaire et dictatorial. Il y a, actuellement, 10 000 prisonniers kurdes, parmi lesquels de nombreux élus, une trentaine de maires, des députés, des journalistes, des avocats… S’y ajoutent des syndicalistes, des étudiants et les opposants au pouvoir… Dernièrement, le gouvernement a interdit la consommation d’alcool dans la rue après une certaine heure, créant ainsi un énorme débat dans la société turque.
Le 31 mai, la police turque a lancé une attaque violente contre les manifestants paisibles de Gezi Park : gaz lacrymogènes en tirs tendus, canons à eau, incendie des tentes, balles de plastique… Dès lors, une mobilisation spontanée s’est créée dans le quartier et les conflits se sont étendus dans d’autres quartiers de la ville. Ainsi, plus de 50 000 personnes étaient dans les rues et la police turque a redoublé de violence et a sévèrement réprimé ces contestations. L’accumulation de colère contre les privations des libertés de la presse, d’expression, syndicales, politiques, sexuelles et des droits de minorités ethniques et religieuses a pris la forme de révoltes qui se sont généralisées à l’échelle du pays. La terreur d’État et les violences policières sont la règle.
La riposte ne s’est pas fait attendre. Depuis le 1er juin, la protestation se propage dans toute la Turquie sans faiblir. Les gens sont descendus dans les rues d’Ankara, Izmir, Eskisehir, Sakarya, Isparta et de nombreuses autres villes. Dans Istanbul, les postes de police ont été attaqués. Les anarchistes ont affronté les groupes fascistes. Des milliers de personnes ont traversé à pied et de nuit le pont du Bosphore, pendant que la police essayait d’empêcher les émeutes de la rive asiatique ne rejoignent celles de la rive européenne. Des centaines de milliers de manifestants se sont battus, déplaçant les barricades pour virer la police, réoccuper Taksim et Gezi Park, et résister. Le gouvernement a bloqué les entrées de la place Taksim et la violence de la police a atteint des sommets. Il y a eu plus de 230 manifestations dans presque 70 villes en une semaine. Le 6 juin, le bilan est très lourd : deux manifestants tués et un policier décédé (mort suite aux blessures dues à une chute d’un pont en poursuivant des manifestants), 4 355 personnes blessées en une semaine, dont 47 très grièvement, a déclaré jeudi le Syndicat des médecins turcs. Après plus de quatre jours de révolte à Istanbul, on comptait déjà plus de 1 700 arrestations dans le pays. La majeure partie a été libérée.
Les femmes résistent aux côtés des autres opprimés. Elles ont de nombreux griefs contre le Premier ministre, Tayyip Erdogan, et ses sbires : la promotion du lynchage des femmes par les hommes, la tolérance de l’assassinat de femmes par des hommes (loi sur les « provocations injustifiées »), l’absence de lieux d’accueil pour permettre aux femmes d’échapper à la violence domestique des hommes, la stigmatisation des femmes violées et harcelées (jugées immorales et non chastes), la pression sur les femmes violées pour qu’elles accouchent des enfants issus de ces viols, l’assimilation de l’avortement au meurtre, l’absence de crèches mais l’obligation de donner naissance à au moins trois enfants, la condamnation à la pauvreté, au travail précaire, aux emplois incertains et à vivre dans des conditions proches de l’esclavage, la définition du travail domestique comme devoir des femmes, l’acharnement sur les femmes et les familles qui vivent de manière indépendante des hommes. Le collectif des féministes turques appelle toutes les femmes à descendre dans la rue et à se rebeller pour leur libération afin de ne plus subir l’oppression et l’exploitation des hommes.
La solidarité se met en œuvre dans les rues : les petits magasins, les maisons et universités, toutes les pharmacies ont ouvert leurs portes aux manifestants. La Chambre des architectes et les bureaux d’ingénieurs turcs sont transformés en hôpitaux avec des médecins et des infirmiers bénévoles. La Confédération des syndicats du secteur public (Kesk), qui a appelé mardi 4 juin à un arrêt de travail de deux jours par solidarité avec les manifestants, devait être rejointe mercredi 5 juin par la Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires (Disk), qui revendique 420 000 membres. Des rassemblements de solidarité ont eu lieu partout dans le monde, à travers l’Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Espagne, en France, en Grèce, à Chypre, à New York, à Buenos Aires… Les Anonymous ont piraté les sites du parti au pouvoir, de la police d’Istanbul, de la municipalité d’Ankara et de nombreux autres organismes gouvernementaux.

Facteurs spécifiques à cette lutte : lignes de faille
Les médias turcs, qui sont directement contrôlés ou ont des liaisons politiques et économiques avec le gouvernement, refusent de traiter des incidents, et les agences de presse turques ont bloqué la diffusion de l’information sur les événements concernant le parc de Gezi. Le jeu cynique de la manipulation médiatique s’oppère également sur le nombre de blessés en minorant celui des manifestants et en majorant celui des policiers. C’est à juste titre que les manifestants scandent : « On ne veut pas d’une presse soumise ! »
Ce 4 juin, lors d’une conférence de presse, Bülent Arinç, vice-Premier ministre et porte-parole du gouvernement, a présenté ses excuses aux manifestants blessés. Il ne suffira pas d’un appel au calme ou de maigres excuses pour que les révoltes prennent fin. Le gouvernement doit garantir a minima « le respect des libertés collectives et individuelles, et en particulier les libertés d’opinion et d’expression. La liberté de réunion et de manifestation doit être assurée ». Les partis d’opposition (en particulier les kémalistes) font leur possible pour récupérer ce qu’ils peuvent de la dynamique actuelle. Ils surfent sur la vague de politisation dans l’espoir de reprendre un jour le pouvoir à leur compte. Par ailleurs, le gouvernement et les médias jouent de leur collusion pour stigmatiser les radicaux, les anarchistes, les potentiels « terroristes » prenant part à la lutte et pour marginaliser les contestataires alors qu’il s’agit d’une des révoltes les plus massives dans l’histoire du pays.
« Le mouvement de Taksim ne s’inscrit pas dans les schémas politiques traditionnels car il rassemble des courants très différents ; activistes d’extrême gauche, écologistes, syndicalistes, communauté LGBT, minorités ethniques, militants associatifs, supporteurs du club de football de Be Ikta et habitants des différents quartiers d’Istanbul. […] Sur les mêmes places se retrouvent révolutionnaires, libertaires, républicains, nationalistes, Kurdes, Arméniens… La place de plus en plus importante occupée par les nationalistes et la vacance du pouvoir laissent craindre une résolution politique brutale (l’histoire de la Turquie connaît de nombreux coups d’État). »
Le ras-le-bol de la dérive autoritaire d’Erdogan, de la politique islamocapitaliste et du gouvernement en place a représenté une excellente opportunité pour fédérer le mouvement afin de résister. Espérons que la soif d’émancipation des individus, des groupes et, qui sait ?, de la Turquie dans son ensemble permette de dépasser le cadre sclérosé de la démocratie représentative. Le défi est de taille, mais il vaut le coup d’être tenté.