La Vénus hottentote : instrument d’une science instrumentalisée

mis en ligne le 11 novembre 2010
Avant que Darwin ne publie L’Origine des espèces en 1859, de nombreux débats occupaient les scientifiques du vivant 1. Parmi les théories cherchant à expliquer la diversité des espèces et leurs caractéristiques, deux en particulier ont fait couler beaucoup d’encre en France. La première, en accord avec le récit biblique, soutenait que les espèces étaient immuables et que, depuis leur apparition, aucune n’avait changé. On appelle cette théorie le « fixisme », défendu entre autres par Georges Cuvier 2 au début du XIXe siècle. Cependant, la découverte de fossiles ne pouvant être décrits comme les restes d’animaux connus et les prémisses de la datation des couches géologiques ont conduit Jean-Baptiste de Lamarck 3, au tournant du siècle, à remettre en cause l’idée fixiste en y opposant une théorie dite « transformiste » selon laquelle les individus s’adaptent au cours de leur vie à l’environnement (« la fonction crée l’organe »), les modifications de leurs organismes se transmettant par hérédité. Cuvier préférait l’hypothèse de catastrophes (dont le Déluge aurait fait partie) ayant eu lieu par le passé pour expliquer la disparition de certaines espèces. Contemporain de Cuvier et de Lamarck, le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire 4 choisit le camp de Lamarck, devenant un adversaire des visions chrétiennes de l’histoire du monde. Lui et Cuvier, au cours de leur lutte théorique, ont participé à un acte abominable, au nom de la science.
En 1815, se produit à Paris un spectacle intriguant – une femme d’origine sud-africaine, Saartje Baartman 5, est montrée au public pour ses particularités physiques telles que ses fesses proéminentes. Geoffroy Saint-Hilaire, qui s’intéresse de près à cette femme, souhaite l’examiner. Née esclave puis vendue pour être montrée comme un animal de foire, elle devient alors un spécimen. Elle est observée, nue, par des scientifiques avides de décrire et de comparer ses formes à celles d’animaux connus. Cuvier, adversaire de Geoffroy Saint-Hilaire, réussit à se procurer le corps de Sarrtje après qu’elle a été emportée par la variole et la dissèque en public après en avoir réalisé un moulage.
L’aliénation presque totale de Saartje (de son vrai nom Sawtche) présente deux aspects : d’une part considérée comme un animal (au sens de non-humain), elle était d’autre part appelée Vénus hottentote, objet de désir pour les hommes qui, attirés, la touchaient dans sa cage et plus tard la violaient alors qu’elle était droguée. Cette dualité n’a néanmoins pas inquiété les naturalistes qui séparaient l’humain de l’animal et, bien au contraire, voyaient là une bonne raison de considérer que certaines races humaines étaient inférieures à l’Européen.
Le « raisonnement » avancé se résume ainsi : une femme issue d’un peuple en partie massacré et réduit en esclavage qui était présentée comme une curiosité de la nature et dépossédée de son corps devait être, par essence, destinée à être inférieure. La condition de Saartje est la preuve de la nécessité de cette condition et d’ailleurs son anatomie à elle seule suffit à le justifier. Cela relève à la fois d’une tautologie (donc un non-résultat) et d’une occultation de deux hypothèses majeures : la condition d’un humain est conséquence de sa nature, qui varie d’un individu à l’autre ; cette nature peut être entièrement déduite de la constitution physique d’un individu.
Le cas de Saartje n’est pas anecdotique en ce sens qu’il est représentatif, en premier lieu, de l’instrumentalisation de la science au service de l’idéologie raciste dominante. Il n’est pas rare de voir la recherche scientifique orientée par le besoin de justification d’une théorie morale et c’est l’ensemble du processus qui est alors entaché d’erreur. Tout d’abord l’obtention de résultats (ici la description anatomique) est corrompue parce que seuls les éléments jugés a priori pertinents sont observés. Pourquoi se restreindre à l’anatomie et ne pas observer par exemple que Saartje parlait couramment néerlandais et anglais, qu’elle connaissait la musique, qu’elle vivait en ville ? Puis l’interprétation des résultats (Saartje aurait présenté des caractères physiques proches du mandrill, de l’orang-outan et d’autres singes) est faussée en ce sens qu’au lieu de chercher l’explication la moins coûteuse en termes de concepts et d’hypothèses, elle accepte toutes les hypothèses requises par la conclusion souhaitée. Ensuite la valeur de cette conclusion (le peuple de Saartje, les Khoïsans, forment une race inférieure) n’est que la répétition de la théorie raciste préétablie. Enfin, cette méthode s’appuyant sur des objectifs externes à la science, est invalide puisqu’elle ne peut conduire qu’à une seule fin : la confirmation du modèle. S’il n’est pas possible d’infirmer les hypothèses initiales, le processus ne peut pas être qualifié de scientifique. Ce qu’il faut retenir, c’est que le dogme est incompatible avec le processus scientifique de production des savoirs, qui par essence laisse une place au doute.
En second lieu, l’étude de l’anatomie de Saartje a conduit à une mise en spectacle de la science. Elle était connue à Londres et à Paris, les travaux dont elle était l’objet étaient donc susceptibles d’avoir une portée étendue. On ne peut pas exclure que dans le conflit scientifique qui opposait Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, chacun ait essayé de jouer sur le terrain de l’opinion publique pour se démarquer et apparaître plus « éminent ». En effet, cette supposée étude n’apporte rien de concret à leur débat théorique. Cuvier a usé de sa grande influence dans les milieux universitaire et politique pour empêcher la publication de tous les travaux transformistes et il a choisi de procéder à l’autopsie de Saartje en public, comptant impressionner pour gagner en crédibilité. Cette intervention des intérêts personnels dans le domaine de la science est tout à fait néfaste à la production de savoir parce qu’elle attribue des valeurs aux travaux de recherche qui, d’une part, sont d’origine externe à la science et, d’autre part, de nature manipulatoire.
Cette erreur scientifique si formidable a-t-elle aujourd’hui disparu ? Malheureu­sement l’actualité nous a récemment offert plusieurs exemples d’impostures scientifiques couvertes par leur mise en spectacle, parmi lesquelles un géologue climatosceptique ou encore deux frères physiciens et croyants se sont illustrés. Les influences religieuses, idéologiques et privées perturbent encore les sciences et c’est un triste spectacle de voir des foules crédules se perdre avec délectation dans de telles mystifications au service de la domination.

Arda Cinere, groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste




1. Il est certainement préférable d’employer l’expression « scientifiques du vivant » plutôt que « biologistes » parce qu’il s’agit d’englober plusieurs disciplines distinctes à l’époque telles que le naturalisme, la zoologie, l’anatomie, la paléontologie… C’est précisément Lamarck qui introduisit le terme de « biologie ».
2. Georges Cuvier (1769-1832) a fondé l’anatomie comparée. Il a été notamment membre de l’Académie française, du Conseil d’État et a occupé des postes importants au Muséum d’histoire naturelle et à l’Instruction publique.
3. Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) a fortement contribué à la théorie transformiste des espèces en publiant Philosophie zoologique en 1809.
4. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) pensait que tous les animaux étaient formés des mêmes parties et structurées de la même façon.
5. Sawtche, dite Saartje Baartman ou Vénus hottentote (1789-1815).