Homo fellator : pour une anthropologie libertaire de la fellation

mis en ligne le 10 mars 2011
1626FellationPour la juste et tant vitale cause antitabac, une image publicitaire (par DNF, « Droits des non-fumeurs » : le droit, en tous lieux publics, de ne pas subir, enfumés vifs, le fléau politico-tabagique) montre deux adolescents, un garçon et une fille, agenouillés, cigarette au bec, au contact d’une adulte braguette. Addiction au tabac d’un côté, suggestion d’une fellation de l’autre, l’affiche choc ne glisse (du latin lapsus, action de glisser, de trébucher) guère plus que le doigté d’une « sèche » – mais pour quel contact odieux, ô Dieu ! Tout cela, en bonne rêvasserie de pub putassière, est bourré de symboles, vagissant à partir autant d’une pulsion de mort gavée de terreur tabagique (Fumer tue) que d’une pulsion sexuelle revendiquant, contre un Magritte surréaliste, que ce que l’on voit sur l’image est bien, vulgairement parlant, « une pipe » – soit, horresco referens, ô horreur, une fellation : acte de sucer le sexe partenaire (homme ou femme). Une secrétaire à la Famille, in nomine patris et filii, s’en indigne et morigène, enfourchant presto les ailes angéliques de l’étalon Pégase-des-sondages. Mais l’émoi, tonitruant au départ, allant s’effilochant, la chose rentre dans le pimpant désordre ambiant – bling bling boom boom. L’air de la « fellation », qu’alimente la calomnie, comme nous l’a si bien enseigné notre grand fellow Beaumarchais, ne marche pas (sic) de ce pain-là – et tintinabule donc toujours à notre oreille un impayable vaudevillesque lapsus linguae (encore du latin – c’est par pudeur, on l’aura compris, que j’y recours, dès lors que je renvoie, il le faut bien, obscéniquement, aux « parties honteuses », en latin pudenda – et, comme on sait, il faut sans cesse remettre les pudenda à l’heure des prudes castrations), un lapsus linguae, dis-je, érigé désormais « historique » (c’est la mode, pet de lapin ou n’importe quel but marqué par n’importe quel ballonneux fait l’affaire) : une ancienne garde des Sceaux voulant « faire signe » chicos vers l’« inflation », sa langue fourche, elle articule « fellation », laquelle, quoique prétendue « quasi nulle », ne s’en gonfle pas moins d’une inflation de sourires entendus et de finauds et égrillards clins d’œil aux moustaches gauloises. On se « fellicite » en chœur et en familles, ces « familles d’esprits », vous savez, médiatiques et numériques en tête, qui jouent les entremetteurs et les « remettez-nous ça » – le tout finissant, mollissant, par retomber en aphanisis (mot grec, cette fois, proposé par le psychanalyste anglais Jones – du grec de divan comme on dit du latin de cuisine, qui signifie : disparition, extinction du désir).

Le travail de la langue
Faut-il, lassés de cheminer au bord d’elle (d’elle : la langue fourchue), se contenter de ce charivari rigolard à la Ruquier, et planter là l’universelle fellation dénoncée comme honteuse, salopée clopée par la pub et glaviotée en mérycisme (rot), et la laisser sombrer toute honte bue et rictus scellés dans les franfreluches, becs de merluche et nunucheries médiatiques, qui en font des gorges chaudes, tournant toute chose, et singulièrement la sexuelle, en « gaudriole » – bien loin, cet hilaro-fascisme, de l’étymologie latine gaudere, qui veut dire : jouir, se réjouir ? D’un tel « réjouir », justement, ces deux récentes jaculations en grincement de crécelles nous offrent une occasion exceptionnelle de ne pas nous contenter de mollement surfer sur la seule expression lapsus linguae définie comme dérapage, faux pas ou dérive de langue, « acte manqué » de la parole, ce Witz que décrit si bien le réjouissant et incontournable ouvrage de Freud, Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient.
Aussi, prenant au vol le terme de fellation traité partout en vilain mot frotté de satanisme, l’éthique libertaire humaniste nous enjoint de proposer une perspective rationnelle, et chercher à savoir ce qu’il en est, avec toute sa puissance analytique (« travail du rêve », « travail du deuil », « travail de la lettre », « travail de l’après-coup », etc.), du travail de la langue, « travaillée ici en profondeur dans son économie et dans sa science propre », dirait Dubourg – travail libidinal qui pourrait bien constituer la plus sûre définition de la fellation, abordée en tant que donnée anthropologique, au triple plan de l’acte, de la puissance (du potentiel), et du symbole. Et tout cela tombe au bon moment, en cette aurore 2011 (que nous saluons d’un « e viva il socialismo viva la libertà », comme dit le chant italien célébrant le grand libertaire Giordano Bruno – vive donc ce double Un-là, ce 1 & 1, dont la double érection unaire est peut-être annonciatrice de hardies co-itérations) – bonne nouvelle année neuve, telle que partout congratulée ad nauseam, mais que tous les pouvoirs actuels incrustés et prochains, au bord de la débâcle dans l’immonde et l’immondice, mettront plus que jamais à profit (le Profit-Roi, majestueux étron partout trônant – voyez-y-le comme le nez au milieu d’une fellation) pour salement redoubler de neuve férocité sado-maso, onanique et castratrice, portée par les glaireuses logorrhées politiciennes médiaticiennes – jusqu’à la nausée.

Langue de chair contre langue de bois
Prise à son niveau le plus élémentaire, la fellation, qu’encadrent les avenantes parenthèses labiales, désigne l’exercice sexuel musculaire d’une langue musculeuse, musculatoire, proprement musclée (entendre ici « musclé » comme l’exact contraire des opérations politiciennes et policières, militaires et militantes, qualifiées martialement de « musclées », qui ne sont qu’agressions et exhibitions de violence, viol des trois glorieuses « valeurs de la République » – mais surtout de l’être même de l’humanité).
Agent central et hyperactif de la fellation, la langue – il importe au plus haut point de le rappeler – est un organe aussi ordinairement banal que fabuleusement extraordinaire, « le muscle le plus puissant du corps humain », a-t-on dit, aux fonctions, compétences et performances multiples, incomparables, mémorables : Tétée, Déglutition, Gustation, Mastication, Phonation, Expression, Respiration, Croissance, etc. Retenons entre autres ce détail crucial : « L’os hyoïde sur lequel la langue s’insère est un centre névralgique connecté à la totalité des chaînes musculaires du corps. La position de la langue influence directement le tonus postural et la position du diaphragme » – et réjouissons-nous de son rythme palpitant : les contacts avec le palais se font quelque 1 500 à 2 000 par jour. Incontestablement pivotale est la position de la langue dans l’organisation biopsychique de la structure humaine – et fondamental, toutes dimensions mobilisées, son rôle dans l’économie libidinale de la personne.
Il n’est nul art d’aimer, Ars amandi ou Kamasutra, qui n’offre, dans ses panoplies plus ou moins savantes ou capricantes, quelques notables et gracieuses figures de fellation (terme qui inclut ici le cunninlingus – encore du latin, bien sonnant, tandis que le gracieux clitoris vient du grec, on ne sait plus où donner de la tête de langue !). Tout individu, qu’on se le dise, est en mesure de constituer un vade-mecum amoureux à sa convenance, selon ses dispositions et dispositifs organiques, sexuels, sociaux, culturels, idéologiques et autres – à condition qu’il consente à vraiment donner de la langue, à faire don amoureux de langue, à reconnaître à la langue sa juste, ample et légitime compétence érotique. C’est pourquoi, compte tenu du contexte exacerbé de mépris et d’occultation dans lequel se trouve aujourd’hui fourrée la fellation, il nous a paru opportun d’ouvrir la perspective d’une anthropologie mineure, humaniste et libertaire, de la fellation – mineure – au sens exact où le philosophe post-freudien Deleuze parle d’une « littérature mineure » représentée par Kafka et Beckett, rudes, sensibles et pugnaces « anthropologues » de notre temps (la majeure – déjà érotisée par les expériences infantiles et par l’addiction à une manducation hystérique et à un pantagruélisme inflationniste – étant réservée, d’origine et de plein droit, à la langue en tant qu’organe de parole et de consommation du monde).
Vu que ce mot de « fellation » se trouve aujourd’hui répudiquement vomi (beurk) par l’alliance obscène d’âmes puritaines et de glaviotis médiatiques sous le signe des « valeurs de la République », leitmotiv de la déferlante et décervelante langue de bois, frottons-la donc, notre « honteuse » fellation, à ces honorables « valeurs » : revendiquons langue de chair contre langue de bois ! Ces « valeurs », avec leurs poussées actuelles d’éléphantiasis, ont nom « liberté, égalité, fraternité » – tiercé pour clameur, culte tricolore et cabotinage politique. Eh bien, tentons le coup, confrontons-les, voyons ici si, à s’y immiscer, la fellation saura faire feu et flamme de tout bois !

Fellation et vertus républicaines
Liberté : la langue musclée offre de la liberté l’expression charnelle la plus dense, elle offre à la liberté son plus puissant organe. Mais elle est encore plus vaillante au plan de la fellation, car elle n’est plus soumise aux impératifs du parler, du consommer, du sommer. Qu’il s’agisse de fellation stricto sensu (le sexe de l’homme pris en langue) ou de cunnilingus (mot à mot, en français culinaire, con-en-langue : le sexe de la femme – clitoris, lèvres externes et lèvres internes, poils en sus et anus en prime – pris en langue), la fellation s’apparente à un surplus, une prime de culture érotique, en même temps qu’elle perpétue l’expérience biologique primordiale de la succion natale, anténatale (du fœtus), postnatale, et possiblement l’écho d’un usage originaire de la langue apparenté à certains comportements animaux vitaux (lécher le nouveau-né). Si la langue reste à l’évidence polarisée sur les organes sexuels, elle n’en tient pas moins le corps entier sous sa coupe, elle peut le parcourir en tous sens et élire ses propres foyers (fétichisme du pied, du sein, du poil, de l’oreille, de la peau, etc.) ; elle laisse disponible le corps du partenaire qui, échappant aux astreintes de l’étreinte sexuelle, des membres et du face-à-face, peut, de diverses façons, libérer en légitime et intime liberté les élans, mouvements et réactions (membres, doigts, voix, fantasmes) qui adviennent en lui et qu’il accueille en euphorie.
Égalité : pour peu, ce qui est loin d’aller de soi, qu’il y ait affinités électives, loyauté et partage dans l’exécution d’actes sexuels identiques, accomplis comme en miroir, c’est peut-être sur le terrain de l’égalité que l’apport humain de la fellation – à vocation humaniste et libertaire, redisons-le, car fonctionnant comme construction érotique du soi-avec-l’autre – est le plus remarquable. Les postures de domination, imposées par abus de pouvoir, violence ou vénalité, tendent à s’estomper, s’y trouvent déplacées. Il y a volontarisme, négociation tacite ou explicite, et parallélisme entre les partenaires, singulièrement lorsque ces derniers s’adonnent, corps accordé à corps, allongés, en superposition, en parallèle inversé, à genoux ou autres postures, à un acte de succion fellation-cunnilingus assumé en un commun et harmonieux partage. Ce sont les agencements corporels de la fellation qui semblent appeler, d’eux-mêmes, un sentiment d’égalité. On pourrait parler, sous réserve d’arguments, d’un « homo fellator » (la paléontologie nous sort bien, de son chapeau claque bourré d’ossements, un homo antecessor, un nôtre ancêtre descendant d’un homo ergaster), adonné à l’exercice érotique de la langue, dont le baiser, en son universel et quotidien usage, serait le plus petit commun dénominateur. Le cinéma en a fait son cheval de bataille – exemplairement avec le long baiser Cary Grant-Ingrid Bergman dans Les Enchaînés (Notorious) de Hitchcock. Il trouverait sa pleine expression dans le système fellation où se combinent, en proportions variables, acte, fantasme et symbole. Le sentiment d’égalité impliquant don et échange, on imagine aisément que, s’il vient à faillir sous l’effet des exorbitantes exigences et censures sociales, la dynamique orgastique subirait de plus ou moins graves déficits et déplacements tricheurs.
Fraternité : on voit mal, au premier abord, comment le système fellation pourrait accéder à cette troisième et plus haute marche du podium des vertus républicaines, la tant vantée et toujours aussi misérablement filiforme « fraternité ». Les pratiques usuraires et abusives du mot « fraternité », à la frémissante résonance, donnent le frisson. À peine entendons-nous l’appellation « frères » (« partis frères » du stalinisme, « fraternités » étudiantes fascistes, « grands frères », ordres, ligues, associations, franc-maçonneries, communautés politiques, religieuses ou idéologiques, où l’on se donne du « frères » avec main sur cœur et trémolos en voix) – on peut être sûr que ne tarderont pas à jaillir couteaux, yeux haineux, langue perfide, revolvers, kalachnikov et bombes pour fort fraternellement s’entre-massacrer. Mais c’est peut-être cela, précisément, qui nous inciterait à attribuer à la fellation une place singulière, inattendue, loyale, dans une anthropologie qui aborderait sur le mode mineur (entendons par là registre discret de « vie privée », et non comme « structure élémentaire de la parenté ») un sentiment de fraternité par essence collective : langue charnelle contre langue balistique !

« Expérience sexuelle avec variations »
Une élémentaire démonstration exigerait, au moins, la mobilisation de diverses mythologies montrant la liaison étroite, dite « incestueuse », entre fraternité et sexualité (Isis et Osiris), ainsi que les témoignages et cas d’espèce qu’une anthropologie psychanalytique d’inspiration reichienne s’attacherait à mettre en lumière. Mais c’est vers la seule littérature que nous préférons ici nous tourner, pour lui emprunter un remarquable et brûlant exemple puisé, très précisément, dans l’ouvrage de Robert Musil, L’Homme sans qualités. La relation entre Ulrich, le héros ou anti-héros ou non-héros (l’homme « sans », à la manière d’un Armand Robin poète – an-archiste – prodigue du « sans » : Ma vie sans moi) et sa sœur Agathe, tient un rôle à la fois distancié et central dans l’ample peinture d’époque, à la veille de la Première Guerre mondiale, que propose l’écrivain autrichien dans son magistral ouvrage. Ulrich et Agathe se retrouvent après de longues années de séparation ; ils apprennent à se (re) connaître, s’apprécier, s’aimer, se désirer. Un texte intitulé Le Voyage au paradis montre le couple brûlant de passion amoureuse dans une petite station d’Italie, « au bord de la mer tyrrhénienne ». Entre mer, soleil, nuit et rochers, ils explorent toutes les jubilances de la sexualité : « Ils parcourent, écrit assez platement Musil, la gamme de l’expérience sexuelle avec variations. » Au lecteur d’imaginer lesdites « variations » (d’où ne pourrait être évincée, à l’évidence, la fellation) – que Musil pour sa part exalte en moments de plénitude, extatiques « stations » (au sens du mystique soufi du Xe siècle Niffari) : « Et après coup c’était dans chaque détail un bonheur de conspiration » ; « l’épuisement de la jouissance excessive dans le corps, la moelle vidée » ; « Alors, pour les corps, le miracle se produisit. Soudain Ulrich fut en Agathe ou Agathe en lui. » L’intensité de l’union est telle qu’elle porte au-delà d’elle-même, au-delà de la « sœur jumelle », de l’unité duelle, de la « mystérieuse sympathie », de l’interpénétration des irréductibles différences. Temps et espace s’ouvrent à leur « âme… démesurément tendue » : « Ulrich et Agathe étaient debout devant le calme de la mer et du ciel comme ils l’eussent été des centaines de milliers d’années auparavant » ; « ils avaient sombré dans ce feu envahissant, omniprésent ; ils étaient à flotter dedans comme dans un océan de plaisir, à y voler comme dans un firmament de délices. » à ce point d’acmé, le désir explose pour, par delà le un-deux du couple, devenir « encore douze, mille, un grand nombre d’êtres » (on pense aux paroles de Schiller, mises en musique par Beethoven dans L’Ode à la joie : « Seid umschlungen, Millionen ! Diesen Kuss der ganzen Welt ! » (Étreignez-vous, millions d’êtres ! Ce baiser au monde entier !) – cité par Romain Rolland dans l’introduction de son roman fleuve Jean-Christophe, où il fait état de la « sensation océanique » comme racine du religieux.)
À partir de quoi se déploie aux yeux des amants cette vibrante et fulminante vision libertaire : « Le monde contient autant de volupté que d’étrangeté, (autant de tendresse que d’activité, il est plutôt une ivresse sanguinaire, un orgasme de bataille… » Et le lucide Musil de conclure abruptement : « Ulrich et Agathe, au fond, c’est un essai d’anarchisme dans l’amour. » En nos temps d’infamie que ravagent répressions sanglantes, guerres ouvertes et fanatismes portés à l’extrême puissance « haine », pareil propos s’offre à nous en un altier programme, pour un anarchisme élevé à la puissance « vie orgastique ».