La Communauté du Sud : une expérience d’autogestion en Uruguay

mis en ligne le 19 mai 2011
Fondée en 1955 à Montevideo, en Uruguay, la Communauté du Sud a été sans cesse confrontée à l’hostilité et à la répression croissante du pouvoir aux mains des militaires, ce qui l’a contrainte à quitter le pays en 1975, à la recherche « d’un climat social plus propice ».
Elle se définissait comme « une expérience de vie coopérative totale » qui se donnait pour objectif de couvrir tous les besoins de ses membres : travail, consommation, éducation, loisirs, relations interpersonnelles, etc., en adoptant des formes libertaires et communautaires. Le nombre des membres de la Communauté tournait, vers les années 1960, autour de cinquante, soit approximativement un tiers d’enfants, un tiers de femmes et un tiers d’hommes dont, parmi ces derniers, deux avaient plus de 70 ans. à ce noyau venaient s’ajouter dix adultes qui participaient au travail et à la consommation, mais qui ne vivaient pas à l’intérieur de la Communauté.
Tout ce monde vivait dans un domaine de deux hectares situé dans la banlieue de Montevideo, capitale de l’Uruguay.
Les locaux comprenaient notamment une salle à manger et une cuisine communes, une laverie, une bibliothèque et des lieux de loisirs ; des locaux étaient destinés aux enfants, selon leur âge ; on comptait aussi des ateliers d’artisanat et de libre expression, ainsi que des espaces ouverts pour le jeu. Outre les pièces servant au logement des membres, il y avait une basse-cour et un petit potager. L’activité économique fondamentale s’exerçait dans une imprimerie située dans le centre de la capitale, où les membres qui y travaillaient se rendaient quotidiennement.
L’assemblée générale, qui se tenait toutes les semaines ou tous les quinze jours, définissait les lignes générales concernant l’économie, l’éducation, ainsi que les relations de la Communauté avec le milieu social proche ou lointain. Deux assemblées annuelles particulières étaient consacrées à un travail plus important de planification, touchant notamment aux investissements, à la définition des priorités, à la distribution des lieux et horaires de travail, à l’organisation des études et des loisirs. En même temps – et c’était une façon d’articuler organiquement la dynamique de l’autogestion –, chaque secteur d’activité (imprimerie, potager, basse-cour, artisanat, services, éducation) tenait sa propre assemblée, autonome.
Les fonctions de coordination et d’administration à chaque niveau étaient à la charge de camarades ou de commissions (provisoires ou permanentes) désignés et révocables à tout moment par les assemblées correspondantes.
Un noyau de coordination générale était formé de délégués des différents secteurs d’activité. Toutes les réunions spéciales, ainsi que toute la documentation et les rapports, étaient ouverts ou à la disposition de tous les membres.
Tous les aspects de l’économie étaient intégrés à l’intérieur d’un système communautaire.
La propriété était commune et indivise : tout apport est un bien social collectif, et ont droit à la jouissance de l’usufruit tous ceux qui adhèrent aux mêmes idées ; il est définitivement écarté du système de la propriété privée et des possibilités d’héritage.
Production et consommation étaient planifiées ensemble et organisées en fonction l’une de l’autre, au moyen de mécanismes de décision collectifs. On s’efforçait de répondre aux besoins individuels et collectifs sur la base d’un niveau de vie consciemment choisi. On répondait aux problèmes de dépendances économiques, tels que ceux posés par la maladie, la vieillesse, l’invalidité ou l’enfance par des moyens solidaires et intégrés à la vie même de la communauté. On voulait montrer de la sorte que les assurances sociales, les garderies bureaucratiques, les foyers pour vieillards ne sont que des palliatifs déshumanisants.
On tentait aussi d’intégrer le travail, l’étude et la plus haute compétence possible, afin de parvenir à une augmentation progressive du temps disponible pour connaître, chercher et créer directement sur les lieux de travail.
Peut-être serait-il opportun de clore cette description en reproduisant quelques passages d’un rapport de 1971 qui en offre une vision générale : « Nous devons concevoir des relations économiques nouvelles. Nous interroger collectivement et non individuellement au sujet des moyens et des buts à atteindre. Créer un pouvoir collectif réel à propos des conditions d’existence de tous. Réaliser une amélioration qualitative.
La situation des travailleurs, de l’homme commun, n’est pas fondamentalement différente dans les divers systèmes, capitalistes ou socialistes, privés ou étatiques, bureaucratiques ou militaires. Dans tous, les relations réelles de production, du point de vue du travailleur, sont semblables. L’objectif que nous visons, d’une société nouvelle, ne peut être seulement l’abolition de la propriété privée, abolition que les monopoles et surtout la bureaucratie réalisent progressivement, en ne provoquant rien d’autre qu’une aggravation des méthodes d’exploitation et de domination.
Le problème du changement réside dans la capacité du peuple à diriger la production et la société comme un tout. Passer de la critique du pouvoir du capital dans la production à la critique du pouvoir dans la société, sur la base d’institutions et d’unités que les hommes comprennent et dominent.
Notre projet communautaire, dans une perspective fédéraliste et plurielle, est un timide effort pour parvenir à la réalisation de ces idées. Il cherche à créer des activités coopératives, solidement organisées, permettant une pratique réelle et concrète… […] Tant la pratique que la théorie communautaires accordaient une place à part à l’éducation, indiquant par là que c’était l’action humaine la plus engagée et la plus importante. Penser à l’éducation, aux enfants, à nos enfants, c’est nécessairement penser au monde que nous voulons leur présenter, aux options que nous voulons leur montrer, à la richesse, dans l’ordre des relations humaines, que nous avons la responsabilité de leur offrir. C’est pour l’avoir ainsi compris que nous avons décidé d’une action communautaire, un début déjà et sur toute la ligne. En sachant que ce choix n’a de sens que s’il est le premier mouvement vers un changement total au niveau de la société globale. Nous-mêmes, en prenant en charge la vie de nos enfants, nous devons prendre conscience que nous assumons une partie indispensable de ce changement.
Les voir comme des êtres neufs qui nécessairement réclament et se préparent pour un lendemain positif. Dans ce but, nous devons prendre soin de leur corps, fortifier leur personnalité, et nous constituer en milieu social révolutionnaire qui protège leur développement. Parce que nous savons que c’est en vivant qu’ils développeront l’amour, la solidarité, le respect, la liberté. »
Les thèmes de l’éducation exigeaient une réélaboration permanente et même déterminaient beaucoup d’autres aspects de la vie de la Communauté : les horaires de travail et de vacances étaient définis en fonction du temps nécessaire pour faciliter le contact des parents et adultes avec les enfants. Pendant qu’elles allaitaient, les mères étaient dispensées des tâches qui les auraient empêchées de se consacrer entièrement à leur « fonction ». De manière progressive, les enfants s’intégraient à des groupes de leur âge, sous la surveillance de camarades qui choisissaient de s’y consacrer.
À 6 ans, les enfants étaient engagés dans une expérience qui était peut-être ce qu’il y avait de plus important dans la Communauté du Sud : ils étaient appelés à vivre dans un local prévu à cet effet ensemble avec le groupe d’enfants d’âge scolaire. Et là, à leur échelle, et avec l’appui direct d’un ou deux adultes, chaque groupe de huit à dix enfants vivait une expérience d’autogestion et d’auto-organisation.
Tous les sujets qu’ils pouvaient aborder : alimentation, propreté, activités récréatives, études, analyses de leurs conflits interpersonnels, étaient pris en charge par eux-mêmes et résolus à l’aide des mécanismes qu’ils créaient à cet effet (réunions, distribution des tâches).
Dès l’âge de 6 ans, ils effectuaient des tâches productives, quand ils atteignaient 16 ans, ils travaillaient trois à quatre heures par jour selon un horaire équilibré avec leurs heures d’études. Chacun disposait d’une dotation personnelle (un peu moins importante que celle des adultes) pour ses frais particuliers (gourmandises, sorties au cinéma et au théâtre, etc.).
Périodiquement, des réunions d’évaluation avaient lieu avec la participation des adultes. On y analysait la marche du groupe et de chacun des enfants. À 12 ans, ils vivaient dans des chambres individuelles, et participaient, quand il en avait été décidé ainsi, aux assemblées générales et aux réunions des lieux de travail. Après 18 ans, on programmait un départ d’une année, pour une expérience dans une autre communauté et un voyage à travers l’Amérique latine, dans le but de faire plus amplement connaissance avec d’autres réalités. Grâce à quoi, on estimait qu’ils disposaient des conditions requises pour décider de leur intégration, ou non, dans la Communauté, avec les devoirs et tous les droits que cela impliquait.
Dès sa création, la Communauté du Sud s’était fixé comme projet majeur la création d’une « communauté des communautés » et l’insertion dans l’environnement, de façon à fonctionner comme vecteur dans le processus de changement social. Son histoire est ainsi celle d’une expérience intégrée et intégrale, celle d’un effort pour créer un mouvement intercommunautaire. Ce fut aussi un effort pour établir des relations d’implication et d’intégration au niveau du « coopérativisme » ouvrier, de la production, du logement ou de la consommation, des organisations populaires de quartier ou de corporation, ainsi que des organisations spécifiquement anarchistes.
Actuellement, compte tenu de l’oppression qui règne en Uruguay, les diverses expériences communautaires ont eu à subir une dure répression. Nombre de ces expériences ont subi des persécutions et ont fini par être éliminées.
Pour ce qui est de la Communauté du Sud, après avoir traversé de nombreuses années de difficultés et d’insécurité, après que ses membres eurent été plusieurs fois emprisonnés et mis dans l’impossibilité de travailler, elle a dû se résoudre à quitter l’Uruguay.
Le cadre d’un simple article se prête mal à la description d’une vie communautaire parvenue à un tel degré de complexité. Ce que nous en avons dit doit s’entendre également comme le développement continu et contradictoire d’un groupe qui lutte contre tout un système, mais qui dans le même temps en subit l’envahissement. Nous, auteurs de ce rapport, nous sommes un groupe communautaire constitué sur des bases semblables mais adaptées à notre nouvelle situation en Suède : groupe formé par des gens venus de la Communauté du Sud, par d’autres émigrés latino-américains et par des Suédois. Aujourd’hui, nous cherchons à nous assurer une base matérielle au moyen d’une imprimerie et d’une maison d’édition autogérées, et nous entretenons des relations avec des groupes communautaires suédois et européens, ainsi qu’avec diverses expériences alternatives (mouvements écologistes, ateliers de travail, théâtre de masse, etc.).
Une des tâches que nous assurons depuis maintenant cinq ans est la publication, en espagnol, du bulletin Comunidad et c’est la première tâche que nous avons maintenue à notre arrivée en Suède.

Les membres de Comunidad exilés en Suède
Article paru dans la revue L’ARC en 1984 (n° 91-92)