Le progrès, la prospérité, la croissance et le bonheur

mis en ligne le 13 octobre 2011
La notion de progrès remonte au XVIIIe siècle ; elle est associée à l’idée de satisfaction matérielle continuellement accrue, incessante. Elle est connectée à celle d’utilité chère à Bentham. Elle implique un accroissement de la prospérité, de la richesse ; donc elle contient le concept de croissance dont l’économie fait ses choux gras et qui est signifiée par l’indicateur principal qu’est le PIB par habitant. Elle est indissociable de la montée de l’individualisme et de la subjectivité. Notamment, l’utilité est définie comme une préférence individuelle dans les objets de satisfaction. Le rôle des gouvernements utilitaristes est de maximiser le bien-être collectif, lequel n’est que l’agrégation des plaisirs personnels bien que Condorcet puis Arrow aient prouvé que rien de collectif ne pouvait émerger de la sommation et de la hiérarchie des préférences individuelles. Plus tard, le progrès est devenu une évolution mécanique et fatale des sociétés modernes (notamment chez Hegel et Marx).
Le progrès (matériel) a été vu par les premiers libéraux comme un résultat du commerce, déjà dans « le doux commerce » de Montesquieu. Plus les échanges augmentaient, plus les richesses (les biens, les produits, les avoirs, les actifs, l’argent, etc.) circulaient et croissaient, plus les sociétés se pacifiaient. Pour ce faire, il suffisait que les gouvernements laissassent jouer librement les lois « naturelles » de l’économie comme le recommandèrent très tôt les physiocrates. Le « laissez faire, laissez passer », cher à Guizot, devint rapidement le leitmotiv des libéraux en impliquant la réduction du vivre ensemble aux contrats de gré à gré passés entre individus. L’État devait être un simple « veilleur de nuit » chargé de la sécurité des biens, des échanges et des personnes. Car, il se trouvait que la division du travail assurait à la fois des gains incessants de productivité et l’interdépendance des individus. Cette « solidarité mécanique » se suffit à elle-même pour assurer la cohésion sociale d’autant plus que la « main invisible » de « l’ordre spontané » du marché produisait « le meilleur des mondes possibles ». Cependant, très rapidement, des auteurs plaidèrent en sens inverse pour que l’État intervienne afin de réguler les marchés et les activités économiques en vue d’assurer une croissance plus équitable dans la redistribution de ses fruits entre les différents acteurs. Cette vision « socialiste » modérée conserve le but de partir des individus et de maximiser leur satisfaction en s’appuyant sur leurs libertés et leurs droits personnels. Il s’agit d’assurer plus de répartition (socialement juste) du bien alors que les libéraux ne s’intéressent qu’au juste (via l’égalité des chances). On voit que socialisme soft (social-démocrate) et libéralisme sont des frères jumeaux : protéger les droits individuels et développer l’économie en vue de la prospérité générale. Mais l’un pense que les individus et les groupes sont assez grands pour gérer seuls leurs intérêts et l’autre qu’une gestion publique est nécessaire afin d’éviter la jungle et la loi du plus fort. Car la production et l’échange libres n’assurent aucune garantie en ce qui concerne la répartition et la diminution des inégalités, c’est-àdire la justice sociale. On note que le libéralisme privilégie la liberté et néglige l’égalité alors que le socialisme donne la priorité à l’égalisation des conditions et des parcours en encadrant les libertés. Faux débat car liberté et égalité ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais combinées et interdépendantes ; contradictoires mais « composées », en équilibration permanente mais circonstancielle des deux termes, comme disait Proudhon.
Stendhal avait bien compris que la nouvelle ère, qui culmine aujourd’hui avec le consumérisme (soi-disant fondé sur la liberté individuelle de désirer mais en réalité propulsé par la publicité), contenait un changement de culture et de valeurs. Ce consumérisme est fondé sur la liberté individuelle d’exercer ses préférences en dehors de toute norme sociale ou contrainte. Car en univers libéral, l’individu est indépendant, hors contexte social, non socialisé par un groupe d’appartenance. C’est faire fi des normes implicites encouragées par la publicité et le libéralisme : être beau, bronzé, jeune, sexy, en bonne santé, mince, sportif, musclé, bien habillé, bien situé dans le concert social. C’est négliger que la possession des ressources pour se conformer au modèle est inéquitable. C’est oublier qu’aucune personne ne se fait elle-même sans relations aux autres.
À la solidarité, au travail bien fait, à l’intérêt collectif, au don et à la générosité, à la bonne vie frugale et joyeuse, à la dignité se l’être, à l’honneur, à la spiritualité et au dépassement de soi au-dessus du bas monde, à l’amour de soi, à la recherche de la justice, à la morale, etc. se substituaient l’individualisme, l’hédonisme (recherche du plaisir en lieu et place de l’eudémonisme ou recherche du bonheur), la rivalité ostentatoire, « l’amour propre », les « eaux glaciales du calcul égoïste » (Marx), le matérialisme le plus grossier avec la primauté de l’avoir et du paraître, la jouissance personnelle et sans limite, l’amour de l’argent, la rentabilité pour toute chose, la défense des inégalités, etc. Et pourtant les libéraux pur sucre prétendent que le libéralisme ne prône aucune conception du bien et de la morale ; on vient de voir celles qu’il a autorisées et même défendues. Car le libéralisme est le plus souvent aujourd’hui une consécration de l’ordre existant puisque celui-ci montre à l’oeuvre les « lois » universelles et permanentes de l’économie. C’est pourquoi la croissance quantitative est devenue un synonyme de prospérité car l’idée sous-jacente est que plus le gâteau augmente de volume plus la part de chacun grandit sans que l’on remette en cause la distribution des portions. On espère ainsi assurer la paix sociale.
Le règne de « l’homme sans qualité », attaché à la seule quantité, comporte une autre conséquence bien vue par Tocqueville : les affaires publiques, le bien commun, le bien-vivre ensemble, le sentiment d’appartenance à une communauté, la bonne vie pour tous, bref la politique disparaît au profit des régulations automatiques de l’économie, de l’ordre marchand, la loi générale s’évanouit en faveur du contrat bilatéral entre deux individus, la « gouvernance » (la bonne gestion de la croissance économique et la régulation des conflits entre lobbys) remplace le gouvernement. Parallèlement, la société n’est plus vue comme la « communauté majeure » d’appartenance ; elle devient une collection d’individus atomisés en interaction aléatoire. C’est oublier que le marché est un cadre institutionnel et que la distribution des ressources, de même que l’état des structures sociales, limite gravement les espaces de circulation individuels, les cheminements possibles et les choix effectuables et cela, comme par hasard, essentiellement pour les pauvres et les faibles. Miracle : la démocratie représentative, dans son approche quantitative et individuante, restaure l’équilibre des pouvoirs : un homme, une voix, la majorité statistique fait loi et donne les ressorts de la détermination de l’intérêt commun par ladite majorité électorale. Même la politique devient alors une question de chiffres et de simple gestion comptable.
Déconstruisons le scénario du primat de la croissance en univers libéral. On a une conjonction, une congruence entre plusieurs dimensions : satisfaction matérielle, individualisme généralisé, liberté totale des désirs et préférences considérés comme extérieurs au politique pour autant « que la liberté de l’un ne nuise pas à celle des autres », refus du collectif, des normes sociales, des projets et du bien communs, limitation du rôle de l’État à la mise en place des conditions de la prospérité, évolution incessante vers le plus de progrès. Comme les préférences sont individuelles, comme elles ne sont pas cadrées par du collectif et des structures sociales (et le libéral, du reste, prône d’empêcher l’emprise du social sur les individus, libres de leurs croyances, conceptions, valeurs, désirs), il ne peut y avoir de consensus sur un contenu substantiel du bien commun, il n’existe pas d’échelle de mesure ou de valeur pour apprécier les évolutions, comparer les pratiques, qualifier les résultats. La seule évaluation possible devient la quantité de biens, le volume de richesse, en tant qu’observables et quantifiables dans un critère commun ; dès lors, il s’ensuit que le calcul monétaire est la seule méthode apte à saisir les progrès quantitatifs de la prospérité. C’est pourquoi le PIB est devenu le critère essentiel de l’opulence matérielle : il est calculé comme somme des valeurs ajoutées estimées en monnaie de compte (volume par prix de marché). Le quantitatif pour évaluer les choses a bien des mérites : c’est apparemment neutre et cela renvoie toute dispute sur le contenu, sur le sens de la production aux oubliettes. On ne se bat pour un taux de croissance ; on se contente de dire que le gouvernement n’a pas mené une bonne politique pour le maximiser. Du coup, la droite et la gauche politicardes s’engueulent sur les agrégats économiques au lieu de questionner la nature des critères du bien-vivre et du bien commun. Il est vrai que l’on entrerait, dans le cas contraire, dans des débats de choix de société, de valeurs, de projets. Courage, fuyons. Une approche quantitative et monétaire a aussi l’avantage de mettre les experts sur le pavois, ce qui permet aux politiques de se défausser de leurs responsabilités sur eux. De plus, le quantitatif financiarisés permet des comparaisons faciles entre pays et entre périodes gouvernementales plus ou moins alternées.
C’est ainsi que ce qui a changé entre les Trente Glorieuses de l’État social, industriel et planificateur et la période néolibérale lancée par Thatcher et Reagan, ce n’est que la disparition du partage de la croissance ; en aucun cas le primat de cette finalité chez les politiques. Las, les socialos de la gauche truffière, voire libidineuse, se lancèrent dans le tonneau des Danaïdes de la mondialisation ; notamment en libérant à tout-va la finance et les mouvements de capitaux, de même que le commerce en forme de libre-échange sans régulation. La recherche à tout prix de la compétitivité (bien établie par les statistiques quantitatives) devient le moteur de la croissance en univers mondialisé et hyper concurrentiel ; il faut exporter au maximum ; ce qui passe par la baisse de tous les coûts à commencer par ceux de main d’oeuvre et de charges sociales ou fiscales. On entre ainsi dans le course au moinsdisant généralisé et ont met tous les pays en concurrence, c’est-à-dire leurs modèles sociaux. Évidemment, un pays sans modèle social coûteux décroche le pompon dans la concurrence sauvage. Que faire pour gagner la bataille de la compétitivité ? Bien des choses, mais cela passe aussi par la mise en place d’une foultitude d’indicateurs, comme par hasard tous tirés du management des entreprises privées. Les indicateurs quantitatifs ont pour but de mesurer et comparer les résultats des actions gouvernementales en concurrence. La culture (la dictature) des objectifs quantitatifs et des résultats s’installe partout dans le secteur public sur la logique du privé. En France, c’est le but de la réforme générale des politiques publiques (RGPP) chère à Tsarkozy. C’est ainsi que la politique devient gestion économique et financière et que la gouvernance supplante le gouvernement. C’est ainsi que la « politique du chiffre » remplace celle des buts pour la société et le bien commun.
Alors, il n’y a plus à s’étonner de la disparition du politique et de l’abstentionnisme ou de l’inconstance des citoyens : la gestion ne passionne personne, la réforme est l’autre mot pour régression du bien commun, l’alternance des politicards ne change rien puisqu’ils sont tous des « quantativistes » du progrès. On vote un coup à droite, un coup à gauche afin que ce ne soit pas toujours les mêmes qui tondent le peuple. Dans ce contexte, on s’intéresse à la vie privée des représentants car leurs vices personnels pourraient avoir des conséquences fâcheuses dans leur action publique. C’est tant mieux pour les médias qui remplacent le débat politique par l’étalage des politicards ; cela fait vendre et surtout cela ne change rien au modèle de société axé sur la prospérité matérielle, l’accumulation de capital, la consommation et le gaspillage.
Les politicards objectent que la politique et l’État ont perdu leur puissance par suite de la mondialisation et de l’internationalisation des problèmes. Ils oublient facilement que ce sont eux qui ont créé les conditions de la globalisation sauvage et de la concurrence sans limites. Ils omettent de dire qu’au lieu de faire une Europe fédérale et coopérative, ils jouent perso et intérêts nationaux ; pas ceux du peuple, ceux des industriels et financiers qui financent leurs campagnes électorales. Ils cachent qu’ils sont imprégnés par le libéralisme capitaliste et refusent tout autre modèle de société.