Brassens, hors du temps

mis en ligne le 24 novembre 2011
Brassens célébré dans nos colonnes ? C’est bien le moins. L’histoire retiendra le passage éclair de Georges Brassens aux réunions de la Fédération anarchiste ; son travail bénévole comme correcteur-rédacteur au Libertaire. De septembre à novembre 1946, quatorze articles publiés, un autre en 1947, sous divers pseudos : Gilles Corbeau, Pépin Cadavre, Gilles Colin, Géo Cedille. Devenu célèbre, Brassens apportera son concours à la Fédération anarchiste lors de galas de soutien. L’histoire retiendra aussi que les mots « anarchiste » et « libertaire » restent accolés au nom de Brassens dans les portraits publiés dans la presse, les commentaires, les analyses de son œuvre, les biographies. Brassens individualiste pour tous ? Ainsi pourrait-on dire de son engagement pour un monde plus humain. Brassens, le mot et les actes… Ses amis s’en souviennent : les anecdotes fourmillent de Basdorf – où il trouva son premier vrai public – à Bobino en passant par l’Olympia et le TNP de Jean Vilar…
Trente ans après la disparition de l’homme Brassens, que reste-il de son œuvre ? Comment perçoit-on le bonhomme ?
Aujourd’hui, exception faite des célébrations décennales quasi officielles, les médias de masse diffusent Brassens avec modération. L’homme aux trente-trois millions d’albums fait encore honneur à son unique éditeur phonographique : cent mille copies se vendent chaque année… Cherchez l’erreur ! Parmi les interprètes quelques-uns nous laissent une impression forte : Maxime Le Forestier ou plus récemment le Chilien Angel Parra. C’est que la poésie de Brassens est célébrée en quarante-trois langues à ce jour ! Dont le polonais. Avec une nouvelle et étonnante interprète qu’on espère revoir un jour sur notre sol : Justyna Bacz. Son album Brassens mon amour contient un seul titre chanté en français : Le temps ne fait rien à l’affaire. Les douze autres adaptations, signées Jerzy Menel et Justyna Bacz, sont serties dans un écrin jazzy de la meilleure facture 1.
Naguère Roland Dyens avait conçu ses Variations sur cinq thèmes de Georges Brassens pour guitare et quatuor à cordes avec rien moins que le Quatuor Enesco : une réussite à redécouvrir… 2
Plus près de nous, le trompettiste de jazz Dave Douglas enregistre Les croquants avec la complicité de son Tiny Bell Trio. Tandis qu’Alex Kapranos – du groupe Franz Ferdinand – se déclare un inconditionnel de l’univers Brassens. Récemment le jeune Trio Job – Julie Rousseau au chant – a enregistré un album acoustique où brille le swing manouche. Dernière découverte en date, le jeune ténor français Forian Laconi qui aborde Brassens sans ténoriser… Voix naturelle, sûre, pour une interprétation toute d’intelligence et d’instinct. Une révélation – merci à France Musique – qui pourrait presque justifier cette manie hexagonale des célébrations à date(s) fixe(s) ?

Je me souviens
Je me souviens du silence des visiteurs, du climat singulier de ce printemps 2011 dans la froideur architecturale de la Cité de la Musique. « Brassens en liberté » constituant la première rétrospective d’envergure consacrée au chanteur – la scénographie, insolite, avait séduit. On pouvait y découvrir une multitude d’objets personnels ; instruments de musique, livres de chevet, lettre et documents dont ce contrat par lequel Brassens et René Fallet s’engageaient à la plus grande discrétion face aux sollicitations qui ne manqueraient pas de surgir après la disparition de l’un des signataires… Deux témoins, deux intimes : Sophie Duvernoy, la gouvernante et l’ami Pierre Louki avaient contresigné cet accord.
Je me souviens de la consternation de l’assistance, lorsqu’on nous demanda de quitter la salle sans tarder à l’issue de la projection du tour de chant Bobino 1972…
Je me souviens de la file d’attente interminable, unie par le respect, la patience, l’émotion à venir…
Je me souviens de ce soir de 1976. Bobino. Les derniers feux d’une tradition du music-hall. Une première partie imposée par Georges lui-même (qui écoutait peu les suggestions de la direction de la célèbre salle). Soit : Marie-Thérèse Orain, Sylvie Joly puis Pierre Louki, tous précédés en lever de rideau par un numéro d’équilibriste en mini-vélo… L’entracte passé, arrive sur scène Brassens : en une seconde crépitement des applaudissements comme jamais je n’en avais entendus. Leur intensité ne faiblit pas, insistante, presque impatiente : une manière de dire la longue attente ressentie et la gratitude envers le chanteur.
Je me souviens de cet article de L’Express dans laquelle le chanteur, le citoyen répondait aux critiques acerbes qui lui reprochaient de ne pas s’engager dans les combats idéologiques et politiques de son époque : « C’est un engagement total que j’ai pris ! Depuis le début, j’ai le même comportement en face de la vie, en face de l’argent, en face des grands, en face des humbles. Je suis un des types les plus engagés de la chanson en fait… »

Portraits sensibles
Toujours à propos du bonhomme Brassens, Yvan Audouard 3 a écrit : « Ce n’est pas en multipliant les anecdotes sur une vie sans histoires, sans scandales et sans confidence qu’on le rendra plus présent, plus vivant. Il est de ces auteurs dont la biographie n’ajoute à l’œuvre aucun éclairage supplémentaire. Sa vie à lui est insignifiante. Il est tout entier, corps et âme, dans ses chansons. C’est en elles, et en elles seules, que nous avons le droit de nous considérer comme ses amis. Chez elles, il nous reçoit et nous traite. Avec elles nous vivons avec lui. »
Laissons à Georges le dernier mot extrait d’une série d’entretiens compilés par Loïc Rochard 4 : « Pour moi, l’anarchisme c’est une certaine fraternité (encore que le mot soit assez grand !), c’est une certaine, je ne sais plus qui disait cela, volonté de noblesse 5. »

Laurent Gharibian


1. www.justynabacz.net
2. Vinyl AUDIVIS-AV4731- disques 1985.
3. Livret du double CD Ainsi parle Georges Brassens – Entretiens avec Philippe Nemo, France Culture 1979 – Ainsi chante Eric Zimmerman, disques Jacques Canetti – 1992 – 1088 52. MU 763.
4. Brassens par Brassens, Le Cherche-Midi, Collection Portraits imprévus, dirigée par Jean-Paul Liegeois.
Signalons chez le même éditeur l’imposante biographie signée Jacques Vassal : Brassens homme libre parue en début d’année.
5. Cité par Francis Chenot dans la défunte revue Une autre chanson, n° 114, décembre 2005/janvier 2006.