Fallait-il voter ?

mis en ligne le 16 mai 2002
Un vote stratégique ?
Le point important, pour élaborer une stratégie, c’est d’évaluer avec autant d’exactitude que possible la situation, et d’envisager ses probables développements.
Nous sommes le 21 avril, il est 20 heures. Jean-Marie Le Pen « fait deuxième » à la présidentielle. Immédiatement, le front républicain se met en place, et presque tous les partis politiques appellent à faire barrage à l’extrême droite, c’est-à-dire à voter Chirac. Les médias font chorus, l’émotion est grande. La Patrie est en danger !
En danger ? Voyons les chiffres. L’extrême droite totalise moins de six millions de voix, sur quarante et un million d’inscrits. Avec une excellente campagne et un coup de pouce du hasard (un fait divers sordide, par exemple, ce qui ne s’est pas produit) on peut craindre qu’elle puisse gagner quelques millions de voix entre les deux tours. Ne mégotons pas, et disons dix millions en tout. C’est bien sûr tout à fait improbable dans la situation actuelle, mais mettons les choses au pire.
Imaginons un taux d’abstention de 50 % (du jamais vu pour une présidentielle). Restent dix millions et demi de voix à Chirac, qui l’emporte. C’est-à-dire que dans l’hypothèse la plus favorable pour lui, par ailleurs tout à fait saugrenue, Le Pen n’est toujours pas élu !
Et cela, le soir du 21 avril, tout le monde le sait.

Un vote utile ?
Pourtant, la gauche la première, on crie au loup et on rameute pour le candidat qu’on voulait hier mettre en cage. Le cul de basse-fosse devra attendre, il faut porter, tous ensemble, le supposé escroc au pouvoir.
Ce n’est pas tout. Il faut que le candidat prévaricateur triomphe. Puisqu’on n’espère pas réduire le nombre de voix du FN, Chirac doit gagner avec le plus gros pourcentage jamais vu. Ce sera, nous dit-on, un symbole et un avertissement.
Ah oui ? Croyez-vous que Chirac s’inquiète de qui vote pour lui ? Croyez-vous qu’il se sente engagé à quoi que ce soit ? Ce qu’il voit, c’est qu’il est élu, « perché ». C’est qu’en jouant avec les idées lepénistes, il a une chance d’obtenir une majorité à l’Assemblée, peut-être même élue grâce au front républicain. Et Sarkozy, à peine les résultats du premier tour connus, d’en rajouter une louche ou deux sur l’insécurité. En fait, plus sa majorité est large, plus il est incité à faire, plus ou moins discrètement, le jeu du Front national.

Contre la République ?
Cela étant clairement posé, devions-nous, nous, anarchistes, voler au secours de la victoire ?
Il me semble important de le rappeler : les anarchistes ne sont pas républicains. La République est la forme étatique habituelle de la domination capitaliste. Pas plus, nous ne sommes démocrates. Nous voulons la destruction du pouvoir et du gouvernement, pas son contrôle par le citoyen, cette fiction. Nous ne pouvons avoir de raisons autres que circonstancielles de les défendre. Nous ne leur devons de soutien que celui que, suivant l’expression consacrée, la corde doit au pendu.
Notre but, notre seul but, c’est l’émancipation humaine ; à cette aune se mesurent nos actions.
En quoi, donc, le fait d’accourir à l’aide d’un régime qui est notre ennemi, et qui n’en a d’ailleurs pas besoin, fait-il progresser notre cause ? Plébisciter celui qui symbolise la concussion, les « affaires », est-ce rendre un service à la démocratie, ou précisément aux libertés qu’elle octroie et que nous apprécions ? Traduit par un vote Chirac, notre anti-fascisme ne prend-il pas des allures de profession de foi républicaine ? N’est-ce pas là semer une regrettable confusion ?
Peut-être qu’il s’agit de ne pas « se couper des masses » ? Mais en quoi le fait que des anarchistes s’associent à l’hystérie républicaine rendrait-il plus intelligible notre rejet du système électoral ? Aurions-nous gagné du crédit à répéter une erreur largement partagée plus qu’à défendre une position raisonnable mais très minoritaire ? Auprès de qui aurions-nous gagné ce crédit ? Auprès du « peuple de gauche » ?
Mais quel dialogue, quelle confiance peut-on établir avec ces militants en minimisant les points de dissension, en essayant de leur dissimuler notre aversion fondamentale pour ce qui fonde leur engagement, la République ? À quoi bon leur laisser croire que nous partageons le même idéal, pour qu’ils découvrent plus tard que nous mentions ?
N’est-il pas plus inspiré de dénoncer la politique de leurs partis jusque dans leurs options fondamentales, républicaine ? Et de tâcher de les convaincre de nos idées plutôt que de se convaincre des leurs ?

Pour l’anarchie !
La récente élection a montré un rejet immense de la politique et des politiciens gestionnaires de l’État. Un tiers de l’électorat n’a pas jugé bon de se déplacer. Jamais les « petites listes », soi-disant alternatives, n’ont réuni autant de suffrages. La diabolisation d’un Le Pen, aujourd’hui inoffensif avec ses six millions de voix, est une entreprise de sauvetage de la politique élective. L’appel à voter Chirac ou la dissimulation de notre abstentionnisme sont des erreurs stratégiques. Elles renforcent notre ennemi au lieu de l’affaiblir, elles brouillent le message que nous adressons au monde. Plus encore, ces tactiques erronées qui s’adressent à « la gauche », au lieu de s’adresser aux classes ouvrières, sont négatrices de la lutte des classes, fondement de l’anarchisme révolutionnaire.
À tous ceux qui répudient le parlementarisme, nous devons ouvrir une perspective franchement, ouvertement révolutionnaire. Nous devons affirmer crânement nos positions anarchistes, rallier si possible les hésitants. Le rôle de militants révolutionnaires, et de leurs organisations, est là : tenir ferme le cap, offrir un point d’appui solide à ceux qui veulent changer le monde. En période de crise, particulièrement, notre responsabilité est grande. Non, nous ne sommes pas républicains. Non, nous n’allons pas voter, ni « pour » ni « contre ». Oui, nous voulons noyer la démocratie. Nous sommes anarchistes, nom de Dieu !



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


nervous breakdown

le 27 septembre 2011
Très bon article et très bien documenté par contre je pense que Le Pen aurait gagné des voies entre les deux tour notamment du coté de la droite dure bien que ceci n'aurai sans doute rien changé au résultat.