Écoutez l’Espagne

mis en ligne le 24 mai 2012
Accusée d’être l’autre mauvais élève de l’économie européenne, comment va l’Espagne, affectée par la récession, et dont la crise est aussi morale ?
Pour faire bref dans le cadre de cet article, il faut évidemment aborder la bulle spéculative immobilière. Cela date des mesures fiscales très attractives de 1979 visant à encourager le passage à la propriété, et qui bénéficièrent de taux bancaires très bas et accordés sans veiller à l’endettement des ménages. Une loi libéralisa, en 1998, les plans d’occupation des sols. La spéculation démultiplia les mises en chantier, et le passage à l’euro encourageant la baisse des taux hypothécaires, dans un contexte économique alors euphorique, entraînèrent la construction de centaines de milliers d’immeubles. Les prix commencèrent alors à augmenter, l’appât du gain étant plus fort que la raison. En 2002, la Banque d’Espagne tira la sonnette d’alarme, mais le mal était fait : les prix augmentaient de 30 % par an et, en 2008, une brusque chute de la demande, due à l’essoufflement du marché et à un contexte économique mondial détérioré, provoqua la fin du miracle. Des centaines de milliers de familles étaient prises au piège du crédit à rembourser.
Mais, dans l’euphorie d’alors devenue un cauchemar, de nombreuses régions firent des choix budgétaires très optimistes, comme Valence. Des installations pharaoniques (un circuit automobile, un aéroport, des terrains de golf, etc.) souvent laissées à l’abandon aujourd’hui, plombent les finances régionales par milliards d’euros et décrédibilisent les élus de tout bord. La dévastation économique globale et les désastreuses situations régionales sont telles que les flux de travailleurs sont maintenant inversés : 23 000 espagnols ont quitté le pays au cours du premier trimestre 2012 pour trouver du travail ailleurs.
Sur un plan plus large, 23 % de la population active est au chômage et on trouve, en Espagne, le plus fort taux de jeunes surdiplômés sans emploi (31 % contre 19 % en Europe). Onze millions et demi de personnes sont sur le point de tomber dans la pauvreté ou l’exclusion sociale et le problème s’aggrave. Les ravages sociaux, l’incertitude sur la sortie de crise, ajoutés à l’incurie des gouvernants, l’absence de confiance dans les banques… génèrent un sentiment dépressif.
Dans ce contexte déjà lourd, il faut ajouter des facteurs plus récents qui laissent certains commentateurs de la presse nationale comparer la crise morale actuelle avec celle du xixe siècle, qui fait pourtant date dans la mémoire collective.
Par exemple, l’emblématique famille royale a fait jaillir le scandale à deux reprises récemment. La première est liée à des affaires louches au bénéfice du gendre du roi, Urdangarin. Après avoir désavoué l’indélicat, le roi est à présent accusé d’avoir favorisé ces transactions douteuses. Et, en avril, ce même roi se blessa au cours d’une chasse à l’éléphant au Bostwana. La photographie de son trophée (un éléphant tué) a fait le tour du monde et en a dégoûté plus d’un, surtout quand on a su que 30 000 euros furent déboursés pour avoir le droit de chasser le pachyderme !
Toujours en avril, la présidente argentine Kirchner décide brutalement de nationaliser la part d’exploitation de pétrole dans son pays détenue par une firme espagnole YPF, qui détenait 51 % de la société Repsol. L’État espagnol portera l’affaire devant les tribunaux internationaux, mais le coup est sévère et pourrait se reproduire avec d’autres firmes espagnoles en Amérique du Sud.
C’est donc dans un pays en récession, en proie au chômage de masse et à la pauvreté qui se développe, à des coupes budgétaires sévères qui touchent même les retraités, les budgets sociaux et la santé, tout cela sur fond de scandales au plus haut niveau, de fuites des cerveaux, d’une jeunesse qui se dit sacrifiée, c’est donc dans un tel pays que l’opinion publique réagit fortement. Le mouvement des Indignés (15-M) de 2011 est le fruit de cette situation. Le succès de la grève du 29 mars 2012 ou des manifestations du 1er mai de cette année sont des signes forts que la combativité et la colère ne s’apaisent pas. Je peux témoigner qu’au centre de Madrid, en l’espace du week-end du 21 avril, il y eût au moins trois manifestations : une protestation contre le pouvoir de l’Église catholique, et deux autres pour protester contre l’augmentation de 11 % du prix de ticket de métro. Enfin, le mouvement des familles qui cherchent la vérité sur les dizaines de milliers de victimes des purges franquistes jetées dans des fosses communes, remobilisent bien des têtes blanches qui avaient délaissés l’activisme antifranquistes. La liaison entre générations d’activistes peut se faire.
Tout cela nous dit que l’Espagne populaire n’est pas soumise. C’est cette Espagne là qui mérite toute notre attention et notre respect : sachons nous en inspirer parfois, et l’écouter pour mieux l’épauler si les temps devenaient plus sombres encore.