Penser en sciences, une question de méthode et d’état d’esprit

mis en ligne le 28 octobre 2010
En attendant de nouveaux articles pour cette rubrique, je profite de cette vacance temporaire pour revenir en quelques mots – il en faudrait bien plus… – sur le rôle d’une telle rubrique dans notre journal. Outre l’exergue d’une exemplaire clarté, outre la déclaration d’intention visible dans les numéros 1603 à 1605 du Monde libertaire, outre l’article d’Hervé Ferrière, « Vers une nouvelle vision libertaire des sciences ? » (ML n°1604, p. 15), portant sur une conception libertaire de la pratique sociale des sciences, il appert, selon moi, qu’une réflexion sur les sciences est indispensable à la militance anarchiste.
Comprendre de quoi est fait le monde, quelles sont nos théories de l’univers, ce que sont les gènes, les virus, comment notre cerveau fonctionne, comment les espèces évoluent, comment nous savons que nous savons, ce qu’est une inférence, un plan expérimental, une corrélation, une cause, un modèle, une explication, quelle est le rôle de l’erreur, qu’est-ce qu’une pseudoscience, le rasoir d’Occam (la parcimonie dans nos raisonnements), une hypothèse, une heuristique, le hasard, la probabilité, le déterminisme, le scepticisme, la zététique, comment débusquer les blurgs (balivernes lamentables à l’usage réservé des gogos), combien existe-t-il d’espèces sur Terre, y a-t-il de la vie ailleurs, de quelles ressources dispose-t-on pour assurer un bien-être énergétique et alimentaire à 6 milliards d’humains ? Etc. (Quelle multitude de questions dans ce simple « etc. »…) Tout cela ne sera sans doute pas traité dans cette rubrique, sauf si le temps et les auteurs nous le permettent, mais peu importe pourvu qu’elle invite à considérer les sciences dans leur puissance d’élucidation et leur portée esthétique et épistémophile (le plaisir de savoir et comprendre, de chercher à comprendre en tout cas), à la place des images d’Épinal qui encombrent encore trop souvent les fantasmes de certains.

La science économique ne peut pas faire l’économie de la science
Une fois n’est pas coutume, on parlera principalement de sciences sociales dans cette rubrique, car en ces temps agités de luttes sociales, la science économique qui peut permettre de rentrer dans ce domaine qu’on appelle l’épistémologie (ou philosophie des sciences). Cette science – qu’il vaudrait sans doute mieux qualifier d’ingénierie économico-sociale (en évitant de pousser des cris d’orfraie à la lecture de ce terme trop souvent perçu comme suspect) – appartient pleinement aux sciences en ce qu’elle relève, au même titre que la physique par exemple, des procédures rationnelles et logiques de validation de ses assertions, mais elle doit combiner deux classes hétérogènes de paramètres – et c’est là que tout se complique, ou se détériore… En effet, d’une part, des faits et des modèles qui rassemblent ces faits, qui en tentent l’explication – c’est la partie proprement scientifique du domaine. De l’autre, les choix de société que les dirigeants veulent mettre en place 1. On peut appeler cela les prémisses sociales et morales de l’économie, constituées – dans les systèmes dans lesquels nous vivons – par un agglomérat de pseudo-faits vus comme évidents, d’affirmations idéologiques et de préconceptions pas ou peu étayées. Ainsi, le libéralisme économique est fondé sur les prémisses suivantes (je résume fortement) : les ressources sont un stock fini ; la rareté des biens et ressources est la norme, il faut donc gérer la rareté et c’est le rapport de l’offre et de la demande qui détermine l’allocation des ressources ; l’humain est intrinsèquement égoïste ; la combinaison de cet égoïsme foncier et de la rareté des biens détermine l’inégalité de l’accès aux biens et ressources, mais ce, de manière optimale eu égard à ces contraintes de base ; l’humain est intrinsèquement divers – ce qui est vrai, mais le libéralisme fait de cette diversité la source d’une inégalité fondatrice entre les humains, qui ne peut être résorbée ; la main invisible du marché organise les rapports humains et les rapports des humains avec les biens et ressources. Etc. Peu importe que les raisonnements de la science économique libérale soient vrais (ce dont je ne discute pas ici, faute de place) ; du seul fait que ses prémisses sont fausses ou déficientes, ses conclusions ne peuvent qu’être fausses (ou tartuffardes).
L’article de René Berthier sur la globalisation et les retraites (p. 11) montre bien en quoi de telles prémisses (présupposés mal établis ou préjugés [de classes]) s’avèrent trompeuses. Le pseudo-argument de la nécessaire augmentation de l’âge de départ en retraite en raison de l’augmentation de l’espérance de vie en est un exemple flagrant : on transforme un fait contingent un en fait nécessaire, une faute logique grave. Nul doute que les intentions des gouvernants, au pouvoir ou aspirant à l’être, relèvent de la volonté d’asservir que de la faillite totale de la raison. Principalement, ce sont bel et bien les points des départ, les prémisses des raisonnement qui sont frauduleux. On peut les qualifier de paralogismes (ou raisonnements faux à l’apparence de rigueur – les illusions de la raison, selon Kant). Exemple : « (1) Tout ce qui est rare est cher. (2) Or un cheval bon marché est rare. (3) Donc un cheval bon marché est cher. » La prémisse 1 est vraisemblable, en première analyse, mais est en réalité incomplète et vicie donc tout le raisonnement (pourtant logiquement valide) et ultimement la conclusion. Une autre forme de paralogisme également courant est celui-ci : « (1) Paul n’est pas dans la même pièce que Sophie. (2) Sophie n’est pas dans la même pièce que Jean. (3) Donc Paul n’est pas dans la même pièce que Jean. » Là encore, le vraisemblable semble sauter aux yeux, or l’argument est incohérent donc invalide. De même, les généralisations hâtives, l’attribution d’une propriété du tout à la partie, ou d’une propriété de la partie au tout, etc., etc., tout cela concoure à piéger actions et raisonnements, à faire prendre des vessies pour des lanternes. Une énorme partie de la littérature économique – en sciences sociales d’une manière générale – produit ces aberrations de la pensée, et c’est avec les outils de la science, en plus de la lutte politique, qu’on combat les effets dévastateurs de cet empire de l’absurde.
C’est donc à une vigilance épistémologique, même minimale, que la fréquentation des sciences nous incite et pour laquelle les sciences peuvent nous armer 2.

Conclusions partielles
N’en déplaise aux charretiers de l’imposture scientifique 3, aux relativistes, aux propagandistes de la vacuité, aux partisans de Paul Feyerabend et de son pseudo-anarchisme en sciences (nous y reviendrons), etc., qui peuvent se réclamer des idées anarchistes, une conception anarchiste ou libertaire des sciences ne déroge en rien aux règles méthodologiques qui constituent l’architecture conceptuelle de toutes les sciences dignes de ce nom, bien qu’elles fussent – l’histoire en décidant – toutes promues par des systèmes politiques et économiques que nous récusons. En un mot, la physique qui se fait dans un labo de l’État n’est pas récusable pour cela, pas plus que parce qu’elle peut servir à fabriquer des bombes. Au contraire, dirais-je, une telle conception, héritant notamment des Lumières et des matérialistes du XVIIIe siècle ses linéaments les plus caractéristiques, doit conduire à ce qu’on appelle, d’un mot malheureusement disparu, la « philomathie 4 » ou l’amour des sciences et de l’instruction, de leur transmission.
En 1747, dans L’Homme-machine, le philosophe des Lumières et matérialiste radical Julien Offray de La Mettrie, avec la sagacité du philomathe, posait ce constat : « Nous sommes de vraies taupes dans le chemin de la Nature ; nous n’y faisons guère que le trajet de cet animal ; et c’est notre orgueil qui donne les bornes à ce qui n’en a point. » Il visait sans doute ceux de ses contemporains qui voyaient dans les « harmonies de la nature » – entendues comme les desseins merveilleux et impénétrables de Dieu – des mystères que nulle science n’aurait l’audace, moins encore le pouvoir, de dévoiler. Il visait les zélateurs d’une opacité définitive du monde.
Ainsi, devant l’obligation rationnelle – sans cela nous nous amenuisons et nous nous limitons – de ne point être moins que la taupe de La Mettrie, nous ne devons jamais cesser de forcer notre regard, de l’étendre, d’en renforcer la puissance et la portée par cette sorte très particulière de microscope qu’est la science.
La science, ainsi entendue comme la connaissance du matériau du monde, porte en elle une valeur inestimable : la liberté de poser toutes les questions rationnellement plausibles, dans le cadre heureusement contraignant de ses limites conceptuelles et cognitives, pour donner pleine expression à ce qui singularisent les humains : voir au-delà des apparences, c’est-à-dire concevoir.


1. Dans une société anarchiste, les gens (je ne dis pas « le peuple », je ne sais pas qui il est) prennent en charge ces choix, assumant au nom d’un idéal sociétal les règles, normes, principes, etc., susceptibles de fonder une société apaisée.
2. Lutte, combat, arme…, le vocabulaire est un peu martial, mais la situation semble l’exiger.
3. Lire avec un grand bonheur leur critique par Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Livre de poche, 1999, ainsi que, dans la même veine, le livre salutaire de Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Raisons d’Agir, 1999, et bien sûr celui de Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux éditeur, 2005.
4. Verlaine, à propos de Rimbaud : « La fin de sa vie devait se ressentir de ces goûts d’enfance vers une générale "philomathie", grand mot qu’il affectionnait » (1896).