Les guerres de l’eau du Mexique

mis en ligne le 12 juillet 2012
« Au début du IIIe millénaire, au moins une personne sur trois au monde subit des difficultés liées au problème de l’eau. Cette personne est plus souvent une femme qu’un homme 2. »
Voilà les propos de Michel Camdessus qui fut directeur général du Fonds monétaire international (FMI) de 1987 à 2000 : une confession tardive devant l’échec de la privatisation des ressources aquifères mondiales, que Camdessus avait lui-même imposé quand il dirigeait cette institution.
Aujourd’hui, nombreuses sont les voix annonçant une prochaine généralisation des guerres internes et des conflits géopolitiques à cause de l’eau. De même que le xxe siècle fut dominé par les guerres du pétrole, celles du xxie siècle auront pour cause l’eau, affirme la scientifique indienne Vandana Shiva 3.
Quelle est la situation au Mexique ? Comme la Chine, Israël, l’Inde la Bolivie et les États-Unis, le Mexique se retrouve parmi les nombreux pays qui, d’après toutes les prévisions, vont subir – s’ils ne subissent déjà – de graves problèmes dans ce domaine.
À l’été 2004, les principales stations de radio initiaient une agressive campagne publicitaire (aux frais des contribuables) qui, après avoir informé de la raréfaction imminente et généralisée de l’eau, se terminait en rassurant les auditeurs par le message suivant : « Au Sénat de la République nous adoptons une loi qui garantit la qualité et le bon usage de l’eau. Que l’eau soit pour tous, que l’eau soit pour toujours. »
Face au grave problème qui se profile à l’horizon, l’idée se propage que les pouvoirs publics, et concrètement le pouvoir législatif, veillent sur les intérêts des citoyens. L’intention est louable ; mais cela correspond-il à la vérité ?

De l’eau pour tous ?
Le Mexique est un pays d’une superficie d’environ 2 millions de kilomètres carrés ; 52 % sont arides ou semi-arides, 13 % tropicaux secs, 20 % tempérés et 15 % tropicaux humides ; la topographie est très accidentée, le territoire est composé à 64 % de régions montagneuses et seulement 36 % présentent des pentes de moins de 10 %. L’altitude varie du niveau de la mer à plus de 5 000 mètres 4.
Le pays reçoit une moyenne de 772 millimètres de pluie par an ; 73 % s’évaporent et le reste s’écoule par les fleuves, les ruisseaux ou les nappes phréatiques. La disponibilité par habitant est de 56 mètres cubes environ (ce qui correspond à 153 litres par jour), ce qui ne place pas le Mexique parmi les pays où les ressources en eau sont abondantes et faciles d’accès, mais pas non plus parmi les plus défavorisés.
Le problème principal réside dans l’irrégularité du régime des pluies, dans l’accès à l’eau ainsi que dans sa qualité. Les pluies se concentrent sur quatre mois de l’année seulement, et la répartition territoriale est extrêmement disparate : tandis que les régions du nord et du centre (où vit la majorité de la population) en reçoivent à peine 32 %, les 68 % restant se concentrent dans les régions tropicales du sud-est.
Historiquement, les activités et établissements humains [aménagement du territoire. NdT] se sont réalisés dans les zones où l’eau se fait rare, ainsi dans une aire où l’on capte 20 % des précipitations, nous avons 76 % de la population, 90 % de l’irrigation, 70 % de l’industrie ce qui génère 77 % du produit intérieur brut (PIB).
À ces contrastes régionaux et climatiques extrêmes, il faut ajouter de grandes inégalités concernant l’accès à cette ressource vitale, qui évidemment obéit à des raisons socio-économiques et non naturelles.
Comme en Égypte et en Chine, l’utilisation de l’eau au Mexique se concentre principalement dans le secteur agricole (83 %), et on remarque concernant sa distribution, la persistance de pratiques imposées par les caciques [notable. NdT]. L’usage public urbain est de 12 % et l’usage industriel de 5 % seulement. Il est utile de savoir qu’un pays comme la France, ayant la même disponibilité d’eau par habitant, destine à l’industrie la majeure partie de ses ressources hydrauliques.
Selon les chiffres officiels, pour l’année 2000 si 87,8 % de la population du pays a l’eau potable à domicile, moins de 70 % de la population indigène est approvisionnée par cinq organismes fédéraux (Chiapas, Guerrero, Oaxaca, Veracruz et Yucatán). De plus, tandis que la population des villes atteint en moyenne une couverture de presque 95 %, celle-ci n’atteint pas 68 % en milieu rural 5. Dans ce dernier 25 % des jeunes de 18 à 25 ans continuent d’aller chercher l’eau par eux-mêmes : au Mexique l’eau coule vers les riches 6.

Créer la pénurie
À partir des années 1980, l’État cesse d’assumer le rôle ordonnateur et directeur du développement social, se limitant à être garant de la viabilité du marché. Devant le retrait du secteur public, le problème de l’eau apparaît comme une étape de la stratégie qui vise à incorporer les abondantes ressources naturelles du pays, aux mécanismes de l’accumulation capitaliste.
En accord avec les impératifs néolibéraux en vogue, il était nécessaire de désarticuler les derniers vestiges de tout tissu social communautaire. Peu importent les traditions millénaires du pays dans le cadre, précisément, de la gestion communautaire de l’eau. Certaines, comme les jardins flottants ou chinampas de Xochimilco, et les « confréries de l’eau » de Tehuacán existaient toujours et faisaient l’objet d’admiration au niveau international.
Les agences gouvernementales commencèrent à propager une culture de la « pénurie » de l’eau qui, selon l’écologiste Jean Robert, a pour origine un malentendu. Il est vrai, affirme-t-il, que partout l’offre d’eau douce est limitée ; ce fut toujours ainsi et ce le sera toujours. Ce qui est nouveau et « spécifiquement moderne », c’est de prétendre une fois donnée cette limite, qu’il n’y a pas d’eau pour tous.
En réalité, poursuit Rober, l’existence d’une offre limitée d’un quelconque bien est absolument compatible avec une grande pénurie, en revanche on trouve aussi et plus communément la situation inverse : une offre abondante coexiste avec des niveaux insupportables de pénurie 7.
Dans le cas de l’eau, un des premiers exemples nous est offert par les cultures du désert. Dans certains villages d’Égypte, jusqu’à présent, les habitants ont coutume de laisser une jarre d’eau à la porte de leur maison, pour que le voyageur puisse assouvir sa soif. A contrario on peut citer (parmi beaucoup d’autres) le cas des Mazahuas [peuple indigène de l’État de Mexico. NdT] vivant dans une région qui ravitaille en eau le district fédéral, et qui pour une bonne part sont dépourvus d’accès au réseau hydraulique.
Proclamer la pénurie d’un bien commun n’est pas innocent. C’est le préalable nécessaire pour introduire ce bien dans le circuit du marché, puisque la pénurie occupe un point central dans les mécanismes indescriptibles de l’économie.
Mais : qu’est-ce que l’économie ? L’économie, répond Serge Latouche, est un espace de malentendus, contradictions et paradoxes 8. Elle se présente elle-même comme une « science naturelle » ; mais il semble qu’elle ait à voir avec la religion, ses idoles et ses dogmes.
Un de ces paradoxes est que l’économie invente littéralement la pénurie, en étendant le régime de propriété privée aux biens collectifs et aux ressources naturelles.
Il convient d’ajouter que dénoncer les pièges du discours économique n’implique pas de nier l’existence de graves problèmes concernant l’eau. Dans le cas du Mexique, les niveaux des couches aquifères baissent d’année en année et celles-ci sont de plus en plus polluées. Des rapports scientifiques signalent que dans les cinquante dernières années des réserves d’eau qui avaient entre 10 000 et 35 000 ans d’ancienneté se sont taries.
Dans la région de La Laguna – située au nord dans les États de Coahuila et Durango –, l’eau pour la consommation domestique qui est puisée de plus en plus profondément, présente une haute teneur en sels, dont l’arsenic. Après avoir été source de vie, l’eau finit par être source d’empoisonnement 9.
La désertification progresse d’année en année et la ville de Mexico, autrefois connue comme la « Venise des Amériques », s’enfonce en drainant ses dernières sources.
De même, les stratégies de privatisation instaurées par le gouvernement et les agences internationales de développement font partie du problème et n’en sont pas la solution. Donner une valeur marchande à l’eau c’est confondre la maladie et le traitement.
La Banque mondiale (BM), par exemple, soutient que l’eau est un besoin humain, et non un droit humain. Comme le signalent Maude Barlow et Tony Clarke, ceci n’est pas une question purement sémantique. Les besoins humains peuvent être satisfaits de plusieurs façons, spécialement avec de l’argent, mais (jusqu’à présent) personne n’a fixé un prix pour les droits de l’homme 10.

Tout privatiser
La marchandisation 11 de l’eau suit différents chemins. L’un d’eux concerne la remise à des particuliers de la gestion des nappes aquifères, puits, aqueducs et canaux.
Au Mexique, les réformes pour encourager ce type de marché rencontrent certaines résistances, car la Constitution stipule que les eaux nationales sont des biens publics et, comme tels, inaliénables et imprescriptibles. C’est-à-dire, en principe, hors du commerce et ne pouvant être concédés à des particuliers que pour une période limitée 12.
Les difficultés législatives sont contournées grâce à la « décentralisation », terme trompeur puisqu’en réalité par « décentraliser », ils veulent dire : livrer les systèmes hydrauliques aux gouvernements d’États et municipaux, avec pour seul but d’ouvrir la porte à la privatisation.
Il existe une autre forme de marchandisation : la consommation d’eau en bouteilles ou en carafes plutôt qu’au robinet, ce qui on le sait est une colossale escroquerie, étant donné que les usines d’embouteillage n’utilisent pas l’eau de source, mais se contentent d’apposer leur marque sur l’eau du réseau public.
Le Mexique a toujours été un grand consommateur de rafraîchissements, de sodas, et est devenu le second consommateur d’eau en bouteille par habitant, juste après l’Italie. Coca-Cola – dont l’un des anciens gérants est aujourd’hui président de la République – possède ici un réseau de dix usines d’embouteillage, tandis que Pepsi en a six 13. Le résultat est qu’un litre d’eau en bouteille coûte maintenant autant qu’un litre d’essence.
La conjugaison de ces éléments a conduit à une augmentation des tarifs, qui peu à peu ont rattrapé le prix « du marché », tel que le préconise la théorie économique néoclassique. C’est alors que les grands monopoles internationaux gérant les services hydrauliques ont dirigé leur regard vers le Mexique.
Les dernières barrières sont tombées le 29 avril 2004 quand les législateurs du Congrès de l’Union ont adopté une modification de la loi des eaux nationales (celle-là même que les sénateurs claironnaient avec tant d’insistance), qui en favorisant les concessions aux entreprises privées aux dépens des organismes municipaux, abandonne les principes de base de justice sociale.
Un exemple ? Grâce à la nouvelle loi, les compagnies qui construisent des barrages auront aussi le droit de les mettre en activité et de vendre leurs services. Par ailleurs, les usagers n’ayant pas de compteur seront passibles d’une amende de 225 000 pesos, ce qui pour les paysans dont les revenus dépassent rarement 50 pesos par jour, représente évidemment une somme énorme.
Peu de mois après l’entrée en vigueur de la loi, le titulaire du secrétariat de l’Environnement et des Ressources naturelles (Smarnat), Alberto Cádernas Jíménez, a déclaré qu’il ne ménagerait pas ses efforts pour augmenter le prix de l’eau, « même jusqu’à ce que ça fasse mal 14 ». Et en effet, ça fait mal. Selon des enquêtes récentes, actuellement les populations marginales dépensent jusqu’à 30 % de leurs revenus pour acheter le liquide vital 15.

Les mauvais coups de Vivendi Universal
Depuis sa création, le marché global de l’eau présente un caractère particulier, puisqu’il est le seul aux mains de quelques géants européens, montrant une vocation semblable, voire plus prédatrice que leurs homologues des États-Unis. Les deux plus grandes compagnies, Suez et Vivendi Universal, sont françaises et ensemble se partagent 70 % du marché mondial de l’eau. La première opère dans 130 pays, la seconde dans 90 16.
Le discours qu’elles tiennent est simple : « Devant l’inefficacité des institutions publiques, confiez les ressources hydrauliques à l’entreprise privée qui est dynamique, productive et honnête. » Au Mexique, sa pénétration commence à peine, cependant il existe déjà au moins un cas, la ville de Aguascalientes, qui permet de tirer des conclusions significatives 17.
En 1993, le conseil municipal de Aguascalientes autorisa le maire à céder le service public d’eau potable, des égouts et de traitement des eaux usées. En même temps, la réforme de la loi nationale de l’eau légalisa la participation de l’initiative privée, dégageant la voie pour l’entreprise Services des eaux de Aguascaliente (SA de CV) composée du Groupe d’ingénieurs civils associés (ICA), Banamex et la Compagnie générale des eaux (désormais Vivendi) – qui entra rapidement en activité.
Les autorités justifièrent la privatisation par le mauvais état du service, mais le principal effet ressenti par les usagers fut une augmentation soudaine des tarifs et l’instauration de coupures de distribution pour non-paiement [des factures. NdT]. Bien qu’on présente l’argument qu’il n’y a qu’ainsi que l’on peut encourager « les économies d’eau », la situation ne tarda pas à entraîner une montée des protestations et des conflits.
De plus, l’entreprise commit de mauvaises opérations financières, accumulant des dettes qui devinrent insolvables à partir de la dévaluation de 1994. Pour éviter la banqueroute et conséquemment l’interruption du service, la municipalité dut intervenir en injectant de grandes quantités d’argent public. Comme toujours les grands monopoles privatisent les profits mais socialisent les pertes.
Par-dessus le marché, en 1996, le contrat d’origine fut modifié pour favoriser encore d’avantage la compagnie : la durée de la concession fut portée à trente ans ; on assouplit ses contraintes et on la dispensa d’investir dans la réhabilitation et la construction de l’infrastructure, domaines qui restèrent sous la responsabilité gouvernementale et à la charge du Trésor public.
Corruption ? Jusqu’à présent rien n’a été prouvé, mais il est clair que le passage de la distribution de l’eau en tant que bien public à la vente de l’eau en tant que denrée « rare », n’a pas mené à une gestion plus efficiente de cette ressource. Malgré les promesses et les discours, on découvre qu’en réalité l’entreprise privée n’a pas vocation à investir.
L’étude déjà citée de Clarke et Barlow énumère des dizaines de situations analogues aux quatre coins du monde ; mais surtout dans les pays dépendants. Il y a des cas extrêmes comme au Chili, où les « golden boys » ont même privatisé les fleuves. Malgré tout, la population n’accepte pas toujours passivement la crapulerie des sociétés. En 2000, face aux abus de l’entreprise nord-américaine Bechtel, la Bolivie a été le théâtre d’une révolte populaire victorieuse, passée à l’histoire sous le nom de « guerre de l’eau 18 ».

Un puits d’eau vaut plus qu’un puits de pétrole
Ces dernières années ont vu s’aggraver la querelle entre le Mexique et les États-Unis au sujet du contrôle des fleuves et des eaux souterraines le long de la frontière 19. La raison principale étant que le sud-est du pays le plus puissant du monde affronte un désastre environnemental majeur. Sa plus grande nappe aquifère souterraine, l’Ogallala – d’une superficie de 500 000 kilomètres carrés permettant d’irriguer 6,5 millions d’hectares de maïs, sorgho, soja et blé – est contaminée par des pesticides, des résidus d’engrais, des détritus agricoles et même des déchets nucléaires provenant de la centrale Pantex au Texas. Le renouvellement de l’eau est très lent et si ça continue ainsi, la nappe disparaitra d’ici quarante ans 20.
Actuellement, le conflit porte sur l’exploitation du fleuve Colorado, au grand débit, qui prend sa source dans les Montagnes Rocheuses, traverse le Colorado, l’Utah, l’Arizona et la Californie pour déboucher sur les côtes du golfe de Cortes, transformé en modeste ruisseau aux eaux marécageuses et toxiques 21.
Le fait est que du côté des États-Unis, le fleuve concentre le plus grand pourcentage au monde d’industries, d’installations et d’activités économiques. Il ravitaille en grande partie les zones métropolitaines de Los Angeles, San Diego et Phoenix, alimentant de plus une grande part de la production agricole hivernale du sud-est 22.
Depuis 1944, il existe un Traité international des eaux qui régit l’usage des fleuves frontaliers, précisant que chaque année les États-Unis doivent concéder au Mexique 1850 millions de mètres cubes du fleuve Colorado, tandis que du Rio Bravo doivent être octroyés au voisin du nord [États-Unis. NdT] 431 millions de mètres cubes.
Ces dernières années, au prétexte des retards de remise des quotas mexicains, le pays voisin du nord choisit de recouvrir de ciment le canal Todo Americano (une dérivation du fleuve Colorado) dont l’usage n’est pas prévu dans le traité de 1944. Étant donné que ses eaux réapprovisionnent le bassin partagé entre les deux nations, par cette mesure le gouvernement des États-Unis pourra détourner non seulement le fleuve, mais également les eaux souterraines de la région frontalière 23.
Le conflit est brûlant, mais tandis que le comportement du gouvernement mexicain est plutôt timide, du côté des États-Unis on choisit l’habituelle arrogance impériale 24. La justification ? Aucune, puisque comme l’explique le néoconservateur Robert Kaplan dans un texte truffé de réflexions racistes, le Mexique est un pays enclin au « despotisme hydraulique » (!) et incompatible avec la tradition de la démocratie anglo-saxonne 25.
Si ça continue, font remarquer les compagnons de Equipo Pueblo [association pour le droit à l’information dans la gestion publique. NdT], nous verrons bientôt les marines ouvrir de force les vannes des canaux mexicains exsangues, pour laisser partir les dernières gouttes d’eau, afin que les agriculteurs du Texas puissent arroser leurs terres autant qu’ils le désirent.

Mirages
Les voies de la raison mercantile sont infinies. L’une d’entre elles passe par la construction d’ouvrages gigantesques qui échappent au contrôle des usagers.
Il fut un temps – écrit Arundhati Roy dans un réquisitoire passionné contre la construction de 52 barrages le long du fleuve Narmada en Inde – où tout le monde aimait les barrages. Tous en étaient partisans – communistes, capitalistes, chrétiens, musulmans, hindouistes, bouddhistes. Les barrages n’apparaissaient pas comme une entreprise cynique. Ça commença comme un rêve. Ça se termina en cauchemar. Il est temps de se réveiller 27.
Tout au long du XXe siècle, on a construit dans le monde plus de 40 000 grands barrages d’irrigation, d’eau potable et hydroélectriques, qui selon des calculs officiels, déplacèrent quelque cent millions de personnes. Leurs constructeurs les présentèrent comme des cathédrales modernes, preuves évidentes que l’homme peut dompter la nature. Et pourtant les barrages n’ont pas survécu à l’épreuve du temps : ils n’ont duré que le temps nécessaire à la nature pour les détériorer et transformer leur plan d’eau en marais 28.
Les choses ont souvent mal tourné. En 1982 la Banque mondiale, c’est-à-dire l’organisme financier qui pendant des décennies promit, voire imposa partout des barrages, s’associa aux militaires guatémaltèques pour en construire un de plus sur le fleuve Chixchoy. Comme les communautés mayas habitant la région refusaient d’être déplacées, l’armée réagit en massacrant quelque 400 personnes. Ensuite, la Banque mondiale prétendit ne rien savoir, mais son ignorance, même si elle est authentique, est impardonnable 29.
On pourrait donner beaucoup d’autres exemples, car, poursuit Arundhati Roy : « Les grands barrages représentent pour le développement d’une nation la même chose que les bombes nucléaires pour le ministère des Armées. Les deux sont des armes de destruction massive. Les deux sont des armes utilisées par les gouvernements pour contrôler leurs populations 30. »
Finalement, sous l’avalanche de protestations peut-être, la Banque mondiale abandonna le projet en publiant notamment un document où il est expressément dit que les barrages, en plus des graves dommages environnementaux, provoquent le déplacement d’un grand nombre d’individus, et particulièrement des peuples indigènes qui se retrouvent dans des conditions économiques, culturelles et psychologiques désastreuses 31.
Au Mexique, les choses ne furent pas différentes. Comme en Inde, comme partout, la construction des barrages fut comme un mirage du développement. Dans les années soixante, devant l’augmentation de la demande d’énergie, la Commission fédérale d’électricité (CFE) développa considérablement sa capacité de production ; mais parallèlement au développement technologique, les problèmes sociaux des populations s’aggravaient lorsqu’elles étaient déplacées 32.
Il existe aujourd’hui des dizaines d’ouvrages hydroélectriques dans la République mexicaine. Tandis qu’une grande partie d’entre eux sont en activité depuis cinquante ans, on connaît un nouvel essor de la construction dans le but d’attirer les investissements étrangers et jeter les bases de la privatisation de l’industrie électrique et de l’eau. La CFE projette l’édification de cinquant-six barrages, dont une grande partie sur les territoires indigènes, ce qui implique de supprimer l’eau à un grand nombre de communautés, intensifiant ainsi une vieille et opiniâtre guerre offensive.
Pour leur part, des multinationales espagnoles comme Endesa, Iberdrola et Unión Fenosa, françaises comme EDF, allemandes comme Siemens, ou nord-américaines comme AES, sont impatientes d’investir leurs capitaux dans ce domaine, au vu des opportunités offertes par la nouvelle législation mexicaine 33.

Résistances
Face à cette situation, les peuples ne restent pas passifs. Certaines fois, la bataille pour un fleuve, un aqueduc public ou une source parvient à semer le doute sur le sens de tout un système social. Exemple, le combat contre le barrage La Parota, sur le fleuve Papagayo dans l’État de Guerrero, qui, s’il était réalisé, aurait une superficie trois fois plus grande que la baie d’Acapulco, inondant 17 500 hectares et vingt-quatre localités.
Depuis plusieurs années, mais particulièrement ces derniers mois, les 25 000 paysans touchés sont sur le pied de guerre. Ils ont d’abord créé le Conseil d’Ejidos et des communautés opposantes, puis le 2 octobre 2004, avec les habitants d’autres régions du pays, ils ont donné naissance au Mouvement mexicain des victimes des barrages et de défense des fleuves (Mapder), dont les membres se disent « en résistance totale et permanente contre la construction de barrages dans le pays ».
Le Mapder est une alliance reliée au niveau continental au Réseau international des fleuves, dont le siège est à San Francisco (Californie) et au Mouvement méso-américain contre les barrages, qui s’oppose à la construction de quelque 350 barrages dans la région, certains étant binationaux Mexique-Guatemala. Le mouvement veut que l’État mexicain répare les dommages historiques causés à des centaines de milliers de personnes du fait de la construction de barrages, ainsi que la restauration des écosystèmes abîmés.
De plus, il exige la modification de la législation en ce qui concerne l’eau et l’environnement, ainsi que le respect des droits des peuples sur les eaux établis par l’article 169 de l’Organisation internationale du travail 34.
Jusqu’à présent, la lutte des paysans de l’État de Guerrero a été pacifique. Mais devant la répression ciblée et les tentatives de la CFE de diviser les communautés en corrompant leurs leaders, cette lutte pourrait emprunter d’autres voies 35.
Une autre guerre de l’eau a lieu entre les Indiens mazahuas de la région limitrophe du fleuve Cutzamala (état de Mexico) et la Commission nationale de l’eau (CNA). Le Cutzamala couvre une grande partie des besoins en eau du district fédéral et de la ville de Toluca. Chaque année, 1 600 millions de pesos sont dépensés pour acheminer vers la zone métropolitaine 19 000 litres d’eau/seconde provenant de ce fleuve. Chaque litre parcourt une distance de 160 kilomètres au moyen d’un coûteux système de pompes permettant de déjouer une dénivellation de 1 366 mètres. Ce qui est absurde, c’est que tandis que plusieurs communautés mazahuas manquent d’eau potable, 38 % de celle qu’ils fournissent au district fédéral sont gaspillés à cause des défauts dans le réseau hydraulique.
Ce n’est pas tout. En 2003, à la saison des pluies, le barrage Villa Victoria, un des sept qui sont sur le Cutzamala, a vu sa retenue déborder et endommager les cultures des communautés mazahuas. Le 10 août 2004, après de multiples et vaines tentatives de dialogue, des membres du Front pour la défense des droits de l’homme et des ressources naturelles du peuple mazahua ont marché sur la ville de Mexico, exigeant du gouvernement fédéral l’indemnisation de 300 hectares de leurs cultures.
Face à l’entêtement des autorités, le Front a établi un campement aux alentours du plan d’eau potable Berros qui ravitaille la vallée de Mexico. à la suite de quoi, les femmes ont pris en mains les rênes du mouvement en organisant – dans la foulée de la révolte des Indiens des Chiapas – une Armée zapatiste des femmes pour la défense de l’eau. Armées de fusils en bois, machettes et outils agricoles, elles ont empêché pendant trois jours l’apport de chlore, menaçant de couper le flux de l’eau, et même de se faire exploser à la dynamite si leurs demandes n’étaient pas satisfaites.
Le dimanche 26 septembre, vingt-cinq commandantes mazahuas ont sollicité une audience auprès du secrétaire à la Défense nationale, Clemente Vega, pour « traiter des problèmes liés à la sécurité du pays et exposer les raisons pour lesquelles nous revendiquons par des méthodes différentes de celles ayant été employées par les hommes ».
La missive rappelait que la politique hydraulique nationale est injuste car elle ne bénéficie qu’aux habitants des grandes villes, alors que beaucoup de communautés d’où provient l’eau sont dans un état de pauvreté extrême. Comme solution, les commandantes ont proposé de planter vingt millions d’arbres dans la zone endommagée par l’exploitation du Cutzamala, et d’entretenir les sources, fleuves et ravins pour éviter l’érosion de la terre.
Il serait exagéré de dire que les autorités les ont prises au sérieux, mais ce qui est sûr, c’est que les femmes mazahuas ont réussi à déclencher une vague de sympathie nationale qui empêcha la répression de se déchaîner contre le mouvement.
Après plusieurs semaines de négociations, le 26 octobre, le secrétariat du gouvernement et les communautés mazahuas ont signé une convention de reboisement, protection des sources et autres actions pour assainir l’environnement. Dans le salon Juárez du palais de Covián, le ministre Santiago Creel a voulu présenter la signature de cette convention comme un exemple de dialogue et de recherche d’accords. Rendues méfiantes par l’absence de représentants de la CNA, les Mazahuas ont déclaré qu’elles demeuraient vigilantes et que le non-respect des engagements provoquerait de nouvelles mobilisations 37.
En conclusion, la crise de l’eau semble être une allégorie de la globalisation. Il n’y a pas de solution dans l’actuel modèle libéral. Seuls les peuples, réseaux, mouvements et organisations qui luttent pour préserver le patrimoine commun peuvent gagner la guerre que livrent les États et les compagnies multinationales pour le contrôle de l’eau et des ressources naturelles. Au Mexique, la guerre est déjà commencée.

Claudio Albertani
Traduction Ramón Pino et Claire Lartiguet-Pino










1. Claudio Albertani, Le Miroir du Mexique. Chroniques de barbarie et de résistance, Éditions du Monde libertaire, Paris, 12 euros. (édition mexicaine chez Editorial Altres Costa- Amic.)
2. Michel Camdessus « Introducción » en James Winpenny, Financing water for all. Report of the world panel on financing water infrastructure, World Water Council, Global Water Partnership, 3rd World Water Forum, mars 2003, p. V.
3. Vandana Shiva, Le Guerre dell’acqua, Milan.
4. Enrique Castellan Crespo, « Los Consejos de Cuenca en el Desarollo de las Presas en Mexico », Third World Center for Water Management.
5. Félix Hernández Gamundi et Raúl Álvarez Oseguera, rapport du séminaire « L’eau bien privé ou bien public. Vers une nouvelle culture planétaire », 21 au 21 septembre 2004, Université autonome de Mexico, Plantel del Valle.
6. « Enquête nationale sur les niveaux de vie des foyers » réalisée par des chercheurs en science économique, La Jornada, 11 novembre 2004.
7. Jean Robert, Water is a common, Habitat International Coalition, Mexico, 1994.
8. Serge Latouche (coord.), L’economia svelata, Bari, 1997.
9. Luis Hernández Navarro, « La Laguna : nouvelle guerre de l’eau », La Jornada, 10 novembre 2004.
10. Maude Barlow et Tony Clarke, Or bleu. Les multinationales et le vol organisé de l’eau dans le monde, Barcelone, 2004.
11. « Marchandisation » se réfère à Marx développant le concept du caractère fétichiste de la marchandise dans le premier chapitre du Capital, où il « entendait la marchandise en tant qu’opération essentiellement idéologique, une forme de fausse conscience qui remplissait la fonction spécifique de cacher la production de valeur devant le consommateur […]. Georg Lukács, [dans] Histoire et conscience de classe, [replace] la marchandisation au centre du processus social global, plus général de réification [chosification] tant mental que physique », Fredric Jamenson, La Cité future.
12. Eduardo Viesca de la Garza, « Gestion de l’eau. Aspects législatif », exposé au séminaire : « L’eau bien privé ou bien public », UACM, op cit.
13. Maude Barlow et Tony Clarke, op. cit., p. 231.
14. La Jornada, 30 septembre 2004.
15. Luís Marín Stillman, chercheur à l’Université nationale autonome de Mexico (Unam), La Jornada, 23 septembre 2004.
16. Barlow et Clarke, op. cit., p. 173.
17. AAVV, Aguascalientes, Mexico. A case study, PRINWASS, Oxford, UK, août 2003.
18. Barlow et Clarke, op. cit., p. 284-285.
19. Barlow et Clarke, op. cit., p. 121 ; Shiva, op. cit., p. 68 et 82.
20. Alejandro Nadal, « Ogallala : pour remplacer le climat », La Jornada, 13 février 2002.
21. María Rosa García Acevedo, « Le fleuve Colorado dans la relation Mexique-États-Unis : visions, actions et possibilités », Commerce extérieur, mars 2004.
22. Marc Reisner, Cadillac Desert : The American West and Its Disappearing Water, USA, 1986.
23. Angélica Enciso, « Les États-Unis disputent au Mexique chaque goutte du canal Todo Americano », La Jornada, 3 novembre 2003.
24. Au cours de la 21e réunion de la Commission binationale Mexique-États-Unis, a été signé un accord environnemental qui n’inclut pas le problème du fleuve Colorado. Voir La Jornada, 10 novembre 2004.
25. Robert Kaplan, « Le Mexique et le Sud-Ouest », The Atlantic Monthly, juillet 1998.
26. Voir www.equipopueblo.org.mx.
27. Arundhati Roy, The Algebra of infinite justice, Inde, 2002, p. 57.
28. La meilleure étude sur l’impact écologique des barrages est : Patrick McCully, Silenced Rivers. The ecology end politics of large dams, Orient Longman, Hyderabad, Inde, 1998. Voir aussi Barlow et Clarke, op. cit., p. 87-91 et p. 107-111.
29. Le lecteur trouvera l’histoire complète du massacre de Chixchoy sur le site : http://irn.org.
30. Arundhati Roy, op. cit., p. 136.
31. Voir le pratique Guide citoyen sur la Commission mondiale des barrages publié par International Rivers Network (IRN), Berckeley, Californie, 2004, qui résume le rapport de 400 pages de la Banque mondiale.
32. María del Rayo Campos, « Expropriations et développement national : les barrages hydroélectriques ».
33. CIEPAC, Les Chiapas aujourd’hui, bulletin n° 434, 7 octobre 2004.
34. Rosa Rojas, La Jornada, 2, 3 et 4 octobre 2004.
35. Idem, La Jornada, 13 novembre 2004.
36. El Universal, 26, 27 et 28 septembre 2004.
37. La Jornada, 27 octobre 2004.