L’art dans les luttes

mis en ligne le 18 novembre 2010
Il y a plus de quinze jours de cela, j’ai non-animé une émission autour de l’art contemporain sur Radio libertaire. Pourquoi ? Je ne savais pas quoi partager avec les auditeurs à ce moment-là, au cœur des mouvements sociaux, avec l’impression tenace d’un regard radiophonique inapproprié à la situation, de l’ordre du futile, d’une forme de malhonnêteté intellectuelle et d’usurpation dans nos préoccupations.
Il me semblait, ainsi qu’à d’autres, qu’un trop grand décalage avait lieu entre la réalité sociale et les événements art contemporain du moment, aux thèmes trop superficiels au regard de l’actualité, malaise accentué par ce qui ressemble de plus en plus à une course effrénée et stérile vers l’expo mégacollective par empilement d’artistes, comme un référencement sans sens de catalogue.
Quelque chose de l’art entertainment marchant donc, oscillant entre autisme des réalités et grotesque, agissant par là-même comme révélateur évident : celui de mondes à plusieurs strates, des vécus parallèles, monsieur-et-madame-tout-le-monde dans la lutte à côté d’une élite artistico-pensante en expos ou foires.
De plus, l’art contemporain s’appréhende avec une temporalité qui ne sied pas à l’urgence, mais demande ce temps nécessaire à l’interprétation, la réflexion et l’appropriation du message que l’on veut y voir (ou non), forme de réinterprétation personnelle du message conscient ou inconscient potentiellement universel que l’artiste nous transmet dans l’œuvre.
Une démarche de solitaire. Et un temps de regardant.
Pas celui de l’action, celle dans laquelle nous étions, nous sommes.
J’ai donc pris comme postulat ce soir-là de ne pas avoir d’invité et de ne pas parler sur Radio libertaire de cette actualité : l’art contemporain aujourd’hui ; et ai fait une non-émission, soit un refus, une tentative entre manifeste, happening et provoc, avec comme seul propos la lecture d’un texte similaire à celui-ci en fin d’émission.
Il y eut une suite : des réactions, des interrogations sur l’art plus généralement et non plus l’art contemporain seul, et des textes en réponses dont certains vous sont présentés ci-dessous, nourrissant ainsi cette réflexion initiale.
C’est pourquoi nous vous invitons à participer par votre réflexion et vos questions à l’émission du 19 novembre prochain, en soirée sur Radio libertaire, en téléphonant au 01 43 71 89 40. « L’art dans les luttes » de 22 h 30 à minuit environ, avec un plateau de différents participants : animateurs de Radio libertaire, membres de groupes de la Fédération anarchiste, critiques d’art, artistes… (89,4 MHz en région parisienne et partout sur internet).

Nathalie McGrath
Muzar

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On peut aussi s’intéresser à l’art moderne et contemporain parce que la recherche de nouvelles formes en art a eu une influence sur les luttes politiques et vice-versa. Parce que l’histoire du XXe siècle en art semble être très souvent une suite de tentatives des artistes d’échapper au monde marchand, de faire quitter à l’objet d’art son statut de marchandise et d’influer sur le regard, les relations humaines et les espaces de vie.
C’est parfois puéril, il y a de la fumisterie, beaucoup se sont engouffrés, les suivistes, pour récupérer cette tension et en faire du commercialisable. Le nouveau étant vendeur et la pose de rebelle pouvant rapporter célébrité et dollars. On peut dire que le système a su tout récupérer, que les artistes ont joué avec et se sont fait acheter, il n’empêche qu’ils ont modifié notre regard, notre perception des choses…
On peut aussi analyser l’art du XXe comme une tentative de vivre les bouleversements possibles, en germe dans la société, les prises de conscience, au présent, tout de suite, sans attendre une révolution qui ne venait pas ou qui échouait. Cela a un aspect parfois dérisoire, mais c’est aussi très motivant, provocateur et qui dérange plus d’un schéma de pensée. J’en veux pour preuve l’absence de compréhension de l’art chez beaucoup de militants. Ils n’y voient souvent que la course au fric, la futilité des œuvres, ce qui entraîne un dénigrement tel qu’ils passent à côté de ce que la production artistique a de vivifiant et de formateur pour les consciences et pour la perception des changements dans notre monde moderne. Bref, ils se sont arrêtés (je caricature !) aux impressionnistes et leur vision politique en est resté à la fin XIXe !
Ceci pour dire qu’il n’est pas futile ni hors de propos de parler d’art à la radio, mais que c’est au contraire plus que jamais nécessaire et indispensable ! Il faut que le lien se fasse entre art et politique, pas seulement avec les artistes « engagés » mais avec tous ceux qui révolutionnent d’une manière ou d’une autre leurs pratiques et nos perceptions.
La forme est essentielle, en art comme en politique. Donc il faut apprendre à regarder, à analyser, à sentir et ressentir autrement qu’avec des dogmes (même anars) pour capter le monde qui vit et bouge et pouvoir influer sur sa marche.

Olivier, groupe Gaston-Couté


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L’art de rien. « L’art aussi fait avancer le monde et la société, ce n’est pas quelque chose de vainement superficiel ! »
Et si l’art n’est pas forcément politique, il participe de la politique par son pouvoir d’émancipation.
Car, en effet, sans Altamira ou Lascaux, les primitifs italiens et le Quattrocento, les romantiques et l’art moderne puis contemporain, et je n’évoque que les arts plastiques, il n’est pas pensable que nous soyons aujourd’hui en capacité de poser un regard et un discours critiques sur les déviances dont le « système » nous accable.
L’art est formateur. Émancipateur inlassable et généreux.
Et il n’est nul besoin qu’il soit formellement politique pour être salvateur. Presque exactement le contraire.
Oui, Mozart est un grand « libérateur ». Aussi Bartok et Debussy. Et blablabla, la liste est infinie. Et Courbet, très proche de Proudhon et qui, comme son ami, n’a pas vu venir et s’installer la « révolution industrielle », a quand même été, grâce à sa peinture, pourtant très éloignée de la misère du prolétariat naissant, un formidable passeur d’idées révolutionnaires.
Merleau-Ponty, dans L’Œil et l’esprit, écrit que les artistes (plasticiens) sont « des passeurs d’invisible(s) ». J’ajoute, plus prosaïquement, « sans pancarte ».
Et que le « communicationnel » employé par certain exégète à son propos me semble un néologisme de trop qui fait ressortir et ressentir toute la détresse « communicationnelle » liée au discours sur l’art actuel. Que, pourtant, l’intérêt d’un débat peut susciter en mes intérieurs dévastés. Qui mélange allègrement la langue des présentateurs de télé à celle plus académique d’un discours détaché des conventions pseudo-« modernistes » du langage.
Un paradoxe.
Heu…
Je préfère donc et suis plus sensible à la sémantique « Merlo-Pontyste » qui ne singe pas Pujadas ou l’ex-blaireau du JT de TF1 et vedette des Guignols, Poivre d’Arvor…

Artracaille
Mardi de 11 heures à 12 h 30


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En période de mouvements sociaux, je préfère, concernant Radio libertaire, quand le politique prend le pas sur le culturel que l’inverse. Même si l’idéal serait de réussir à concilier les deux, plutôt que de voir (ou d’entendre) des émissions devenir des non-émissions. C’est un débat important à avoir.
Nous faisons souvent référence dans nos émissions à des œuvres et des artistes engagés, porteurs d’un message politique ou subversif. Et si j’anime une émission musicale sur Radio libertaire, c’est que je pense que certaines chansons valent autant que des tracts ou ouvrages idéologiques. Mais j’ai du mal avec l’idée que l’art soit politique par essence. D’abord parce que ça revient à lui faire porter une responsabilité historique, qui par ailleurs est l’affaire de tous, et lui pose un cadre en dehors duquel il devient, non plus de l’art, mais autre chose, comme il est parfois du divertissement, de la marchandise, etc. (pour les rappeurs du groupe Rapaces, l’art n’existe plus depuis que le capitalisme a fait de l’artiste un ouvrier spécialisé).
Pour être direct, un artiste crée non pour aider à l’émancipation des classes laborieuses, ou dans une généreuse tentative « d’élever » l’humanité, mais principalement par goût pour la création, par talent et maîtrise de son art et pas pour autre chose, également par nécessité financière.
Mais comme un artiste est un être humain et donc un révolté potentiel, il arrive que son art devienne le reflet de sa révolte, et c’est même parfois de cette révolte que naît l’inspiration artistique. Il exprimera alors sa réflexion politique au travers de son œuvre.
D’où les questions suivantes : si l’art n’est pas forcément politique, Radio libertaire est-elle forcément une radio politique ? Aux émissions de notre radio qui traitent de l’art de préférer s’intéresser à la beauté de l’art qu’à la chose politique ? S’agit-il d’un outil de lutte sociale ou d’un média libre, vecteur d’une culture différente, ou présentée différemment ? Les deux, mon capitaine ?
Je n’ai pas de réponses arrêtées sur ces questions, c’est pourquoi je me permets de les poser.

Gilou
Émission « Les enfants de Cayenne »,
lundi de 9 heures à 11 heures



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Futile… Ce matin, j’écoute le Quatuor de Ravel… splendide.
Alors que ce pouvoir en place, brutal, qui écrase tout, qui suscite la violence est mû par un formidable moteur : la bêtise ! Couvert des oripeaux de la prétendue raison, du prétendu sérieux, il n’en est pas moins d’une ignorance crasse… et il le revendique !!!!! Jamais un « chef » comme celui que l’on a sur le dos n’a autant montré la fierté qu’il a d’être sot…
L’art (ne faudrait-il pas remplacer ce mot par… liberté d’expression ?) est le plus efficace rempart à cela. Aucun dictateur n’a ignoré les « arts ». Aucun n’a douté de l’importance de les contrôler, de les soumettre. La surveillance des artistes doit figurer à la première page du manuel du petit dictateur.
Bien sûr, la propagande habituelle nous a mis dans la tête que l’art « c’est élitiste », c’est pour les pédants, les bourgeois… que « ça sert à rien ». Le pouvoir sait comment rallier les commissaires du peuple qui veillent à le maintenir (le « peuple ») dans le noir… à le priver de ce qu’il redoute tant : l’imagination.
D’origine modeste, je résisterai jusqu’au bout pour me respecter et m’enrichir de l’imagination des autres, de la superbe créativité, inventivité, beauté, âpreté, jetée, rejetée, balancée, dispersée par tout ceux qui veulent dépasser et surtout combattre le néant dans lequel ils nous enferment pour jouir, eux, sans fin, sans limite, sans barrière, de ce que nous produisons d’émerveillement, de sensibilité.
Quelle ironie que nous, les anarchistes, fassions des complexes vis-à-vis de cette merveille de liberté qu’est l’art dit « contemporain », c’est-à-dire d’ici et maintenant. Celui qui vit de l’urgence d’inventer, de bousculer, d’étonner, de choquer… Faut-il laisser la place à TF1 ?
Il est urgent, au plus fort des luttes, de promouvoir, de distribuer, de dispenser sans retenue et surtout sans complexe ce qu’ils nous volent et ce qu’ils s’approprient, ce qu’ils veulent nous interdire : la liberté…
Ce matin, j’écoute le Quatuor de Ravel. Nom de nom, que c’est beau et que je me sens exister et… libre.

Christian, groupe Gaston-Couté