L’obsolescence du capitalisme

mis en ligne le 9 mai 2013
À l’initiative du groupe écologiste, le Sénat vient d’entamer un débat sur l’obsolescence programmée, cette stratégie économique qui vise à raccourcir la durée de vie des produits de consommation. Las de constater le gaspillage engendré (!?!), Jean-Vincent Placé souhaite inscrire dans la loi le délit d’obsolescence programmée afin d’assurer au consommateur le droit d’utiliser des produits fiables, réparables et durables. Il envisage également d’étendre les durées de garanties de deux à cinq ans pour inciter les fabricants à concevoir des appareils qui durent plus longtemps, et rendre obligatoire la mise à disposition des pièces détachées pendant dix ans.

Mythe ou réalité ?
Si certains défenseurs inconditionnels du marché sont rapidement montés au créneau, jouant la vertu outragée, pour dénoncer une « thèse conspirationniste », un « mythe », la grande majorité des industriels, peu à l’aise dans leurs baskets, s’abstiennent de commenter ces mesures. Il sera toujours temps de recourir au lobbying si la menace se confirmait !
Pour Ph. Frémeaux, d’Alternatives économiques, l’idée même d’obsolescence programmée apparaîtrait comme une insulte au travail des millions d’ingénieurs, techniciens et ouvriers qui s’efforcent chaque jour d’atteindre le zéro défaut, la qualité totale ! Alors que c’est précisément le recours à l’obsolescence qui constitue un total mépris du travail humain. Pour d’autres, il s’agit d’un moyen efficace de lutte contre le chômage ! Pour d’autres encore, une durabilité trop longue priverait le consommateur des progrès récents ! Les plus mauvaises causes ont toujours les meilleures raisons.
Alors qu’en est-il exactement ? On peut distinguer globalement deux cas : un aspect purement technique provoqué sciemment par le fabricant en introduisant une fragilité, une limitation technique, l’impossibilité de réparer ou la non-compatibilité du produit, et aussi une dimension psychologique, subjective, instrumentalisée par le phénomène de mode (le qualificatif « programmée » se justifie dans la mesure où il y a bien tentative de manipulation du consommateur).
Un simple rappel historique s’avère édifiant. Notons d’abord que l’échange marchand a toujours plus ou moins utilisé ce qu’on a appelé l’adultération des produits, c’est-à-dire une forme de tricherie sur la qualité ou la quantité pour abaisser les coûts. Dès 1928, on pouvait lire dans une revue spécialisée, « un produit qui ne s’use pas est une tragédie pour les affaires » ! L’origine de l’expression (planned obsolescence en anglais) remonterait à un Américain courtier en immobilier, B. London, lequel faisait le constat, en 1932, que sous l’effet de la crise économique, les Américains s’étaient mis à conserver leurs biens (vêtements, radios, pneus…) plus longtemps que ne l’avaient prévu les statisticiens ! Un peu plus tard, au milieu des années 1950, le designer industriel B. Stevens souhaite non pas faire des produits de mauvaise qualité, mais les renouveler tous les ans via la mode. Il produit ainsi de nombreux objets (de l’aspirateur à la voiture) dont les modèles sont sans cesse renouvelés. Il faut, écrivait-il, « inculquer à l’acheteur le désir de posséder quelque chose d’un peu plus récent, un peu meilleur et un peu plus tôt que ce qui est nécessaire ». Ces propos font écho, à la même période, à ceux de V. Lebow, spécialiste américain du marketing : « Notre économie remarquablement productive veut que nous fassions de la consommation notre mode de vie, que nous transformions l’achat et l’utilisation de biens et services en rituels. Il nous faut consommer, user, remplacer et rejeter à un rythme toujours croissant. » Le délire – et non pas le rêve – américain était désormais placé sur orbite !
Depuis environ trois-quarts de siècle, les exemples n’ont cessé de se multiplier. À commencer par les fameuses ampoules électriques, conçues pour tenir au minimum 2 500 heures, et dont les fabricants, confrontés à la chute des ventes, ont limité la durée à 1 000 heures. Ce sont ensuite, dans les années 1940, les bas nylon de Du Pont de Nemours qui, après quelques manipulations chimiques, se mettent à filer plus vite. Aujourd’hui, c’est une puce qui bloque les imprimantes Epson à 18 000 copies. Les sophistications apportées multiplient les pannes ; or seuls 44 % des appareils qui tombent en panne sont réparés. Les pièces détachées sont peu disponibles et hors de prix. Des produits sont indémontables, incompatibles. Notamment avec le développement du plastique, le jetable explose. Même les dates limites de consommation se justifient plus par les nécessités du commerce que par les précautions d’ordre sanitaire. Le document Prêt à jeter diffusé sur Arte répertorie quelques-uns de ces « sabotages » organisés. Le numérique, notamment, offre des possibilités infinies : quatre générations d’iPad en deux ans, six d’iPhone en cinq ans. Un ordinateur était utilisé onze ans en 1985, contre trois aujourd’hui. Les témoignages ne sont pas rares d’anciens ingénieurs exprimant la demande ambiguë de leurs supérieurs hiérarchiques, à la fois d’une production suffisamment fiable pour fidéliser le client, mais pas trop afin de permettre le renouvellement !
Et pendant ce temps, l’ampoule la plus vieille du monde éclaire toujours en Californie depuis… 1901 ! La finalité est donc bien de limiter le cycle de vie d’un produit, d’augmenter le taux de remplacement des biens matériels, de stimuler les gains de productivité, de maximiser les profits, et non d’assurer l’émancipation de l’homme, ou même seulement son bien-être. Un homme d’affaires digne de ce nom n’a nullement à se préoccuper des conséquences humaines, sociales, morales, culturelles, écologiques de ses décisions. Rappelons seulement que les critiques pertinentes sur ce sujet ne datent pas d’aujourd’hui, voire entre autres, L’art du gaspillage de Vance Packard (1962) et L’ère de l’opulence de J.-K. Galbraith (1961).

De lourdes conséquences
On peut imputer à l’obsolescence programmée de graves répercussions écologiques et sociales. Sur le plan social, parce que ces dépenses quasiment contraintes érodent singulièrement le pouvoir d’achat des ménages, aggravant la précarité, fragilisant les plus vulnérables (il suffit de connaître les taux d’endettement de nombreuses familles). Pour la dimension écologique, parce que ce phénomène contribue à un gaspillage d’énergie et à l’épuisement progressif de nombreuses matières premières (selon l’OCDE, qui n’a pas encore opté pour la décroissance, avec un taux de croissance annuel de 2 %, les réserves de cuivre, plomb, nickel, argent, étain et zinc ne dépasseraient pas trente années). Préoccupation à laquelle il convient d’ajouter la guerre autour des métaux rares.
Par ailleurs, l’accumulation des déchets due à cette surconsommation imposée affecte à la fois l’homme et les différents milieux de vie (600 kg de déchets sont jetés par personne et par an en France, dont 20 kg de déchets électroniques ; ces derniers, très toxiques – mercure, arsenic, plomb – ayant été multipliés par six depuis les années 1990). Ce qui est d’autant plus scandaleux que les pays de grande consommation exportent en masse leurs déchets vers les zones géographiques où le stockage et le recyclage sont négociables à moindre coût (Afrique, Asie), avec un double effet : sur la qualité de l’air, de l’eau, de l’alimentation, et donc sur la santé des populations.

L’obsolescence du capitalisme
L’intervention de J.-V. Placé au Sénat utilise habilement le flou artistique. Nous serions entrés dans « un monde de la rareté » ; il faut donc impérativement apprendre à gérer des « ressources finies » et à les partager. Nous connaîtrions même un « déclin de civilisation ». L’obsolescence programmée serait « l’illustration parfaite du modèle économique insoutenable », une « dérive de la société de consommation », une « aberration, une impasse qui nous emmène droit dans le mur ». Il conviendrait de « faire avancer le débat vers les alternatives possibles » pour finir par… sanctionner les pratiques malhonnêtes de certains fabricants. Un tel discours s’appelle clairement du foutage de gueule. Il fait penser à un dessin caricatural où l’on voit un délégué du personnel faire irruption dans le bureau d’un patron et s’exclamer : « Les salaires sont insuffisants, les conditions de travail sont déplorables, et la photocopieuse est en panne. » Et le boss de répondre, placidement : « Je m’occupe tout de suite de la
photocopieuse » !
Faudrait-il croire qu’il suffirait de briguer quelques strapontins pour renverser le capitalisme ? On connaît l’hypocrisie des Verts : prétendument à la fois dans la rue et aux urnes… mais surtout aux urnes ! Faudrait-il compter sur la gérontocratie du Sénat pour saper une société fondée sur les outrances, les excès, la surenchère, le gigantisme, sur l’accumulation et la destruction de marchandises, où le bonheur, ou plutôt son illusion, se mesure à l’aune de la seule croissance ?
Suffirait-il d’humaniser, de moraliser un système érigé sur le court terme de la rentabilité, de l’investissement, et donc incapable de prendre en compte le très long terme de l’évolution des écosystèmes et du climat ? Suffirait-il de quelques lois pour nous rendre nos facultés créatrices et les moyens de subsistance, pour qu’une vie fade et un ennui mortel se transforment en un quotidien enthousiasmant, pour régénérer le lien social et les solidarités ? Ce n’est pas seulement l’obsolescence programmée qui est une impasse, mais le capitalisme lui-même ! L’obsolescence n’est qu’un outil forgé par les milieux d’affaires au même titre que la publicité (deuxième budget mondial après l’armement), le crédit à la consommation ou la vente forcée. Et c’est précisément parce que le capitalisme et son allié l’État détruisent, en les dressant l’un contre l’autre, l’homme et la nature, que la solution ne peut passer ni par le capitalisme ni par l’État.
Sans s’appesantir sur un prétendu âge d’or, le règne de la technoscience et du marché a effectivement provoqué la perte de certaines valeurs (intégrité, loyauté, sens de l’épargne et de la mesure…), exacerbé le désir de posséder, érigé le gaspillage au rang de devoir civique. L’économie d’accumulation, de prédation a instauré le culte de l’éphémère, la tyrannie de l’instantané, de la jouissance immédiate… et détruit conséquemment la capacité de s’émerveiller.
Si le projet de l’humanité est de prolonger son aventure, il est impératif de changer radicalement ses modes de penser, de produire, de consommer, de limiter ses besoins, de gérer de manière économe les ressources, renouvelables ou non, et de généraliser l’usage partagé des biens afin de réduire l’empreinte écologique. Si l’on ne parvient pas à se débarrasser de cette arme de destruction massive qu’est l’hyperconsumérisme étatico-capitaliste, c’est l’obsolescence de l’homme qui sera bientôt programmée (Günther Anders).