La Commune de Paris face à la Banque de France

mis en ligne le 9 mai 2013
En revendiquant l’autonomie de la ville de Paris et la fédération des communes de France, la Commune de 1871 ne désirait pas se substituer à un gouvernement « de capitulation ». Sans prétention politique à gouverner, mais avec une certaine légitimité démocratique, ce choix annonçait une Révolution sociale et non un coup d’État. Dès lors, le légalisme républicain des « gambettistes » est à l’opposé du légalisme révolutionnaire des communalistes. Pourtant, le malentendu est encore entretenu dans l’esprit des commentateurs entre une volonté fédéraliste antiautoritaire et le légalisme réactionnaire des politiciens.

Confusions
Cette confusion se remarque notamment lorsqu’il s’agit d’analyser l’attitude adoptée par la Commune de Paris face à la Banque de France. Les communards auraient eu du respect pour les institutions républicaines au point de se prosterner devant la Banque. Ces socialistes, ignorant le marxisme, auraient eu peur d’ébranler le Temple du capitalisme. L’image de la Commune paralysée devant l’argent sacré est donc communément admise, et les historiens vont jusqu’à dénoncer les coupables d’une attitude fautive vis-à-vis de la finance. Or, les accusations procèdent par de curieux raccourcis idéologique et historique qu’il convient de discuter. Georges Bourgin écrit : « Obsédés par un complexe de probité, figés, en quelque sorte, dans un respect de petites gens à l’égard de la Banque, ni Beslay, ni Jourde, ni Varlin […] n’ont osé ébranler cette forteresse de la finance. » D’autres iront jusqu’à accuser les proudhoniens de trahison à ce propos, et c’est Beslay qui sera la victime favorite de ces calomnies. Georges Soria écrit : « Si Jourde et Varlin furent, dans toute cette affaire, candides, naïfs, tourmentés de scrupules, Beslay lui, semble avoir joué un rôle assez étrange », et Jacques Rougerie insiste : « L’un a presque trahi – le vieux proudhonien Charles Beslay – qui, pour avoir protégé la Banque de France pendant la Commune, reçut un sauf-conduit du gouvernement pour la Suisse, et plus tard bénéficia d’un non-lieu. » Pour Bruhat, Dautry et Tersen : « Ce vieillard hésitant, empêtré de scrupules juridiques, mit son point d’honneur à protéger la Banque contre les radicaux, qui avaient voulu la nationaliser purement et simplement. » Pour Lissagaray : « La forteresse capitaliste n’avait pas à Versailles de défenseurs plus acharnés. » L’affaire semble donc entendue et les historiens sont presque tous d’accord : « Une fois légalisé, écrit Bernard Noël, le Conseil de la Commune n’en continue pas moins à faire du légalisme, notamment en respectant la Banque de France » et ce fait « stérilisera l’esprit révolutionnaire de la Commune et compte parmi les causes de son échec ». Bernard Noël reprend ici l’idée que Gustave Lefrançais avait lui-même fini par accepter : la passivité défaillante des communards face à la banque. Or, Lefrançais comme beaucoup d’autres, jusqu’aux rédacteurs de l’Encyclopédie anarchiste, se sont visiblement laissés abuser par l’idée que Lissagaray avait avancée après coup d’une occupation de la Banque de France. Selon Éric Cavaterra qui a consacré une profonde étude à La Banque de France et la Commune de Paris, c’est Marx qui influença Lissagaray. Mais, Cavaterra réhabilite Beslay, accusé sans fondements de trahison ou d’incompétence : « Au milieu de ce brouhaha et de ces invectives, écrit-il, une voix reste ignorée : celle de Beslay. Il est saisissant de voir à quel point on a fait fi de sa version des faits, comment on a entamé le procès en bâillonnant la défense. Beaucoup d’historiens n’ont eux-mêmes pas échappé à cette étrange surdité. Comme si celui qui scanda, en fin de compte, “je n’ai fait que mettre en œuvre ce pourquoi j’étais délégué, je n’ai fait que, à peu de choses près, me conformer à la volonté de la Commune”, restait une voix dérangeante. »
Un fait démontre parfaitement que le conseil communal avait pris la responsabilité que les historiens marxistes voudraient faire reposer sur le seul Beslay. Lorsque le 12 mai, un bataillon de fédérés investissait les locaux de la Banque de France, la protestation du délégué fut suivie d’une demande de démission qui lui fut refusée. Gustave Lefrançais fera dans ce sens une mise au point avec Beslay, en avril 1876 en écrivant : « Il ne serait pas juste que le citoyen Ch. Beslay en fût seul rendu responsable, alors que cette défaillance est imputable à tous les membres de la Commune sans exception. » Par conséquent, la Commune, comme l’indique Lefrançais, et comme l’a fort bien démontré Cavaterra, était solidaire de son délégué en l’invitant à reprendre son poste.

Un débat idéologique sous-jacent
En réalité, il faut le dire nettement, cette affaire de Banque cache un débat idéologique sous-jacent, plus politique que technique qui échappe aux commentateurs de l’événement. Le choix tactique, fait a posteriori, d’occuper la Banque pour l’utiliser comme otage posait problème, comme Maurice Choury l’a très honnêtement et très simplement souligné, en écrivant : « La commune de Paris n’est pas un gouvernement central de la France, c’est l’assemblée qui régit la capitale, la première commune de France. Dans ces conditions, la Commune de Paris ne se reconnaît pas le droit de disposer de la Banque de France. » C’est ainsi que Benoît Malon raconte par ailleurs comment la Commission des finances refusa vers le 10 mai l’offre de 50 millions d’une compagnie anglaise, pour disposer de certains tableaux : « La Commission des finances, écrit-il, ne se reconnaissant pas le droit de disposer des objets appartenant à la nation au profit de la seule ville de Paris, refusa net. » Il est parfaitement clair, ici, que le respect des biens nationaux, dont la Commune était devenue par la force des événements dépositaire, témoigne d’une position politique cohérente, en particulier avec les appels révolutionnaires adressés à la province. Pourtant, malgré les explications techniques et financières de Beslay, en partie confirmées par le travail de recherche de Cavaterra, à propos des fonds réellement disponibles à Paris, l’idée tactique d’une occupation militaire de la Banque comme otage est finalement acceptée par lui aussi, car s’il prend bien en compte la parole de Beslay il semble négliger ses motivations politiques. Ainsi, par exemple, en résumant ses idées, visant la réconciliation du Capital et du Travail, il tend à ramener la forme participative du réformisme coopératif qu’il attribue au vieux militant, au « projet proudhonien ». On est, selon sa formule, en plein dans l’idée chère à Proudhon ! Or le mutuellisme proudhonien est à l’opposé d’une telle conception. L’arrangement entre patrons et ouvriers n’a de sens que dans l’inversion du rapport travail capital, aussi la liquidation sociale a pour le communard, comme pour Proudhon, une signification révolutionnaire et non cogestionnaire ou paritaire, comme on semble toujours l’indiquer à tort et souvent avec mauvaise foi.

Une option profondément libertaire
Aussi quand Beslay avouait dans une lettre publiée dans le Figaro du 13 mars 1873 : « Je suis allé à la Banque avec l’intention de la mettre à l’abri de toute violence du parti exagéré de la Commune », ce n’était pas avec un esprit modérateur ou protecteur, comme lui-même aura parfois exagérément tendance à le dire (voir la discussion avec Lefrançais), mais bien avec des convictions libertaires. Paris libre devait adopter une attitude crédible et cohérente, vis-à-vis de l’Église, de l’État et du capital, et Beslay refusait, en toute logique, l’idée d’un « coup d’État financier ». Il eut l’occasion de le montrer en proposant une solution à la question des échéances dont Charles Longuet soulignait dans le Journal officiel de la Commune le point important : « Ce résultat est acquis par une création originale de la spontanéité commerciale, en dehors du patronage dangereux de la Banque de France. » Longuet concluait par ailleurs, qu’il y a « dans le projet du citoyen Beslay et la solution particulière immédiate que réclament les circonstances, le germe fécond d’une solution future plus générale. » Beslay avait une vision plus travailliste que capitaliste : « Je crois enfin, question capitale, que les deux termes fondamentaux de l’organisation sociale actuelle, le capitalisme et le travail, sont appliqués de telle sorte que le travail est la victime du capital et que le problème le plus considérable de la Révolution qui se prépare sera la réalisation du principe, si clairement et si énergiquement posé par Proudhon : “Qu’est-ce que le travail ? Rien ! Que doit-il être ? Tout.” »
L’idée d’un socialisme libéral (on dit aujourd’hui libertaire), doit donc être prise en considération, car Beslay avait clairement envisagé de développer une Banque d’échange, qui ne se substituait pas directement à la Banque nationale (rappelons à ce propos que Proudhon avait raisonné en 1848, à partir d’une révolution nationale, et non communale, comme celle qui se déroulait alors à Paris). Cavaterra n’insiste pas suffisamment sur les projets de Beslay, et ne perçoit pas le mutuellisme proudhonien d’un point de vue révolutionnaire. Or, la pression autoritaire des jacobins et des blanquistes contribuait à exercer une menace sur l’ensemble de la Révolution communaliste, et la mainmise sur la Banque aurait contraint la Commune à opter pour la voie autoritaire. Beslay devenant gouverneur, l’occupation du temple de la finance aurait été, quoi qu’on dise, une nationalisation. Comment la province, et comment surtout les Prussiens auraient interprété cela ?
« L’alternative de la conservation ou de la destruction de la Banque de France n’a jamais été posée par la Commune », écrivait Beslay, montrant que la question révolutionnaire dépassait les limites d’une simple occupation de la Banque. N’est-ce pas une des grandes démonstrations de la Commune qui, au-delà de son échec historique, aurait voulu initier un mouvement structuro-anarchiste à l’écart du Temple capitaliste et de l’État. Le fameux « légalisme » ne tiendrait-il pas, ici, essentiellement à la nature fédéraliste de la Révolution communaliste qui avait refusé les solutions politiques du passé, celles-là mêmes qui entraînent encore aujourd’hui les révolutions dans la réaction autoritaire des pseudo-radicalismes révolutionnaires ? Beslay n’avait-il pas raison de dire en 1877 dans son « testament politique » : « Il est temps de voir enfin, à fond, ce qu’il y a sous ces mots : “Révolution, parti révolutionnaire”. »

Claude Fréjaville