Objection de conscience… et de raison : comportement et combat

mis en ligne le 1 juillet 1960
L’objection de conscience et de raison est un fait. Le Monde Libertaire aborde le problème et provoque un débat. Il fait bien, car il a son importance dans nos milieux.
Voici donc ce que je pense sur la question ;
Pour nous, anarchistes, l’essentiel est de faire échec à la guerre. Comment y parvenir, dans la complexité des événements qui se succèdent sans discontinuer, où tout est embrouillé à dessin, afin que personne ne s’y retrouve, et au sujet desquels la presse dite d’information, la radio, la télévision ainsi que les actualités cinématographiques, déversent quotidiennement leur lot de mensonges éhontés.
Il faut réagir. C’est ce que fait l’objecteur de conscience et de raison, en essayant de montrer le chemin sur lequel on peut s’aventurer, pour construire la paix.
Car en réalité, parmi l’arsenal des moyens mis en œuvre pour tenter d’enrayer les guerres qui n’ont cessé d’ensanglanter le monde, l’objection de conscience et de raison représente une des formes intégrales qui se sont manifestées ces derniers temps. Cet acte de conservation d’abord est tout ce qu’il y a de plus humain et, faut-il l’ajouter, dans les conjonctures d’une société policée à l’extrême, l’on doit reconnaître le tranquille courage de ceux qui se refusent au métier des armes.
Que certains puissent encore traiter l’objection de conscience et de raison, d’idée insensée ou biscornue, il n’y a pas lieu de s’attarder à réfuter de telles balourdises. D’ailleurs, au cours des ans, le respect de cette idée n’a pas manqué d’éveiller toute l’attention des esprits libres et cela d’une volonté bien arrêtée de faire des critiques intéressées ou déplacées, là même, où l’on se plaisait jadis à fermer la porte aux idées généreuses.
Dans une Anthologie que je publiais en 1951, j’expliquai que l’acte individuel relevait également d’une action révolutionnaire, et je citai à l’appui de ces dires, un écrit de Georges Yvetot, secrétaire de la C.G.T. :
« … La servitude et la honte car dès qu’il endosse la livrée de soldat, l’homme du peuple trahit, malgré lui, les siens. Le Prolétaire-soldat, c’est l’homme du peuple dressé à la défense des riches et des puissants, équipé et armé contre ses frères. »
L’objection de conscience et de raison est donc une affirmation de principe et d’action, que développe l’individu qui refuse d’être soldat. Autrement dit, c’est le comportement d’un individu qui nie le principe d’autorité par lequel l’État oblige la jeunesse à revêtir l’uniforme disgracieux du militaire, pour lui apprendre l’avilissant métier de tueur professionnel.
Ce refus catégorique de se plier aux impératifs d’une loi qui lui ordonne de se déguiser semblablement, marque une position individuelle d’une portée révolutionnaire incontestable, et sa valeur projetée dans le social ne l’est pas moins.
Charles Albert signifiait la chose en ces termes : « … Tant que nous nous laisserons conduire aux boucheries comme des moutons dociles, il y aura des boucheries et des bouchers pour se faire de l’argent ou de la gloire avec notre peau. Tant que nous accepterons d’habiter des casernes, de porter les livrées et les armes du soldat, il y aura des régiments et des casernes ».
On peut biaiser, invoquer de faux fuyants. Un révolutionnaire, conséquent avec lui-même, s’il dénonce l’immoralité de l’armée, la pestilence des casernes ; s’il lutte contre la guerre et se refuse à jouer le rôle de moutons promis aux abattoirs, ne peut que rejeter la servitude militaire.
Il serait difficile alors, de contester la valeur révolutionnaire d’un tel acte individuel.
Sans doute, et je le reconnais volontiers, le nombre d’objecteurs ne s’est pas encore accru en suffisance, pour qu’il soit une réelle opposition aux fomentateurs de guerre. Il faut le regretter et peut-être voir en cela, l’absence d’une volonté bien arrêtée de faire échec à la guerre et à sa préparation.
Il me faut insister, il ne peut y avoir d’action révolutionnaire sans acte individuel révolutionnaire. De cela même, peut naître cette espérance de voir transplanter le refus de servir, du plan individuel au plan collectif. Cela veut dire que nous souhaitons que les peuples prennent conscience de leur fraternité, que les travailleurs se rendent compte qu’ils doivent se solidariser contre l’ennemi commun. Il s’agit de refuser la guerre et en attendant, appliquer la grève aux armées.
« La paix n’est pas l’absence de la guerre, c’est une vertu qui naît de la force de l’âme », a écrit par ailleurs Spinoza.
Eh bien, je dis qu’en affirmant cette force de l’âme, l’objecteur de conscience et de raison nie la guerre et réalise la paix. Il met en pratique la pensée si profondément humaine de ce grand penseur.
Il serait stupide, insensé de nier présentement l’évidence de l’idée, voire même, d’infirmer la volonté qui guide ceux qui se refusent au crime d’obéir.
Mais il ne faut pas taire les risques et l’on ne doit point ignorer combien l’objecteur de conscience et de raison vit dangereusement. Il y a un certain héroïsme, dans ce sentiment qui conduit au refus de tuer son semblable. Le rejet de cette ancestrale brutalité contre ses frères en humanité, dans les luttes cruelles et sanglantes, est un acte de conscience. Cet acte de refus, ce comportement et ce combat de l’objecteur de conscience et de raison, sont en opposition aux prescriptions autoritaires, qui dictent aux hommes des lois et les obligent à les observer même lorsqu’elles sont contraires à la dignité humaine.
M. Fréjaville, professeur agrégé du Droit, n’hésitait pas à enseigner dans son cours de droit civil, que « la société n’existe pas en soi, on doit poser en principe que la fin des règles de droit n’est pas la société en elle-même, mais l’homme vivant en société. La société n’est qu’une abstraction, ce qui est une réalité, c’est l’homme vivant en société ».
Etre objecteur de conscience et de raison, cela implique le refus de répondre à l’appel de la loi de la conscription, le refus d’abdiquer devant l’autorité, la discipline et, par voie de conséquence, la révolte contre la routine, l’opinion publique. Alors quoi ? N’est-il pas révolutionnaire dans son geste individuel, cet homme qui dit non à la servitude sociale ?
Shelley a écrit : « … car rien ne donne à l’État le droit de faire tuer les hommes et de les asservir pour le meurtre (l’uniforme n’est pas une excuse), il ne fait qu’ajouter au meurtre l’infamie de la servitude ».
L’institution du service militaire, nul ne le contestera, est une idée totalitaire et sa pratique, son obligation, n’ont fait que reculer l’évolution sociale de la civilisation.
Mais ce que l’on ne doit pas perdre de vue, en dernière analyse, c’est qu’un objecteur de conscience et de raison est un résistant à la guerre. Cela signifie qu’il entend transplanter son objection dans tous les domaines de l’activité sociale, matérielle ou spirituelle se rapportant à la guerre ou à la préparation à la guerre.
Car en fait, il ne s’agit pas de se garder les mains propres et sauver son âme, pour être satisfait. Le résistant à la guerre considère d’autres objectifs plus positifs. Son but suprême est de supprimer la guerre et d’aider à sauver l’humanité du destin qui voudrait l’asservir par déclenchement de nouveaux conflits guerriers.
Mais en attendant que l’objecteur de conscience et de raison passe d’un plan individuel à un plan collectif, l’acte individuel garde une valeur d’exemple. Son geste, l’objecteur entend le prolonger dans le collectif, par une résistance permanente, de tous les jours, aux préparatifs guerriers et risquer d’annihiler ainsi l’enseignement patriotique et nationaliste, dont sont farcies les pauvres cervelles d’écoliers et d’électeurs.
Mieux que des discours, mieux que des écrits même, les actes des objecteurs de conscience et de raison, tout en attirant les sympathies, aident à réfléchir, déterminent les indécis, forcent à l’exemple.
Objection de conscience et de raison : acte individuel ? Sans conteste ! Mais action révolutionnaire, puisqu’elle prolonge la conscience et la raison par delà l’action individuelle ou collective, elle affirme la résistance à la guerre, se dresse contre le militarisme, le navalisme, le colonialisme, contre l’État, contre l’autorité.
Elle est, bien comprise, un acte révolutionnaire dans le sens le plus élevé du mot. Elle affirme dans un monde en démence, les droits de la conscience et ceux non moins imprescriptibles de l’être humain qui se refuse au meurtre et à l’assassinat des siens.

Hem Day