État, capital et églises : trois discours pour légitimer l’inacceptable

mis en ligne le 23 février 2012
« Les personnes qui meurent de froid ou de faim sont nécessaires à la mise en coupe réglée de l’immense majorité de la population » (Juanito, Le Monde libertaire, n°1659) L’essentiel est dit dans cette courte phrase définissant ce qu’est l’oppression capitaliste, la barbarie d’un système reposant sur une double aliénation.
D’une part, et c’est le sens de l’article de Juanito, en instituant une (pseudo) rareté, la bourgeoisie institue précarité et misère dans ce qui est le plus nécessaire aux individus : travailler, se loger, se nourrir, se chauffer, se soigner, etc.
Sur le seul exemple du travail, on sait pertinemment qu’il pourrait y en avoir pour tous à la seule condition de renverser de fond en comble les modes et rapports de production et de consommation instaurés par le capitalisme, en particulier par l’abolition du salariat, par la réappropriation collective des moyens de production, des productions elles-mêmes. On sait que l’évolution des sciences et des technologies appliquées à la production permettrait de « vivre largement mieux en travaillant largement moins » et il n’y a pas si longtemps, dans les années 1960, ils étaient nombreux à parler de la civilisation des loisirs à venir ! C’était sans compter sur le besoin permanent du capitalisme à accumuler les richesses pour son seul profit ! Sans parler de l’intolérable, à savoir laisser des individus libres de s’éduquer, se cultiver, se former, de s’enrichir dans divers loisirs, avec le risque d’une remise en cause du système ! C’est contreproductif, voyons !
D’autre part, et c’est le propos de cet article, pour que cette première oppression, directement subie par les victimes de cette rareté, soit acceptée par le reste de la collectivité, encore faut-il la leur faire accepter. C’est là qu’interviennent et se complètent trois discours purement idéologique (l’État), économique (le capitalisme) et théologique (les Églises) :
– Plan économique : les modes de consommations « modernes » sont des chaînes tout aussi aliénantes que celles qui lient le salarié à son patron. Quelle famille n’a pas un crédit sur le dos pour une maison, les études universitaires de l’aîné ou une voiture à rembourser ? L’endettement est une arme maîtresse du capitalisme, qui ne peut que briser les liens de solidarité entre le travailleur aux abois et celui non encore précarisé. Les problèmes ne sont plus posés que de manière individuelle, et face au plus démuni, le travailleur endetté, au pire reste indifférent, au mieux, parce qu’un peu culpabilisé par les sœurs TF1 et France 2, fait preuve de compassion !
Qui plus est, comment être solidaire d’un plus pauvre, quand on risque de le devenir à son tour ? Ça fait looser, non ! Cela fait déjà au moins trente ans que la bataille idéologique du capitalisme a été gagnée : l’individualisme règne désormais en maître, et encore un grand merci aux grandes centrales syndicales qui, j’en suis sûr, ne se rappellent même plus qu’il y eut un jour des Bourses du travail où se réunissaient et se formaient les travailleurs en vue de leur propre émancipation !
– Plan théologique : la compassion et la charité vont ainsi remplacer, au nom de la doctrine sociale de l’Église, les principes d’égalité de droits, de fraternité et de solidarité collective. Les « valeurs humaines » de charité et de dignité de la personne humaine sont à l’ordre du jour, porteuses d’espérance pour l’autre monde, celui où le partage des richesses se fera autrement ! En attendant, on est priés de crever en priant ! L’importance actuelle prise par le caritatif s’explique ainsi, et d’ailleurs qui s’offusque de la présence des Restos du cœur, de tous ces bénévoles, « héros » anonymes d’un monde tellement moderne qu’il laisse des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants sur le bas-côté de l’autoroute de la civilisation !
Et ce n’est pas un hasard si l’État a de plus en plus recours au religieux, aux communautarismes. En l’absence de réalité satisfaisante, le créneau de la virtualité, qui plus est créneau marchand, a de beaux jours devant lui.
– Plan idéologique : après l’attaque frontale sur le réservoir des démunis nécessaires, après les peurs d’une « vie à risque » à instaurer pour les autres, le renvoi à la charité comme vertu de vrai humanisme, et pour que la panoplie soit complète, reste à utiliser l’arme suprême de l’État : la manipulation consistant à stigmatiser les « mauvais objets », à désigner les coupables ! Les psychanalystes connaissent le sujet, et à chaque époque troublée le pouvoir sait désigner les coupables, les empêcheurs « d’exploiter en rond » : à une époque, les femmes coupables de prendre le boulot des hommes, à une autre, celle des immigrés volant le pain des Français, les jeunes trop fainéants et ne voulant pas travailler, les fonctionnaires privilégiés, les retraités trop riches, les chômeurs assistés, jusqu’à aujourd’hui où c’est bien connu, la crise, c’est à cause des Grecs, trop dépensiers, et des Polonais qui cassent les prix ! Relayés par les médias aux ordres, çà fonctionne un maximum… Vous avez dit (in)conscience de classe ?
En conclusion, le schéma est simple. Tout d’abord, instaurer de fausses raretés, histoire de tirer un profit immédiat sur les plus faibles, et ensuite, rendre impossible des solidarités par l’enchaînement économique, laisser croire que charité et compassion sont à même de remplacer les droits conquis – les services publics, par exemple – et enfin, donner quelques os à ronger, quelques coupables tout désignés d’avance !
Ah ! J’oubliais, ça ne suffit pas toujours à calmer les velléités de révolte. Qu’importe, l’État, s’il s’est débarrassé de ses responsabilités originelles par rapport au peuple, a gardé ses pouvoirs régaliens : faire la loi, la faire appliquer et réprimer ceux qui la contestent ! Face à cette gigantesque entreprise de manipulation, le froid social tuera encore longtemps. Ceux qui ne meurent pas encore de froid comptent les sous pour payer leur fuel à la fin du mois, se dévouent quand même pour donner un paquet de nouilles, une fois par an, aux Restos du cœur et pestent avec les copains de bistrot contre ces putains de Grecs qui bouffent le pognon de l’Europe ! Victor Hugo (sans parler d’Étienne de la Boétie) disait que dans la servitude ,« on a pour chef l’esclave à qui parle le maître ». Et au nom de ce principe, ils seront encore trop nombreux à se rendre à l’isoloir dans quelques semaines, afin de tendre le couteau au nouveau saigneur (et maître) !
Face à cette tourmente, posons ici et maintenant nos alternatives anarchistes en actes.

Michel, groupe Marguerit-Agutte de la Fédération anarchiste