Allons à Cannes : ni Dieu(x) ni maître(s) ?

mis en ligne le 5 juin 2010
Finalement ce sont les maîtres de cinéma qui ont encore une fois apporté la preuve que le cinéma, son flux des images, sa liberté de pensée ne peuvent être arrêtés. Mais on peut retirer la liberté aux cinéastes, craindre leurs œuvres à venir. C’est le cas pour l’Iranien Jafar Panahi, enfermé sans raison dans des geôles iraniennes. Son fauteuil au jury de Cannes est resté vide pendant toute la durée du festival. Polanski, l’autre grand cinéaste, n’obtient pas justice malgré la déclaration de l’ancien procureur qui atteste le mensonge sur lequel repose cette persécution. Les déclarations en sa faveur (Godard, Varda et d’autres cinéastes présents à Cannes) sont restées sans effet pour Polanski 1, alors que Panahi a finalement été libéré sur caution 2 après dix jours d’une grève de la faim. La solidarité internationale l’a certainement aidé à tenir et a précipité sa libération.
Abbas Kiarostami, maître incontestée du cinéma iranien, qui refusait de s’exprimer sur la censure et la torture dans son pays, a utilisé la conférence de presse comme tribune pour s’exprimer sur les méthodes d’un régime enclin à enfermer des gens à propos de délits qu’ils n’avaient pas encore commis. (Ici, le film de Panahi pas encore tourné.) Présent en compétition à Cannes avec Copie conforme (dans les salles depuis le 19 mai), Kiarostami a tourné à l’étranger et en anglais. Une histoire d’amour naissante, réalisée par le plus pudique des réalisateurs. Quel couple va-t-il nous montrer ? C’est un conte cruel qui sort de la palette de ce peintre des tourments de l’âme. Cruauté dans la peinture de la dépendance, de l’envie de séduire, de l’omniprésence du désir et de la résistance qu’oppose l’homme à une femme qui bientôt ne sait plus ce qu’elle dit. La rigidité de l’homme contraste avec la vivacité de cette femme en mouvement qui s’investit tout entière. Le beau ténébreux (le baryton William Shimell) ne veut surtout pas rater son train. La belle Juliette Binoche (prix d’interprétation) se débat avec ses envies et ses exigences. Elle est sans arrêt interrompue par un fils jaloux qui a perçu l’engouement de sa mère pour le bel étranger. On disait de Kiarostami : donnez lui une voiture et un petit garçon, il en fera un film. Il y a la voiture, il y a le petit garçon, mais on affronte l’enfer de l’amour et de la dépendance. La femme est au volant. Déjà dans Ten, une femme était au volant. Dans une voiture il y a une marche arrière, dans la vie, c’est autre chose. Copie conforme évoque tout cela : l’interrogation sur l’art, les chefs-d’œuvres et les hommes, pauvres mortels qui copient cette perfection qu’ils n’atteindront jamais. Ainsi, le mouvement, le vivant, la voix et la rencontre tissent un réseau où le désir peut éclore. Mais la fin n’est-elle pas déjà contenue dans cet accomplissement ?
Comment se consoler ? La vieille dame de Poetry de Lee Changdong est inconsolable. Elle apprend que son petit-fils est impliqué dans un viol collectif qui a coûté la vie à une lycéenne. En même temps, Mija (Yun Junghee) commence un Alzheimer qui se dégrade rapidement. Héroïne d’un genre nouveau, elle est la seule à ne pas vouloir effacer ce crime, acheter le silence de la mère de la victime, la seule à vouloir garder le portrait de cette jeune fille disparue à jamais. Faire de la poésie est un désir ancien qu’elle veut enfin réaliser. Femme de ménage chez un vieux et riche paraplégique, elle « assure ». La poésie lui permet de ne pas sombrer. Son dernier poème nous apporte un éclairage profond sur les tourments d’une vie vécue pour les autres dans une droiture et une recherche de la beauté incessantes. Poetry était ma palme d’or personnelle (prix du meilleur scénario). Le fleuve charrie le corps de la jeune fille, Poetry ; la rivière emporte le corps d’un fils aimé (L’Homme qui crie).

« L’homme, un ours qui danse ? »
Ainsi se tissent des liens entre les films et les personnes par la beauté et la limpidité des éléments. L’homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun (prix du jury) raconte l’histoire d’un père qui a du mal à céder la place à son fils. Cette situation familiale est l’écho et la parabole percutante d’un continent en perdition. L’Afrique pillée, outragée, souffrant du fait colonial et des malheurs à répétition, cherche à éviter la guerre civile. Ancien champion de natation, Adam (Youssouf Djaoro) travaille comme maître nageur dans la piscine d’un hôtel. Il est rétrogradé alors que son fils obtient son poste. Attendri par la jeune femme enceinte de son fils, il se ravise et se repent. Il va braver tous les dangers pour ramener son fils qu’il a lui même dénoncé à l’armée. Il est trop tard, son fils meurt en route. C’est là qu’il laissera partir son corps avec le courant de la rivière. Mahamat-Saleh Harounn est le seul réalisateur africain qui, de film en film (Abouna, Daratt), plaide pour que les Africains restent dans leurs pays et vivent la vie qui est possible malgré tout. Poignant témoignage et message fort pour l’Afrique qui trahit ses enfants, garde ses privilèges et brade sans vergogne ses richesses. Grand film aussi sur cette idée que les structures anciennes leur épargnent l’exil et garantissent la survie.

En attendant Godard…
De la rivière accueillante, nous arrivons à la mer, la mer que personne ne sait filmer comme Godard. Les éléments, la mer (la mère à nous tous), la Méditerranée, berceau des civilisations, toujours en mouvement. Les images en mouvement sont le fil conducteur de cette somme de notre Histoire(s) du cinéma, qu’il incarne et redonne à lire et à goûter, que ce soit sur le navire-croisière que Godard filme comme la mer en alternant plan rapprochés et évocations lointaines avec une maestria belle à voir et impossible à oublier… (sortie le 19 mai).
D’autres maîtres comme Oliveira, O estranho caso de Angélica, qui a atteint un âge canonique (102 ans) surprennent par la liberté de ton, par leur inventivité sans limite et une réflexion féroce sur la fin de l’angélisme par rapport aux travailleurs (ici de la terre); vigoureux dans la vie, ils ont des têtes de zombies sur les photographies. Angelica, la morte sourit au photographe, mais seulement quand il la prend en photo. Ce sourire sera le moteur pour raviver sa « flamme » post mortem, suivi d’un engouement pour le jeune photographe. Troublé, il ne pourra plus l’oublier. Oliveira joue avec le spectre, la revenante qui le hante et l’attire telle la Loreley vers les abîmes. On est loin du catholicisme. Dieu est oublié et personne n’en parle. En revanche chez Apichatpong Weerasetakul – Oncle Boonmee… se souvient de ses vies antérieures (Palme d’Or) – le passé est intégré dans la vie présente et mène vers une vie future. Dieu n’a aucun pouvoir là-dedans. Nous sommes dans un monde païen, simple, sensuel qui sera remplacé par une autre existence encore plus paisible. On est dans un culte de la nature sans Dieu. Le monde des ancêtres est un monde perméable et mouvant : les défunts viennent s’asseoir à la table et viennent partager les plats des vivants. La marche vers les origines est peuplée de rencontres exotiques, le poisson chat rôde pour faire l’amour. Les singes, nos ancêtres aussi, chassent et ont des yeux rouges dans le noir. Film halluciné qui nous entraîne dans les limbes. Personne ne revient de la guerre civile qui rôde.
Des Hommes et des Dieux de Xavier Beauvois raconte la tragédie vécue par les sept moines connus sous le nom des 7 de Tibérine. Chiffre fatidique qui permit à deux d’entre eux de survivre car le soir de leur arrestation, ils étaient neuf et leurs ravisseurs ne le savaient pas. Nous connaissons la triste vérité sur leur fin. Le film nous épargne des détails sanglants et se concentre sur la vraie question : fallait-il rester et affronter la mort certaine ou partir et abandonner les gens autour. Dieu est évoqué, mais il ne parle pas non plus et puis la foi, ça ne se discute pas, c’est une promesse d’autre chose. (Grand Prix).
Hors-la-loi de Rachid Bouchareb revient de loin : film controversé avant même d’être vu. En fait, c’est un film attachant sur trois frères qui font leur chemin en France en attendant l’indépendance de l’Algérie. L’aîné (Roschdy Zem) revient d’Indochine. Le deuxième va collecter les fonds pour le FLN à y perdre son âme (Sami Bouajila). Le troisième (Jamel Debbouze) sera proxénète pour se payer son rêve, une salle de boxe et un champion algérien. Dieu est loin, là aussi. La mère des trois garçons l’invoque en permanence, mais ne se fait pas d’illusions. Un western-FLN, démystification et récit de résistance à la fois. Duel haletant entre les personnes qui incarnent l’engagement du côté algérien et le responsable de l’organisation terroriste de l’OAS, la main rouge. Le film raconte une histoire mal connue : il est donc nécessaire, son énergie aussi.
Polémiques et outrances, le grand gagnant dans ce non-débat sur ce qu’il convient de dire ou de taire est le film de Mathieu Amalric, Tournée (prix de la mise en scène). Les numéros de charme de ces femmes de chair et d’esprit sont tellement inattendus et extraordinaires que nous ne pouvons qu’applaudir que des deux mains et dire : Vive la vie sans Dieu ni maître.
Heike Hurst


1. Et vive Jamel Debbouze qui déclare : « Moi aussi, j’ai été violé par Polanski quand j’avais 16 ans ».
2. La caution serait de 200 000 dollars.